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Guerre cognitive : ce que révèlent sept années de recherche militaro-civile

Didier Bazalgette
Didier Bazalgette
docteur en neurosciences, ancien référent IA et Sciences Cognitives de l'Agence Innovation Défense
Paul Janin_VF
Paul Janin
doctorant en sciences cognitives au CEA Paris-Saclay
En bref
  • Le terme de « guerre cognitive » est employé pour la première fois durant l’année 2017, sans être spécifiquement défini, par Vincent Stewart.
  • Quelques années plus tard apparaît le concept de Net Assessment Cognitif (NAC) cherchant à comprendre les mécanismes de stabilité et de déséquilibre des environnements cognitifs contemporains.
  • Trois notions structurent alors le NAC : la superposition décisionnelle, l'effondrement cognitif et l'entropie cognitive.
  • Dès l’année 2022, l’utilisation de l’IA grand public permet à la guerre cognitive de sortir du concept artisanal et d'entrer dans l'ère de la « production de masse ».
  • Enfin, le modèle de Langlois-Berthelot et Gaie est articulé autour des récits collectifs, des médiations institutionnelles ainsi que des régulations politiques dans un objectif de stabilité cognitive.

Lut­ter con­tre la pen­sée de l’ad­ver­saire n’a rien d’un con­cept très orig­i­nal : les pra­tiques dévelop­pées par les maîtres de la dés­in­for­ma­tion sovié­tique en con­stituent des illus­tra­tions très con­crètes et rel­a­tive­ment bien doc­u­men­tées. Cepen­dant, par la com­plex­ité des opéra­tions mon­tées et les ressources néces­saires, elles relèvent davan­tage de l’ar­ti­sanat que de l’in­dus­trie de masse et restent com­pris­es comme une forme annexe de dés­in­for­ma­tion. Néan­moins, au début du XXIᵉ siè­cle, les pro­grès des neu­ro­sciences et d’une forme de com­préhen­sion du fonc­tion­nement du cerveau amè­nent à penser qu’on peut désor­mais cibler de manière plus sci­en­tifique les proces­sus cognitifs.

La naissance d’un concept

En 2017, le terme de « guerre cog­ni­tive » est employé pour la pre­mière fois par Vin­cent Stew­art, directeur de la Defense Intel­li­gence Agency (DIA) améri­caine. Cepen­dant, il relève davan­tage du « buzz word » que du con­cept sci­en­tifique­ment défi­ni. Quelque temps après, fin 2018, la « guerre cog­ni­tive » n’é­tait tou­jours qu’une for­mule com­mode pour désign­er l’ensem­ble des manip­u­la­tions infor­ma­tion­nelles et psy­chologiques. Ce terme cir­cu­lait d’ailleurs dans les col­lo­ques et était sou­vent entouré de références de sci­ence-fic­tion ou de cyberné­tique. Les pre­mières ten­ta­tives de vul­gar­i­sa­tion mêlaient prospec­tives imag­i­naires, jeux de guerre et com­mu­ni­ca­tion stratégique. Ces démarch­es ont eu leur intérêt puisqu’elles ont sen­si­bil­isé les insti­tu­tions, stim­ulé l’imag­i­na­tion stratégique et per­mis d’ex­plor­er les pos­si­bles. Mais elles apparte­naient à un autre reg­istre : celui de la pro­jec­tion, et non de la mesure.

À par­tir de 2022, un autre tra­vail s’engage dans les grands lieux de la doc­trine mil­i­taire française. Les armées cessent de traiter la guerre cog­ni­tive comme un thème de prospec­tive pour l’abor­der plutôt comme un sys­tème observ­able. Le Cen­tre de doc­trine et d’en­seigne­ment du com­man­de­ment (CDEC) mène alors une série d’analy­ses appro­fondies sur la péri­ode 2022–2023. En 2023, le Cen­tre d’en­seigne­ment mil­i­taire supérieur-Terre (CEMST) reprend le flam­beau en y inté­grant la mod­éli­sa­tion et les out­ils issus des sci­ences de la décision.

En résulte le con­cept de Net Assess­ment Cog­ni­tif (NAC) – inspiré des travaux d’An­drew Mar­shall – par les rap­ports du coor­di­na­teur Lan­glois-Berth­elot (2023–2024). Ces résul­tats mar­quent la jonc­tion déci­sive entre ces travaux insti­tu­tion­nels et la recherche sci­en­tifique. Là où les « wargames » explorent des scé­nar­ios futurs, le NAC cherche à con­stru­ire une méth­ode rigoureuse. Plutôt que d’imag­in­er l’avenir, il cherche à com­pren­dre les mécan­ismes de sta­bil­ité et de déséquili­bre des envi­ron­nements cog­ni­tifs contemporains.

Des mécan­ismes qui sont davan­tage sol­lic­ités dès l’année 2022, car durant celle-ci les intel­li­gence arti­fi­cielle (IA) généra­tives sont dev­enues acces­si­bles au grand pub­lic. Ces mod­èles d’IA changent rad­i­cale­ment la donne, puisqu’ils per­me­t­tent à la guerre cog­ni­tive de sor­tir du con­cept arti­sanal et d’en­tr­er dans l’ère de la « pro­duc­tion de masse », et donc, de la men­ace existentielle.

