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Yellow chair standing out from the crowd. Business concept. 3D rendering
π Société

Les nudges ne font pas consensus dans la communauté scientifique

PRIOLO Daniel
Daniel Priolo
maître de conférences en psychologie sociale à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3
TIEFFENBACH Emma
Emma Tieffenbach
docteur en éthique et spécialiste de l’éthique du don
En bref
  • Les nudges sont des suggestions qui visent à influencer et modifier le comportement des gens, comme l’option par défaut du téléphone, par exemple.
  • Les nudges ne font pas consensus dans la communauté scientifique : en plus d’avoir des définitions qui varient, leur efficacité est mitigée.
  • L’enjeu éthique est primordial dès lors qu’il interroge la limite entre choix autonome, bien qu’influencé, et choix forcé.
  • Sur le plan politique, les nudges sont critiqués car soupçonnés, entre autres, de retarder la mise en œuvre de mesures étatiques.
  • Si les nudges peuvent être utiles, il convient de toujours prendre du recul sans oublier que d'autres leviers existent pour modifier les comportements d’une population.

Vous ne vous en êtes peut-être jamais aperçu, mais il est fort prob­a­ble que vous ayez déjà été sous l’influence d’un « nudge ». Selon les deux théoriciens à l’o­rig­ine de cette appel­la­tion, Richard Thaler et Cass Sun­stein, les nudges sont des sug­ges­tions qui visent à influ­encer et mod­i­fi­er de façon prévis­i­ble le com­porte­ment des gens. Et cela sans inter­dire aucune option, sans véri­ta­ble inci­ta­tion finan­cière et sans apporter d’informations sup­plé­men­taires. Pour repren­dre sa tra­duc­tion française, le nudge est un « coup de pouce ».

Le nudge, c’est quoi ?

Un exem­ple de nudge bien con­nu : la petite mouche insérée dans les pis­sotières des toi­lettes de l’aéro­port d’Amsterdam qui aurait large­ment réduit le tra­vail des agents d’entretien, les hommes « visant mieux » grâce à ce sim­ple ajout. Avec cet exem­ple, nous con­sta­tons bien que ce sont les êtres humains qui sont la cible des nudges, pétris de biais cog­ni­tifs selon le par­a­digme Kah­ne­manien en économie com­porte­men­tale et sen­si­bles aux influ­ences sociales – en oppo­si­tion à d’autres par­a­digmes comme la ratio­nal­ité écologique dévelop­pés notam­ment par Gerd Gigeren­z­er. En effet, tou­jours selon les deux théoriciens, les nudges s’adressent aux « sim­ples mor­tels » et non aux homo eco­nom­i­cus de la théorie économique classique. 

Cepen­dant, le terme nudge est très générique, et il est dif­fi­cile de savoir de quoi nous par­lons vrai­ment lorsqu’on l’emploie. De plus, il reste des zones floues au sein même de sa car­ac­téri­sa­tion, et tous les auteurs ne sont pas tou­jours d’accord sur une même déf­i­ni­tion. « Selon les inten­tions du nudger ou la con­for­mité avec la bonne déci­sion, on peut retrou­ver dif­férentes ter­mi­nolo­gies comme le dark nudge ou le sludge, détaille Daniel Pri­o­lo. Toutes ces notions ont été inven­tées a pos­te­ri­ori de la démon­stra­tion des effets d’influence en psy­cholo­gie sociale et de nos biais cog­ni­tifs en économie com­porte­men­tale. » 

Il reste des zones floues au sein même de sa car­ac­téri­sa­tion, et tous les auteurs ne sont pas tou­jours d’accord sur une même définition.

Cer­tains con­tes­tent même l’idée cen­trale selon laque­lle le nudge ne doit pas inter­dire. Emma Tief­fen­bach, doc­teur en éthique et spé­cial­iste de l’éthique du don, qui tra­vaille prin­ci­pale­ment sur les nudges car­i­tat­ifs à l’université de Genève, sug­gère que dans cer­tains cas, une inter­dic­tion peut être com­prise comme un nudge. « Les inter­dic­tions locales de con­som­mer du tabac, par exem­ple dans un aéro­port, peu­vent être perçues comme des nudges, estime-t-elle. Si un indi­vidu a vrai­ment envie de fumer, il peut faire une cen­taine de mètres et sor­tir à l’extérieur pour le faire. La pos­si­bil­ité ne lui est pas enlevée, elle demande juste un effort sup­plé­men­taire de sa part. »

Par­mi quelques exem­ples clas­siques de nudges, nous pou­vons citer l’option par défaut (les paramètres de votre télé­phone, par exem­ple), l’intervention for­cée pour ter­min­er un proces­sus (lorsque le dis­trib­u­teur de la banque vous demande de retir­er votre carte pour obtenir vos bil­lets) ou encore le place­ment au niveau du regard (lorsque l’aliment “le plus sain” à con­som­mer est placé de sorte à ce que vous le voyiez en pre­mier à la cafétéria). Ceux qui défend­ent les nudges affir­ment que toutes ces tech­niques sont cen­sées vous faciliter la vie et vous guider vers les meilleurs choix, en sup­posant qu’elles soient efficaces. 

