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Du pétrole au lithium, la transition énergétique redistribue les cartes de la géopolitique

Métaux et terres rares : vers une pénurie source de tensions géopolitiques

Emmanuel Hache, adjoint scientifique et économiste-prospectiviste à IFP Énergies nouvelles et directeur de recherche à l’IRIS
Le 12 mai 2021 |
4 min. de lecture
Emmanuel Hache
Emmanuel Hache
adjoint scientifique et économiste-prospectiviste à IFP Énergies nouvelles et directeur de recherche à l’IRIS
En bref
  • Certains métaux nécessaires aux technologies bas-carbone pourraient venir à manquer à l’horizon 2050. Le cuivre, le cobalt, et dans une moindre mesure, le lithium.
  • La Chine investit massivement dans les concessions minières et les entreprises de la filière du lithium afin de sécuriser son approvisionnement pour la production de batteries.
  • Plusieurs pays (Chili, Bolivie, Argentine, RDC) aux ressources abondantes peuvent tirer parti de cette croissance.

La décar­bon­a­tion des mix énergé­tiques et élec­triques est dev­enue une pri­or­ité pour répon­dre aux objec­tifs cli­ma­tiques inter­na­tionaux et une pro­gres­sion majeure des investisse­ments dans les éner­gies renou­ve­lables (env­i­ron 3 800 mil­liards de dol­lars) a été observée depuis 20101. En 2020, ce sont plus de 500 mil­liards de dol­lars d’investissements qui ont été réal­isés dans l’ensemble des tech­nolo­gies bas-car­bone (généra­tion d’électricité, hydrogène, stock­age, cap­tage et stock­age de CO2 et véhicules élec­tri­fiés), soit un chiffre supérieur aux investisse­ments dans le secteur de l’exploration et de la pro­duc­tion d’hydrocarbures. 

Si cette dynamique per­met une éman­ci­pa­tion par­tielle des enjeux économiques et géopoli­tiques de la sécu­rité énergé­tique des États, elle n’est toute­fois pas exempte de nou­velles dépen­dances et pour­rait favoris­er la com­plex­i­fi­ca­tion des enjeux géopoli­tiques. En effet, la tran­si­tion énergé­tique con­t­a­mine la dynamique glob­ale des marchés de matières pre­mières avec l’accélération prévis­i­ble de la demande pour cer­tains matéri­aux comme le cobalt, le lithi­um, les ter­res rares ou le cuiv­re, qui sont néces­saires aux tech­nolo­gies bas-carbone.

Tableau 1 : Ratio max­i­mum de la demande cumulée de matéri­aux à l’horizon 2050 rap­porté aux ressources prouvées*

Les chiffres se lisent de la manière suiv­ante : pour le cobalt, dans un scé­nario 4°C, la demande cumulée mon­di­ale représen­tera 64 % des ressources prou­vées mon­di­ales, con­tre 83,2 % dans un scé­nario 2°C.

Selon nos scé­nar­ios (cf. tableau 1), le cobalt et le cuiv­re seraient les métaux les plus con­traints dans la dynamique de tran­si­tion énergé­tique, puisque plus de 80 % des ressources actuelle­ment con­nues seraient con­som­mées à l’horizon 2050. Large­ment util­isés dans le secteur des bat­ter­ies, le nick­el et le lithi­um seront égale­ment mobil­isés dans le futur, alors que les ter­res rares appa­rais­sent comme les élé­ments les moins con­traints géologiquement.

En par­al­lèle de ce risque géologique, la tran­si­tion énergé­tique risque de ren­forcer le rôle des acteurs (pays ou entre­pris­es) impliqués dans les dif­férentes chaînes de valeur des métaux. Le marché du cobalt est à ce titre très intéres­sant, car il est dom­iné par un acteur prin­ci­pal à chaque extrémité de la chaîne de valeur : la République démoc­ra­tique du Con­go (RDC), qui assure 70% de la pro­duc­tion, et la Chine, qui s’occupe de plus de 50% du raf­fi­nage. Le marché du cobalt est symp­to­ma­tique des marchés de matières pre­mières qui présen­tent d’importants risques d’approvisionnement en rai­son des prob­lé­ma­tiques sécu­ri­taires, envi­ron­nemen­tales et sociales en RDC (pol­lu­tion, pro­liféra­tion des mines illé­gales, tra­vail des enfants), mais égale­ment en rai­son du ren­force­ment du rôle de la Chine dans la région. 

Sur le marché du lithi­um, les prob­lé­ma­tiques sont plutôt géoé­conomiques. Si le risque d’une cartel­li­sa­tion du marché entre les prin­ci­paux pays pro­duc­teurs (Aus­tralie, Chili, Argen­tine) à l’image de l’Organisation des pays Expor­ta­teurs de pét­role (OPEP) ou celui d’une coali­tion des pays for­mant le tri­an­gle du lithi­um (Argen­tine, Chili et Bolivie) ne sem­blent pas plus d’actualité tant les straté­gies nationales sont dif­féren­ciées, la prob­lé­ma­tique la plus sérieuse est à rechercher du côté des entre­pris­es. En effet, le marché est aujourd’hui dom­iné par cinq entre­pris­es : deux améri­caines (Alber­mar­le et Livent), une chili­enne (SQM) et deux chi­nois­es (Tian­qi Lithi­um et Gan­feng). À elles seules, elles totalisent plus de 80 % des parts de marché, dont près de 66 % pour les seules Alber­male, Tian­qi et SQM. La mon­tée en puis­sance des com­pag­nies chi­nois­es depuis le début des années 2010 mon­tre à quel point le lithi­um est con­sid­éré comme un matéri­au stratégique par la Chine. Et les entre­pris­es chi­nois­es mènent à l’heure actuelle une poli­tique d’achat de con­ces­sions ou d’entreprises auprès des pays pro­duc­teurs. Elles cherchent à con­solid­er l’accès aux ressources pour con­trôler l’ensemble du secteur de la pro­duc­tion de lithi­um, de son raf­fi­nage jusqu’à la fab­ri­ca­tion de batteries. 