Pourquoi le « Net Assessment » cognitif ?

Le Net Assess­ment clas­sique, né au Pen­tagone dans les années 1970, com­para­it les dynamiques plutôt que les moyens sta­tiques. Il éval­u­ait les asymétries réelles, les vitesses d’adap­ta­tion, les rup­tures lentes. Le NAC applique la même logique à la sphère de la per­cep­tion et de la déci­sion col­lec­tive. Il ne cherche pas à car­togra­phi­er des réc­its ou des « influ­ences » dif­fus­es, mais à com­pren­dre com­ment un col­lec­tif main­tien ou perd sa cohérence inter­pré­ta­tive face aux flux informationnels.

Trois notions struc­turent cette approche : (1) La super­po­si­tion déci­sion­nelle : moment où plusieurs représen­ta­tions con­tra­dic­toires du réel coex­is­tent sans qu’au­cune ne s’im­pose ; (2) L’ef­fon­drement cog­ni­tif : bas­cule soudaine vers un réc­it unique, sou­vent sous l’ef­fet d’un choc émo­tion­nel ou infor­ma­tion­nel ; (3) L’en­tropie cog­ni­tive : mesure du désor­dre men­tal et infor­ma­tion­nel au sein d’un sys­tème social. Ces notions traduisent la con­vic­tion qu’il faut traiter la guerre cog­ni­tive comme une ques­tion de dynamique plutôt que de dis­cours. Le NAC en fait un domaine d’ingénierie dont l’objectif est de com­pren­dre la fragilité d’un sys­tème cog­ni­tif pour pou­voir le pro­téger et le renforcer.

Tel que Lan­glois-Berth­elot l’a démon­tré, le NAC repose sur deux indi­ca­teurs com­plé­men­taires : un indice d’en­tropie cog­ni­tive, qui mesure la dis­per­sion et la redon­dance des réc­its cir­cu­lants, et un indice de ten­sion de super­po­si­tion, qui estime la prox­im­ité d’un seuil d’ef­fon­drement. Ensem­ble, ils per­me­t­tent d’i­den­ti­fi­er les zones d’in­sta­bil­ité cog­ni­tive et d’a­gir avant que la rup­ture ne survi­enne. Ce qui dis­tingue fon­da­men­tale­ment cette approche des expéri­men­ta­tions prospec­tives des années 2020, c’est cet équili­bre sub­til entre opéra­tionnal­ité et sci­en­tificité. Les résul­tats peu­vent être repro­duits, com­parés, dis­cutés dans un cadre méthodologique partagé. La dis­ci­pline quitte défini­tive­ment la nar­ra­tion pour rejoin­dre la mesure et l’ex­péri­men­ta­tion contrôlée.

Le rôle de l’intelligence artificielle

L’IA occupe une place cen­trale dans cette archi­tec­ture con­ceptuelle. Elle accélère les cycles atten­tion­nels, favorise le micro-ciblage et l’isole­ment cog­ni­tif, mais elle offre aus­si les moyens tech­niques de les mod­élis­er : détec­tion de flux arti­fi­ciels, sim­u­la­tion de prop­a­ga­tion infor­ma­tion­nelle, appren­tis­sage automa­tique des sig­naux faibles. L’IA devient un dou­ble miroir : fac­teur d’in­sta­bil­ité d’une part, instru­ment d’ob­ser­va­tion d’autre part. Dans le NAC, elle per­met de con­stru­ire des représen­ta­tions dynamiques des envi­ron­nements men­taux — non pour prédire mécanique­ment les com­porte­ments indi­vidu­els, mais pour mesur­er la charge cog­ni­tive col­lec­tive et la résilience d’un sys­tème social face aux per­tur­ba­tions informationnelles.

Cette approche n’est pas née d’une école unique, mais d’un besoin de con­ver­gence inter­dis­ci­plinaire. Les chercheurs en cog­ni­tion, les ingénieurs de don­nées et les officiers de doc­trine y trou­vent un ter­rain com­mun. Cette hybri­da­tion féconde a per­mis de pro­duire un lan­gage sta­ble — attracteurs, entropie, col­lapse — et d’établir des passerelles durables entre cul­tures mil­i­taire et sci­en­tifique. Les rap­ports de 2023–2024 ont posé les fon­da­tions de cette gram­maire com­mune. Ils ont per­mis à la France d’align­er ses travaux sur les stan­dards inter­na­tionaux émer­gents, tout en affir­mant une voie pro­pre : une sci­ence de la résilience cog­ni­tive ancrée dans la mesure, pas dans la spéculation.