Les critiques visant les nudges

Les mécan­ismes et les util­i­sa­tions des nudges sont hétérogènes. « Dire que les nudges sont ou ne sont pas effi­caces, c’est un peu comme dire que les médica­ments fonc­tion­nent » sug­gère Daniel Pri­o­lo. En effet, le par­al­lèle avec la médecine est per­ti­nent car l’efficacité d’un médica­ment dépend tou­jours de la taille d’effet de l’intervention, des critères de juge­ments spé­ci­fiques, d’une bal­ance béné­fice-risque et d’un con­texte. Il en va de même pour les nudges. 

Actuelle­ment, il n’existe pas de con­sen­sus con­cer­nant l’efficacité des nudges. Une récente méta-analyse pub­liée dans Pro­ceed­ing Nation­al Acad­e­my of Sci­ence1 sug­gérait leur effi­cac­ité glob­ale… avant d’être cri­tiquée par d’autres auteurs affir­mant que cette effi­cac­ité n’était plus de mise lorsqu’on pre­nait en compte le biais de pub­li­ca­tion pour ajuster les résul­tats2.

Les nudges sus­ci­tent autant d’engouement que de cri­tiques dans le domaine sci­en­tifique. Étant don­né leurs objec­tifs nor­mat­ifs, ils font aus­si l’objet de larges dis­cus­sions dans le champ de l’éthique et des sci­ences poli­tiques : quelles sont les lim­ites accept­a­bles de leur util­i­sa­tion ? Com­ment faire la dif­férence entre un nudge moral et un nudge immoral ? Imag­i­nons qu’un nudge soit mis en œuvre pour vous faire choisir une salade de fruits plutôt qu’un gâteau au choco­lat à la cafétéria. Pour­tant, aujourd’hui, vous aviez vrai­ment envie de gâteau. On pour­rait penser qu’il y a là un prob­lème, Emma Tief­fen­bach le dément. « Les nudges ne posent pas de prob­lème éthique s’ils nous font agir en con­for­mité avec nos préférences de sec­ond ordre » dit-elle

Les préférences de sec­ond ordre, ce sont toutes ces choses que nous aime­ri­ons préfér­er faire (le « moi prévoy­ant »selon Thaler et Sun­stein), mais que nous man­quons de faire à cause de nos préférences de pre­mier ordre qui nous font agir de façon con­traire (le « moi agis­sant »). En théorie cela se tient, même si en réal­ité, il est très dif­fi­cile d’évaluer cette con­for­mité. « Tout ce que nous voyons en réal­ité, ce sont des gens qui sem­blent influ­encés par des nudges, mais il est très dif­fi­cile de savoir s’ils agis­sent con­for­mé­ment à ce que soit leurs préférences de sec­ond ordre soit leur bon juge­ment les pousserait à faire » prévient Emma Tieffenbach.

En revanche, les nudges posent prob­lème s’ils influ­en­cent les indi­vidus sans respecter leur autonomie. « Le nudge n’exploite pas nos capac­ités délibéra­tives mais nos biais cog­ni­tifs ou affec­tifs, ou bien encore notre aver­sion exagérée pour cer­taines émo­tions comme la honte, ou la cul­pa­bil­ité. Et cela peut être éthique­ment prob­lé­ma­tique » affirme Emma Tief­fen­bach. Cela mène à des débats entre éthi­ciens : cer­tains con­sid­èrent que la vio­la­tion de l’autonomie suf­fit à inter­dire le recours aux nudges, d’autres sug­gèrent que les con­séquences avan­tageuses des nudges d’un point de vue glob­al jus­ti­fient leur usage. 

Les nudges sus­ci­tent autant d’engouement que de cri­tiques dans le domaine scientifique.

Il arrive que cer­tains nudges exploitent l’aversion exces­sive des indi­vidus vis-à-vis de cer­taines émo­tions, comme la honte, l’embarras ou la cul­pa­bil­ité. Par exem­ple, les nudges car­i­tat­ifs qui exploitent le plus sou­vent le désir d’éviter la cul­pa­bil­ité asso­ciée à l’option de garder son argent pour soi. « Dans ce cas, le nudge agit sur les indi­vidus en asso­ciant cer­taines options, par exem­ple, fumer dans la zone « fumeur » d’un aéro­port, sou­vent une salle vit­rée, sous les regards poten­tielle­ment con­de­scen­dants des pas­sants, à une expéri­ence de honte pro­pre à dis­suad­er le plus accro des fumeurs. Ce qui est prob­lé­ma­tique, c’est que le coût psy­chique asso­cié à l’option de fumer n’est peut-être pas dif­férent, en ter­mes d’intensité et d’inconfort, à celui d’une amende. Dans ce cas, on peut se deman­der si la lib­erté de fumer est vrai­ment préservée » rap­pelle Emma Tief­fen­bach.