Con­sid­érées comme peu cri­tiques d’un point de vue géologique, les ter­res rares – surnom­mées les « vit­a­mines de l’ère mod­erne » en rai­son de leurs pro­priétés par­ti­c­ulières (con­duc­tiv­ité élec­trique, sta­bil­ité ther­mique) – sont util­isées à l’heure actuelle dans de nom­breux secteurs de pointe tels que les éner­gies renou­ve­lables ou le domaine mil­i­taire. Aujourd’hui, la Chine représente env­i­ron 62 % de la pro­duc­tion mon­di­ale, suiv­ie par les États-Unis (12 %) et par la Bir­manie (10 %). La Chine s’est imposée rapi­de­ment grâce à une com­péti­tiv­ité-coût extrême­ment forte et a pro­gres­sive­ment investi dans tous les seg­ments de la chaîne de valeur. Le marché des ter­res rares fait aujourd’hui face à des trans­for­ma­tions majeures. En effet, si la Chine est déjà le pre­mier pro­duc­teur et pre­mier con­som­ma­teur mon­di­al, ses expor­ta­tions pour­raient se réduire dans les prochaines années pour sat­is­faire sa demande intérieure. Comme sur les autres marchés de matières pre­mières, Pékin cherche ain­si à inve­stir à l’étranger et se retrou­ve face à d’autres pays dans une con­cur­rence géoé­conomique importante.

Pour l’ensemble de ces matières pre­mières, de nou­veaux pou­voirs de marché pour­raient être exer­cés dans les prochaines décen­nies et cer­tains pays pro­duc­teurs (Chili, Aus­tralie, Argen­tine, RDC ou Bolivie) ont entre leurs mains une richesse qui pour­rait être une source majeure de développe­ment économique… à con­di­tion que leurs revenus d’exploitation soient gérés de manière effi­cace, et à des­ti­na­tion des pop­u­la­tions. Dans ce con­cert des nations, la Chine pos­sède déjà un avan­tage cer­tain car sa stratégie de sécuri­sa­tion des appro­vi­sion­nements en matières pre­mières – portée notam­ment par son pro­jet des « nou­velles routes de la soie » et par les investisse­ments directs à l’étranger – fait d’elle l’acteur cen­tral de l’ensemble de ces marchés. Et les matières pre­mières stratégiques pour­raient être l’objet d’une con­fronta­tion entre la Chine et les États-Unis dans les années à venir2.

Enfin, les con­séquences envi­ron­nemen­tales et socié­tales de l’exploitation des matières pre­mières devi­en­nent des enjeux majeurs de poli­tique intérieure, et il n’est pas exclu d’observer dans les prochaines années un ren­force­ment de l’instabilité chronique de cer­tains pays pro­duc­teurs. La ques­tion de l’eau et le partage de ses usages entre les citoyens et les indus­triels pro­duc­teurs de matières pre­mières risquent fort d’alimenter la poli­tique interne de nom­breux pays. Ce mou­ve­ment risque d’être ren­for­cé avec la tran­si­tion énergé­tique et ses tech­nolo­gies bas-car­bone gour­man­des en eau, les prin­ci­pales zones de pro­duc­tion de matéri­aux stratégiques étant situées dans des régions qui con­nais­sent un fort stress hydrique3. Finale­ment, le XXIème siè­cle sera un siè­cle porté par la prob­lé­ma­tique des matières pre­mières et par la com­plex­i­fi­ca­tion et la glob­al­i­sa­tion des rap­ports économiques et géopoli­tiques entre les dif­férents acteurs.

1Bloomberg New Ener­gy Finance, https://​about​.bnef​.com/​b​l​o​g​/​e​n​e​r​g​y​-​t​r​a​n​s​i​t​i​o​n​-​i​n​v​e​s​t​m​e​n​t​-​h​i​t​-​5​0​0​-​b​i​l​l​i​o​n​-​i​n​-​2​0​2​0​-​f​o​r​-​f​i​r​s​t​-​time/
2Lire notam­ment : Emmanuel Hache, « La diplo­matie des ressources au cœur de la rela­tion Chine-États-Unis ? » Revue inter­na­tionale et stratégique n° 120, hiv­er 2020, pp. 49–58. https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2020–4‑page-49.htm
3Emmanuel Hache, Char­lène Bar­net, Gondia Sokhna Seck, « Les pres­sions sur l’eau, face ignorée de la tran­si­tion énergé­tique », 16 févri­er 2021, https://​the​con​ver​sa​tion​.com/​l​e​s​-​p​r​e​s​s​i​o​n​s​-​s​u​r​-​l​e​a​u​-​f​a​c​e​-​i​g​n​o​r​e​e​-​d​e​-​l​a​-​t​r​a​n​s​i​t​i​o​n​-​e​n​e​r​g​e​t​i​q​u​e​-​1​54969

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