Diagnostiquer les vulnérabilités cognitives

Cette dynamique sci­en­tifique s’est pro­longée en 2024 avec un nou­veau jalon : le diag­nos­tic sys­témique des vul­néra­bil­ités cog­ni­tives, coor­don­né par Lan­glois-Berth­elot en asso­ci­a­tion avec Christophe Gaie (Ser­vices du Pre­mier Min­istre). Là où le Net Assess­ment cher­chait à car­ac­téris­er la sta­bil­ité glob­ale d’un envi­ron­nement, ce dis­posi­tif vise à com­pren­dre le moment pré­cis où un sys­tème social perd la capac­ité de s’au­toréguler. S’in­spi­rant des travaux de Bate­son, Morin et Fris­ton, cette approche con­sid­ère la cohé­sion sociale comme une pro­priété émer­gente d’un sys­tème d’in­for­ma­tions sat­uré. Les crises ne résul­tent pas unique­ment d’at­taques extérieures, mais de l’am­pli­fi­ca­tion interne de boucles de rétroac­tion non régulées.

La société y est représen­tée comme un réseau d’in­ter­ac­tions mul­ti-échelles entre indi­vidus, insti­tu­tions et sym­bol­es. Les vul­néra­bil­ités cog­ni­tives appa­rais­sent alors comme des effets de struc­ture observ­ables dans le temps : une sur­charge infor­ma­tion­nelle engen­dre une polar­i­sa­tion émo­tion­nelle, qui frag­ilise les médi­a­tions et accélère la désyn­chro­ni­sa­tion entre groupes soci­aux. Le mod­èle de Lan­glois-Berth­elot et Gaie artic­ule trois dimen­sions — réc­its col­lec­tifs, médi­a­tions insti­tu­tion­nelles, régu­la­tions poli­tiques — et éval­ue non ce que pensent les acteurs, mais la vitesse à laque­lle leurs représen­ta­tions se recon­fig­urent. La sta­bil­ité cog­ni­tive devient alors la capac­ité à main­tenir plusieurs inter­pré­ta­tions du réel sans effon­drement narratif.

Sept champs cog­ni­tifs ser­vent de résonateurs de cohé­sion : appar­te­nance nationale, écolo­gie morale, normes sociales, mémoire his­torique, légitim­ité insti­tu­tion­nelle, autonomie stratégique et cohé­sion intereth­nique. L’analyse de leurs inter­ac­tions per­met de dress­er une car­togra­phie d’en­tropie cog­ni­tive, com­pa­ra­ble à une carte énergé­tique du corps social. L’IA y joue un rôle d’ob­ser­va­tion, les graphes séman­tiques détectent les den­si­fi­ca­tions nar­ra­tives, iden­ti­fient les cor­réla­tions entre champs et mesurent les tran­si­tions cog­ni­tives – elle ne con­clut pas : elle instru­mente la lec­ture sans la sub­stituer à l’in­ter­pré­ta­tion humaine.

Cas réels en cours

Une pre­mière expéri­men­ta­tion interne, con­duite dans un cadre lim­ité et non pub­lic, a per­mis de tester cette archi­tec­ture méthodologique. Sans détailler les modal­ités, cette mise en œuvre a con­fir­mé la pos­si­bil­ité d’un suivi dynamique de la cohé­sion cog­ni­tive et d’une détec­tion pré­coce des zones de ten­sion sym­bol­ique. Ces résul­tats par­tiels, obtenus sur un périmètre restreint, ori­en­tent désor­mais les travaux vers l’in­té­gra­tion de ces mesures dans les dis­posi­tifs d’ob­ser­va­tion stratégique. La force du dis­posi­tif réside dans la con­ver­gence entre cul­tures mil­i­taire et civile. L’une apporte la ges­tion du temps long et la for­mal­i­sa­tion des seuils cri­tiques ; l’autre, la com­préhen­sion fine des dynamiques sym­bol­iques. Ensem­ble, elles posent les bases d’une sci­ence appliquée de la sta­bil­ité cog­ni­tive, capa­ble de mesur­er la cohé­sion sociale avec rigueur méthodologique.

Aujour­d’hui, la guerre cog­ni­tive est dev­enue un champ d’ingénierie à part entière. Le NAC en con­stitue l’ar­chi­tec­ture cen­trale : un out­il de veille et de sim­u­la­tion qui rem­place les nar­ra­tions d’alerte par des indi­ca­teurs objec­tivables. Les pri­or­ités pour 2025–2028 sont claires : con­solid­er les métriques, inté­gr­er la sim­u­la­tion dans la plan­i­fi­ca­tion opéra­tionnelle et enseign­er la ges­tion tem­porelle de la déci­sion. Après six années de mat­u­ra­tion pro­gres­sive, la guerre cog­ni­tive entre dans une phase d’équili­bre : la méth­ode se sta­bilise, les out­ils se pré­cisent et l’ap­proche gagne en cohérence sans per­dre en pru­dence conceptuelle.

Ain­si, le tra­vail mené par Lan­glois-Berth­elot et Gaie pro­longe le mou­ve­ment amor­cé par le NAC : il fait pass­er la guerre cog­ni­tive du champ de la spécu­la­tion à celui de l’ingénierie sys­témique, où la cohé­sion devient une vari­able mesurable — et désor­mais expéri­men­tée — de la résilience nationale.

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