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Du pétrole au lithium, la transition énergétique redistribue les cartes de la géopolitique

« La diplomatie du carbone devient un enjeu de puissance et de souveraineté »

Clément Boulle, Directeur exécutif de Polytechnique Insights
Le 12 mai 2021 |
5 min. de lecture
Marc-Antoine Eyl Mazzegga
Marc-Antoine Eyl-Mazzega
directeur du Centre énergie & climat de l'Institut français des relations internationales (Ifri)
En bref
  • L’Union européenne s’apprête à proposer un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières.
  • Ce mécanisme a pour objectif d’éviter de pénaliser les producteurs européens vis-à-vis des producteurs étrangers et d’éviter les « fuites de carbone » que pourraient entraîner des délocalisations de production.
  • Le carbone devient progressivement un levier diplomatique, comme le montre le programme nucléaire adopté par la Pologne afin de réduire son empreinte et de sortir de son isolement diplomatique au sein de l’Union.

La Com­mis­sion européenne a été chargée par les États mem­bres de l’UE d’élaborer pour le mois de juin 2021 un mécan­isme d’ajustement car­bone aux fron­tières de l’Europe pour pénalis­er les expor­ta­teurs étrangers qui ne respectent pas les objec­tifs de réduc­tion de gaz à effet de serre des 27. Que peut-on en atten­dre concrètement ?

Ce mécan­isme vise à créer une égal­ité de traite­ment entre les indus­tries pro­duisant en Europe et soumis­es aux con­traintes de l’ETS [sys­tème com­mu­nau­taire d’échange de quo­tas d’émis­sion] et celles pro­duisant à l’étranger et expor­tant leurs biens en Europe. Ain­si, l’objectif est d’éviter des fuites de car­bone à mesure que la con­trainte du prix du car­bone va se ren­forcer (ce prix ayant atteint les 50 € / tonne) via un accroisse­ment des impor­ta­tions ou une délo­cal­i­sa­tion des activ­ités indus­trielles pol­lu­antes, et d’éviter que les pro­duc­teurs étrangers ne soient favorisés par rap­port aux pro­duc­teurs européens. 

Dans un sec­ond temps, il s’agit de ten­ter d’inciter les pro­duc­teurs étrangers à réduire leur empreinte car­bone, et de pouss­er leurs États à met­tre en place des mesures sim­i­laires de tar­i­fi­ca­tion du car­bone. Le mécan­isme vis­erait cer­tains biens, comme l’acier, le ciment ou cer­tains pro­duits pétrochim­iques. Les expor­ta­teurs devront prou­ver que leurs émis­sions sont moins forts que le taux moyen qui leur est appliqué s’ils veu­lent en être exonérés, ou mon­tr­er qu’il y a chez eux des con­traintes directes et indi­rectes qui ont un effet équiv­a­lent au prix du car­bone en Europe. Pour être com­pat­i­ble avec les règles de l’OMC, il faut que ce mécan­isme soit non dis­crim­i­nant – si bien qu’il doit s’appliquer à tous et néces­site une réduc­tion pro­por­tion­nelle des quo­tas d’émissions gra­tu­its en Europe dont béné­fi­cient les indus­triels. Les recettes doivent aller ali­menter le bud­get européen, aider à financer les plans de relance, mais aus­si être en par­tie redis­tribués aux États d’origine pour qu’ils avan­cent dans leur proces­sus de décarbonation.

Les prob­lèmes sont toute­fois mul­ti­ples : quels biens vis­er ? Com­ment tenir compte des pays où il n’y a pas de marché car­bone, mais des con­traintes règle­men­taires qui con­ti­en­nent un « shad­ow price » ? Com­ment ne pas s’aliéner des alliés tels que l’Inde et ne pas met­tre en péril le libre-échange ? Com­ment éviter que des pays et entre­pris­es ne détour­nent tout sim­ple­ment leurs expor­ta­tions très inten­sives en car­bone vers d’autres zones, ce qui ne règlerait rien au prob­lème ? Deux cer­ti­tudes exis­tent toute­fois : les entre­pris­es européennes vont être soumis­es à des con­traintes gran­dis­santes et doivent être pro­tégées de la con­cur­rence extérieure ; et les règles du com­merce inter­na­tion­al doivent inté­gr­er les enjeux des exter­nal­ités envi­ron­nemen­tales et cli­ma­tiques qui sont par­faite­ment légitimes.

Peut-on par­ler de diplo­matie du carbone ?

Idéale­ment, il faudrait qu’un prix mon­di­al du car­bone émerge au sein du G20, et qu’il soit mis en place par toutes les grandes puis­sances indus­trielles en avançant gradu­elle­ment – un prix plus élevé pour les pays les plus rich­es, et un prix moins élevé d’abord pour les moins avancés. Il faudrait qu’il y ait partout un mou­ve­ment de ren­force­ment et de con­ver­gence de cette tar­i­fi­ca­tion et des secteurs qui y sont soumis. 