Nudges et politique 

D’un point de vue plus poli­tique, les nudges font l’objet de trois cri­tiques prin­ci­pales. Ils sont sus­pec­tés de favoris­er le statu quo ; de retarder la mise en œuvre de mesures vrai­ment effi­caces au niveau sys­témique et de per­me­t­tre de rejeter la faute à out­rance sur l’individu. Une récente revue de lit­téra­ture pub­liée dans Behav­ioral and Brain Sci­ences liste ces cri­tiques et en donne plusieurs exem­ples con­crets3.

Pour illus­tr­er le prob­lème du statu quo, imag­i­nons un pro­prié­taire de bidonville dans un pays en voie de développe­ment. Il pour­rait pré­tex­ter que les gens sont en mau­vaise san­té parce qu’ils ne respectent pas les règles d’hy­giène ou bien parce que leur ali­men­ta­tion est déséquili­brée. La poli­tique du nudge pour­rait alors servir à accroître l’utilisation du savon ou à choisir de meilleurs ali­ments. Pour­tant, la vraie rai­son de la mau­vaise san­té de la pop­u­la­tion sem­ble bien être les con­di­tions de vie générales de ces per­son­nes, et c’est une vraie poli­tique sociale vis-à-vis des loge­ments qui per­me­t­tra de résoudre les prob­lèmes susmentionnés.

Con­cer­nant les deux autres prob­lèmes, on peut pren­dre l’exemple des nudges verts, comme le déploiement des comp­teurs intel­li­gents Linky dans tous les foy­ers du pays. Même si le but des nudges verts est ici d’aider les citoyens à pren­dre con­science de leur con­som­ma­tion, cer­tains con­sid­èrent qu’ils font peser une grande par­tie de la respon­s­abil­ité des prob­lèmes énergé­tiques sur les foy­ers sans remet­tre en ques­tion la poli­tique énergé­tique glob­ale. Néan­moins, le gou­verne­ment sem­ble con­scient de ces prob­lèmes4, et reproche notam­ment aux nudges de ne pas per­me­t­tre des change­ments rad­i­caux à la fois dans les com­porte­ments et les systèmes.

Pour­tant, cela ne l’empêche pas de recourir fréquem­ment aux nudges. « Le gou­verne­ment fait régulière­ment appel à la Direc­tion Inter­min­istérielle de la Trans­for­ma­tion Publique (DITP) et le départe­ment des sci­ences com­porte­men­tales en son sein afin de réalis­er des visuels de com­mu­ni­ca­tions et des spots pub­lic­i­taires. Cela a notam­ment été le cas lors de la pandémie de Covid-19 » atteste la jour­nal­iste Audrey Cha­bal qui a pub­lié l’enquête « Souriez, vous êtes nudgé » sur l’utilisation des nudges durant la pandémie. « Mais il n’y a pas que la DITP qui était aux manettes. Le bureau d’études BVA recruté par le gou­verne­ment a par exem­ple soumis l’idée d’utiliser la ter­mi­nolo­gie de méti­er de 1ère, 2ème et 3ème ligne au gou­verne­ment afin de faire accepter l’idée que cer­taines per­son­nes puis­sent sor­tir pour tra­vailler tan­dis que d’autres resteraient en télé­tra­vail. »

En somme, les nudges sont des out­ils très divers à l’efficacité mit­igée et aux con­séquences par­fois prob­lé­ma­tiques. S’il peut très cer­taine­ment exis­ter un champ des pos­si­bles au sein duquel ils peu­vent être utiles, il con­vient de tou­jours pren­dre du recul sans oubli­er que d’autres leviers exis­tent pour mod­i­fi­er les com­porte­ments d’une population. 

Julien Hernandez
1https://​www​.pnas​.org/​d​o​i​/​1​0​.​1​0​7​3​/​p​n​a​s​.​2​1​0​7​3​46118
2https://​www​.pnas​.org/​d​o​i​/​1​0​.​1​0​7​3​/​p​n​a​s​.​2​2​0​0​3​00119
3https://​papers​.ssrn​.com/​s​o​l​3​/​p​a​p​e​r​s​.​c​f​m​?​a​b​s​t​r​a​c​t​_​i​d​=​4​0​46264
4https://​www​.ecolo​gie​.gouv​.fr/​n​u​d​g​e​s​-​verts

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