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Résistance : comment faire accepter les innovations ?

Cécile Chamaret
Cécile Chamaret
professeure en marketing et comportement à l’École polytechnique (IP Paris)
Etienne Bressoud
Étienne Bressoud
directeur marketing science de l'institut BVA
En bref
  • Si des individus perçoivent des risques liés à une innovation, si minimes soient-ils, alors les phénomènes de résistance et d’opposition seront très importants.
  • Les individus ont tendance à surestimer les pertes plutôt que les gains qu’une innovation est susceptible de leur apporter.
  • C’est notamment ce qui s’est passé pour les compteurs Linky, qui ont rencontré une forte résistance pour des raisons économiques ou écologiques.
  • Le nudge, ou « coup de pouce », est une incitation qui peut être visuelle ou auditive, et qui amène un individu à opter pour un produit ou un comportement plutôt qu’un autre.
  • Avec les nudges, il est possible d’obtenir jusqu’à 20 à 30 % de modifications de comportements d’une population donnée.

Quelles sont les raisons qui poussent un indi­vidu à adopter ou refuser une inno­va­tion ? Peut-on inciter des per­son­nes à suiv­re un com­porte­ment spé­ci­fique plutôt qu’un com­porte­ment adop­té « naturelle­ment » ? Tel est le sujet de recherche de Cécile Chamaret, maître de con­férences à l’É­cole poly­tech­nique et chercheuse au Cen­tre de Recherche en Ges­tion. Elle s’in­téresse aux mécan­ismes de résis­tance à l’in­no­va­tion des indi­vidus, mais aus­si d’acteurs comme les col­lec­tiv­ités locales. 

Linky, un cas d’école 

Cécile Chamaret a pub­lié une recherche sur les raisons qui ont poussé près de 1 000 com­munes à refuser, sous la pres­sion de leurs admin­istrés, le rem­place­ment des comp­teurs d’électricité clas­siques par des comp­teurs com­mu­ni­cants Linky. Ces derniers étaient cen­sés être plus per­for­mants et appor­taient de nou­veaux ser­vices comme la mise en route à dis­tance ou le suivi quo­ti­di­en de la con­som­ma­tion. « Nous avons regardé dans le détail les moti­va­tions de près de 450 arrêtés qui ont été pris par les com­munes pour inter­dire l’installation de ces nou­veaux comp­teurs. » explique la chercheuse.

Cer­taines mairies met­taient en avant le risque de piratage des don­nées et donc de non-respect de la vie privée, d’autres insis­taient sur le risque économique (fac­tures plus élevées), d’autres encore craig­naient des effets physiques sur la san­té des con­som­ma­teurs, liés aux ondes émanant de ces comp­teurs. Enfin, des argu­ments écologiques ont égale­ment été avancés : quelle néces­sité de rem­plac­er 50 mil­lions de comp­teurs, encore fonc­tion­nels et prévus pour dur­er 50 ans, par des comp­teurs d’une durée de vie de 15 ans ? Et qui plus est, sans savoir ce qu’on allait faire des anciens compteurs…

Comme le souligne Cécile Chamaret, si les per­son­nes ou col­lec­tiv­ités publiques perçoivent des risques liés à une inno­va­tion, si min­imes soient-ils, alors les phénomènes de résis­tance et d’opposition seront très impor­tants. Faute d’avoir nég­ligé les dif­férents risques asso­ciés aux nou­veaux comp­teurs (que ces risques soient ou non fondés), les efforts de com­mu­ni­ca­tion « pos­i­tive » d’Enedis (gra­tu­ité de l’installation et du pro­duit, out­il pour la tran­si­tion écologique) n’ont pas per­mis de con­va­in­cre les récal­ci­trants. « Adopter un nou­veau pro­duit, ça représente pour l’individu des coûts financiers, mais aus­si des coûts psy­chologiques d’apprentissage et de renon­ce­ment au pro­duit précé­dent. », rappelle-t-elle. 