Mais c’est loin d’être le cas. L’Europe est un grand marché économique qui a glis­sé vers une con­struc­tion poli­tique. Le « Green deal », la neu­tral­ité car­bone, ain­si que les plans de relance post Covid-19, lui con­fèrent désor­mais une respon­s­abil­ité majeure : celle de coor­don­ner le proces­sus de décar­bon­a­tion en Europe, en s’assurant que cela ren­force le bien-être de tous les Européens, crée de la richesse et ren­force la cohé­sion régionale. 

L’UE ne peut réus­sir si elle ne mobilise pas tous les instru­ments dont elle dis­pose pour attein­dre cet objec­tif : la poli­tique com­mer­ciale, la poli­tique indus­trielle, la poli­tique fis­cale. Il y a bel et bien une diplo­matie du car­bone qui devient un enjeu de puis­sance et de sou­veraineté, mais sa mise en œuvre requiert de la puis­sance. Pour l’instant, l’UE a sus­cité un élec­tro­choc à tra­vers le monde, et toutes les cap­i­tales et grands indus­triels scru­tent de très près les pré­parat­ifs qui sont engagés, car cha­cun com­prend que les impacts peu­vent être immenses. C’est pour cela aus­si que les pres­sions sont à la hau­teur, et que l’Europe risque finale­ment de met­tre en place un mécan­isme min­i­mal sans réelle enver­gure, mais qui pour­rait avoir voca­tion à se ren­forcer. À titre d’exemple, les États-Unis n’ont pas de marché car­bone, mais peu­vent se dot­er d’une règle­men­ta­tion équiv­a­lente : com­ment mesur­er cela ? La Chine en a un, mais qui démarre au même rythme que l’ETS en Europe il y a une dizaine d’année : peut-on s’en sat­is­faire ? Une chose est claire : si l’Europe ne défend pas ses intérêts et si sa tran­si­tion détru­it plus d’emplois qu’elle n’en crée, ou appau­vrit des villes et régions, c’est l’ensemble de l’édifice européen qui s’effondrera, et la tran­si­tion qui sera mise à mal. 

La Pologne, pre­mier pays européen émet­teur de GES en rai­son de ses cen­trales à char­bon, envis­age de con­stru­ire des réac­teurs nucléaires pour amélior­er son empreinte car­bone, mais aus­si pour sor­tir de son isole­ment au sein même de l’UE. Peut-on par­ler de suc­cès diplomatique ? 

C’est un immense suc­cès diplo­ma­tique pour l’UE, qui a su éviter que la cohé­sion européenne ne se brise et s’assurer que la Pologne s’associe aux objec­tifs de 2030 et 2050 avec, évidem­ment, des mesures qui tien­nent compte de sa sit­u­a­tion spé­ci­fique. Le nucléaire est une solu­tion effi­cace pour per­me­t­tre à la Pologne de fer­mer pro­gres­sive­ment ses cen­trales à char­bon, aux côtés de l’éolien, de l’efficacité énergé­tique et des inter­con­nex­ions. La posi­tion anti-nucléaire de l’Allemagne paraît à cet égard totale­ment anachronique et prob­lé­ma­tique : Berlin peut-il deman­der à la Pologne de suiv­re son mod­èle de Energiewende, extra­or­di­naire­ment coû­teux et inefficace ?

Cer­tains pays vont-ils pâtir de cette diplo­matie du carbone ?

Il y a dans le monde qua­tre types de pays face au cli­mat : les grands émet­teurs, tant his­toriques que par habi­tant (USA en tête, puis Chine, Europe, Russie et Japon) ; les grands émet­teurs, mais qui émet­tent peu his­torique­ment et par habi­tant, et qui sont en développe­ment (Inde, Brésil) ; ceux qui ont peu émis his­torique­ment et qui ont d’immenses émis­sions par habi­tants (Moyen-Ori­ent) ; et tous ceux qui n’émettent pra­tique­ment pas et seront les grandes vic­times du change­ment cli­ma­tique (Afrique sub-sahari­enne). Il est clair que les pre­miers doivent faire plus que les autres, et plus vite, en aidant les plus vulnérables. 

Il est aus­si néces­saire que les pays en développe­ment réduisent l’intensité car­bone de leur économie, mais ils ne peu­vent pas réduire le vol­ume de leurs émis­sions aus­si vite que les autres. Ceux-là doivent être accom­pa­g­nés dans leurs efforts. C’est le cas de l’Inde. Enfin, ceux qui ont les émis­sions les plus élevées et qui ne s’engagent pas assez doivent logique­ment subir des con­traintes et pres­sions à tous les niveaux, et de manière gran­dis­sante. Un change­ment de par­a­digme s’opère en effet, l’Australie d’ailleurs est très isolée, et dans une moin­dre mesure, la Russie, l’Arabie saou­dite, la Turquie, le Brésil. Avec le développe­ment des mesures cli­ma­tiques coerci­tives (com­merce, tar­i­fi­ca­tion du car­bone, aide au développe­ment), de la finance verte, et des pos­si­bles boy­cotts, ces pays devront repeser le pour et le con­tre, et se résoudre à l’évidence.

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