Comment vivra-t-on dans un monde plus vieux ?
Pour répondre à cette question, revenons sur l’idée qui la sous-tend : le vieillissement. En Europe, en Asie, et même au Brésil, la pyramide des âges change de forme : la part des plus de 65 ans s’accroît, celle des plus de 80 ans est désormais significative. La tendance se poursuit : les enfants qui naissent aujourd’hui auront de bonnes chances d’être centenaires.
Mais en parlant de « vieillissement », on ne voit que les effets négatifs et on manque l’essentiel : la révolution de la longévité. L’espérance de vie à 60 ans, qui en Europe de l’Ouest était restée pratiquement inchangée entre 1845 et 1945, a augmenté rapidement depuis la Seconde Guerre mondiale. En France elle est de 28 ans pour les femmes et de 23 ans pour les hommes. Nous sommes entrés dans une « société de longue vie ».
Aussi permettez-moi de reformuler : un monde plus vieux ? Non : des vies plus longues. Ce n’est pas la même chose. Mais appréhender cette nouvelle réalité n’a rien d’évident. Le premier enjeu est de déconstruire les représentations, pour saisir les promesses de ce monde nouveau au lieu de s’en affoler.
Tout d’abord, la longévité n’est pas une incapacité. C’est l’inverse : les retraités vivent de plus en plus longtemps en bonne santé. La question de la perte d’autonomie se pose de plus en plus tard. Ensuite, ne considérer que le coût social des retraités occulte la contribution qu’ils peuvent apporter à la collectivité. Enfin, la promotion de la « silver economy » contribue à fausser la perspective, en réduisant les seniors à leur pouvoir d’achat.
Sur quoi fonder une nouvelle représentation et stratégie d’action ?
Elle s’appuiera principalement sur deux éléments. Le premier est de considérer les seniors comme une ressource, le second est de mieux prendre en considération la diversité des situations et des besoins à un même âge, ce qui invalide la prééminence de la gestion par l’âge des populations.
En premier lieu, l’allongement de la vie dote les seniors de nouvelles ressources qu’il faut s’efforcer d’optimiser au bénéfice de la société tout entière. En France particulièrement, l’obsession du vieillissement et de la réduction des risques et des coûts qu’il engendre a occulté les apports procurés par les progrès de la longévité.
Des salariés expérimentés peuvent être un atout pour les entreprises, à condition qu’elles sachent entretenir leurs compétences. Les capacités des seniors peuvent aussi s’exprimer dans le travail informel ou le bénévolat. Elles créent de la valeur pour les entreprises comme pour le pays.
L’urgence n’est pas de réformer les retraites, mais de rendre attractive et soutenable la prolongation de la vie au travail afin d’optimiser les nouvelles capacités des seniors au bénéfice de tous. Ce changement de regard et de stratégie est particulièrement urgent en France où le taux d’emploi des 60–64 ans est le plus bas des pays de l’OCDE avec 33% contre 52% en moyenne et 70% pour la Suède. Il appellerait des politiques volontaristes de soutien et d’accompagnement des entreprises pour les aider à offrir des perspectives réelles et soutenables de travail à leurs salariés en seconde partie de carrière.
Ce sont les quadragénaires qu’il faut viser si l’on veut des quinquagénaires performants et des sexagénaires actifs. À tous, il faut offrir un avenir.
Au nord de l’Europe, les pays qui ont prolongé l’activité ont mené des politiques en amont et investi sur les salariés : ce sont les quadragénaires qu’il faut viser si l’on veut des quinquagénaires performants et des sexagénaires actifs. À tous, il faut offrir un avenir.
La Finlande a fait un effort considérable de formation tout au long de la vie. Elle a mis en place dans les années 2000 un programme « age management » en direction des entreprises et des managers, proposant du conseil en s’appuyant sur des études. Par exemple, quand on améliore les conditions de travail ou l’organisation du travail dans un atelier ou un bureau, afin qu’elles soient plus adaptées aux seniors, le retour sur investissement peut être du double en matière de productivité du travail.
Vous évoquiez la nécessité de rompre avec une conception segmentée et figée des âges de la vie et des politiques correspondantes.
Le mode de gestion par l’âge des populations n’est plus adapté aux nouveaux parcours de vie flexibles et individualisés que la société de longévité a fait émerger. Le cours de vie à trois temps successifs de la société industrielle : formation / emploi / retraite, a été bousculé par l’allongement de la vie et l’avènement d’une société post-industrielle. Les séquences d’emploi, d’éducation, de vie familiale et de loisirs se combinent désormais sans ordre à tous les âges.
L’avance en âge est devenue un processus continu de construction et de reconstruction de soi au fil des épreuves rencontrées, qui diffèrent d’un individu à l’autre. Dès lors il faut prendre en compte, pour répondre à leurs besoins, non pas l’âge des individus, mais la diversité de leur parcours. Un senior de 50 ans en parenté tardive n’a pas la même vision de son départ en retraite que quelqu’un dont les enfants sont déjà mariés.
En 1945, quand on a institué des régimes de retraite dans de nombreux pays développés, tout le monde avait un parcours de vie à peu près identique. La principale variable était la longueur des études. Mais tout le monde avançait au même rythme, avec des âges chronologiques relativement standards.
Aujourd’hui, il faut aller vers une retraite choisie, avec un âge plancher raisonnable et des incitations à continuer. La Finlande et la Suède ont supprimé tout âge légal couperet. Les Finlandais ont augmenté le taux d’emploi des 60–64 ans tout en conservant la possibilité de partir à 61 ou 62 ans.
La même logique s’applique-t-elle au grand âge, où l’on peut être rattrapé par la question de l’autonomie ?
Oui : des besoins spécifiques apparaissent alors. Mais certains les connaissent, d’autres non. Et quand ils apparaissent, ce n’est pas au même âge. Enfin, ils peuvent appeler des réponses très variées en matière d’hébergement et de services associés.
Là encore on a du mal à répondre à la diversité des situations. Les politiques créent des droits monolithiques qui s’ouvrent à tel ou tel âge. Les individus se focalisent sur des besoins qui ne les concerneront que quelques années de leur vie – le temps de séjour moyen dans un Ehpad ne dépasse pas trois ans. Tout cela crée des rigidités et des réponses inadéquates quand il faudrait de la souplesse et des capacités de choisir dans des paniers de services.
Sur quelles bases organiser de nouvelles politiques ?
Il faut les penser comme des politiques du cycle de vie, en s’appuyant sur plusieurs éléments. Le premier est d’en finir avec les politiques segmentées par l’âge, en organisant des modulations en fonction des besoins, des possibilités, des aspirations.
Deuxième élément, privilégier une approche préventive plutôt que curative. Sur l’employabilité des « jeunes » seniors, sur les fragilités des plus âgés (isolement, dénutrition), mieux vaut agir en amont pour être efficace. L’allongement de la vie impose de privilégier le préventif sur le curatif.
Troisième élément, éventail des choix. Plus on aspire à pouvoir gouverner sa vie, plus il faut ouvrir des choix de vie. Cela joue notamment sur les parcours résidentiels, qui devraient être fluidifiés et facilités. Des politiques bien conçues permettraient de libérer une épargne aujourd’hui bloquée dans un patrimoine immobilier par crainte de la dépendance, pour l’orienter vers des investissements productifs. Ouvrir des choix pour nos aînés bénéficierait à tous.