Adopter des innovations 

Le lave-vais­selle en est un bon exem­ple. Qual­i­fié d’innovation « de rup­ture », car il appor­tait un ser­vice qui n’existait pas avant son inven­tion, il a pour­tant eu beau­coup de mal à s’imposer. Les indi­vidus n’y ont d’abord vu que des désa­van­tages ! Onéreux, son util­i­sa­tion requérait beau­coup de manu­ten­tion et des pro­duits adap­tés (liq­uide rinçage, sels, pro­duit vais­selle spé­ci­fique) ; il fai­sait du bruit, il pre­nait de la place, et de plus il met­tait en dan­ger le rôle social de la femme ménagère ! Devant la fronde, les indus­triels ont rapi­de­ment mod­i­fié leur stratégie, et plutôt que de s’adresser aux par­ti­c­uliers, ils ont ven­du les lave-vais­selles aux cuisin­istes, qui se sont chargés de les intro­duire dans le quo­ti­di­en des particuliers… 

« Contraire­ment à ce que l’on peut croire, les indi­vidus ont ten­dance à sur­val­oris­er ce qu’ils ont et à sures­timer les pertes plutôt que les gains qu’une nou­veauté est sus­cep­ti­ble de leur apporter, ajoute Cécile Chamaret. Si votre inno­va­tion est juste un peu mieux que ce qui existe déjà, elle a peu de chances d’être adop­tée. C’est un mécan­isme d’équili­bre entre un coût et un avan­tage : que va apporter ce nou­veau pro­duit et inverse­ment ? »

Si votre inno­va­tion est juste un peu mieux que ce qui existe déjà, elle a peu de chances d’être adoptée.

Aujourd’hui, Cécile Chamaret tra­vaille sur un nou­veau pro­gramme de recherch­es sur la sobriété pour mieux com­pren­dre les moti­va­tions d’un indi­vidu à mod­i­fi­er ou non son com­porte­ment. Elle étudie aus­si les « aban­don­nistes », ces con­duc­teurs qui ont adop­té le véhicule élec­trique pour finale­ment revenir au véhicule ther­mique. Aux États-Unis, cela représente 20 % des acheteurs de véhicules élec­triques ! Comme quoi l’innovation, ce n’est jamais gagné… 

Mais il est tou­jours pos­si­ble d’influencer les com­porte­ments des con­som­ma­teurs pour qu’ils ail­lent vers tel ou tel pro­duit, notam­ment grâce à ce qu’on appelle des « nudges ». Éti­enne Bres­soud, directeur général délégué de la BVA Nudge Unit, est le spé­cial­iste, en France, de ces petits « coups de pouce » : ce sont des inci­ta­tions qui peu­vent être visuelles ou audi­tives, et qui vont amen­er un indi­vidu à opter pour un com­porte­ment, ou pour un pro­duit, plutôt que pour un autre. 

L’influence du « nudge »

Pour étudi­er la ques­tion, Éti­enne Bres­soud a recours aux sci­ences com­porte­men­tales (psy­cholo­gie cog­ni­tive, psy­cholo­gie sociale, neu­ro­sciences)qui mon­trent que l’être humain n’est pas si rationnel que l’on peut le penser dans ses déci­sions et qu’il est énor­mé­ment influ­encé par le con­texte physique et social dans lequel il se trouve. 

Par exem­ple, si vous êtes avec vos col­lègues de tra­vail dans une salle où il y a une machine à café en libre accès et qu’un petit pan­neau vous indique de met­tre 0,20 € dans une tire­lire quand vous prenez un café, vous met­trez cer­taine­ment les 20 cen­times si vos col­lègues sont présents, mais si vous êtes seul, vous aurez ten­dance à « oubli­er ». Pour le véri­fi­er, des chercheurs ont util­isé un nudge visuel : ils ont col­lé une affiche au-dessus de la machine à café représen­tant une paire d’yeux grands ouverts fixés sur le con­som­ma­teur de café poten­tiel. Avec l’affiche, les dons d’argent étaient trois fois plus importants !

Richard Thaler et Cather­ine Steen sont les deux co-auteurs améri­cains de ce con­cept de « nudge », qu’ils ont pub­lié en 2008. Devenu con­seiller de David Cameron en Angleterre en 2010, Richard Thaler a d’abord mis les nudges aux ser­vices des poli­tiques publiques, pour inciter les Anglais à pay­er plus rapi­de­ment leurs impôts, en envoy­ant un cour­ri­er général­isé stip­u­lant que 9 per­son­nes sur 10 payaient leurs impôts dès récep­tion de l’avis d’imposition. Pour se con­former à cette norme sociale, les Anglais ont été ain­si plus nom­breux à pay­er rapi­de­ment leurs impôts ! En France, à par­tir de 2013, les nudges ont égale­ment été mis au ser­vice de l’administration fis­cale pour inciter plus de per­son­nes à pass­er de la déc­la­ra­tion papi­er à la télédéclaration. 

Le nudge per­met d’aider les gens à pass­er de l’in­ten­tion à l’action. 

« Finale­ment, le nudge per­met d’aider les gens à pass­er de l’in­ten­tion à l’ac­tion, com­mente Éti­enne Bres­soud. Il ne s’agit pas de leur faire adopter des com­porte­ments qu’ils n’ont pas envie d’avoir. Appliqué à la con­som­ma­tion, le nudge ne va pas faire acheter un pro­duit dont un client ne veut pas. » Mais le nudge peut ori­en­ter cer­tains com­porte­ments d’achats. 

Cibler les consommateurs

Par exem­ple, les indus­triels ont mis au point des bouteilles de déodor­ants com­pressés qui ont exacte­ment le même con­tenu que les bouteilles clas­siques mais qui per­me­t­tent d’être plus écologique (même quan­tité de pro­duits trans­portée avec moins de camions, moins de place dans les rayons, etc.) « Mais vous avez beau expli­quer au con­som­ma­teur qu’il a le même con­tenu dans un déodor­ant clas­sique que dans un déodor­ant com­pressé, il va avoir l’impression de pay­er le même prix pour un pro­duit moins intéres­sant, explique Éti­enne Bres­soud. Car dans le ray­on du super­marché, l’individu est dans un sys­tème d’achat qua­si­ment automa­tique, non réfléchi. » Le nudge dans ce cas va con­sis­ter à mod­i­fi­er l’environnement physique du con­som­ma­teur, en jouant sur la mise en ray­on : en plaçant le petit déodor­ant sur une cale, il se retrou­ve à la même hau­teur que le grand, de façon à ce que le con­som­ma­teur achète plus facile­ment le déodor­ant compressé.

Le nudge peut-il être util­isé pour manip­uler des indi­vidus ? « Si l’entreprise utilise les nudges pour ses pro­pres objec­tifs aux dépens du con­som­ma­teur, c’est ce qu’on appelle le dark­net », estime Éti­enne Bres­soud. Par exem­ple, nom­breuses sont les sociétés qui ont recours au « choix par défaut » (les cas­es pré-cochées, par exem­ple) dans les cour­ri­ers envoyés en ligne à leurs clients pour les inté­gr­er de force dans leurs bases de don­nées, puis les con­train­dre à recevoir par­fois quo­ti­di­en­nement des offres pro­mo­tion­nelles. Cette méth­ode du choix par défaut est telle­ment puis­sante que le lég­is­la­teur s’en est emparé et qu’il a inter­dit son util­i­sa­tion dans un objec­tif de pro­tec­tion des don­nées indi­vidu­elles. « Mais si j’explique pour quelles raisons j’ai mis en place tel nudge et que la per­son­ne adhère aux motifs (inciter à l’achat de pro­duits plus écologiques par exem­ple), alors on est très loin d’une démarche pure­ment com­mer­ciale, fait val­oir Éti­enne Bressoud.

Selon les indi­vidus et selon le type de nudge, l’efficacité sera plus ou moins impor­tante, mais il est pos­si­ble d’obtenir jusqu’à 20 à 30 % de mod­i­fi­ca­tions de com­porte­ments d’une pop­u­la­tion donnée.

Marina Julienne

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