Epigenetics society
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Épigénétique : comment nos expériences s’inscrivent sur notre ADN

Notre environnement social est-il transmis par ADN à nos descendants ?

Agnès Vernet, journaliste scientifique
Le 27 janvier 2022 |
4 min. de lecture
Michel Dubois
Michel Dubois
directeur du Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne
En bref
  • Les marques épigénétiques sont des traces des expériences d’une personne sur son ADN. Ils permettent de considérer la biologie comme une mémoire de l’environnement social transmissible à sa descendance.
  • L’épigénétique est un domaine au carrefour de la biologie et de la sociologie.
  • De nombreux travaux ont déjà suggéré le lien entre l’épigénétique et les situations de stress ou d’adversité sociale extrême, par exemple chez les enfants élevés dans le pays en guerre.
  • Même si un certain nombre de tribunes – notamment aux États-Unis – se sont appuyées sur l’épigénétique sociale pour porter plainte, ces exemples restent très éloignés des résultats des laboratoires de recherche.

L’essor de l’épigénétique n’influence pas seule­ment les sci­ences naturelles. Les sci­ences sociales voire la sphère publique s’empare de la question.

Pourquoi l’épigénétique intéresse-t-elle les sciences sociales ?

Aux États-Unis, bien plus qu’en France, l’épigénétique retient effec­tive­ment l’attention des sci­ences sociales. Cer­tains y voient une réponse à une ques­tion assez anci­enne, celle de l’incorporation. De quelle manière des pra­tiques ou expéri­ences sociales aus­si divers­es que l’alimentation, la social­i­sa­tion, les sit­u­a­tions d’adversité sociale entrent-elles lit­térale­ment sous la peau ? Pen­dant longtemps, les soci­o­logues, tel que Pierre Bour­dieu par exem­ple, se sont con­tentés de répons­es finale­ment très spécu­la­tives. Ils man­quaient d’outils con­ceptuels, et sans doute de col­lab­o­ra­tions mul­ti­dis­ci­plinaires, pour étudi­er l’influence de l’environnement social sur le fonc­tion­nement biologique. La géné­tique con­sti­tu­ait un point de rup­ture, en cen­trant la réflex­ion sur le car­ac­tère intan­gi­ble de la biolo­gie. L’épigénétique a per­mis de sur­mon­ter cet obsta­cle. Grâce aux mar­ques épigéné­tiques, on peut con­sid­ér­er la biolo­gie comme une mémoire de l’environnement social, dont la trans­mis­sion est étudiée dans ses dimen­sions intergénéra­tionnelles mais égale­ment par­fois trans­généra­tionnelles. Ce principe général a don­né nais­sance à l’épigénétique sociale, pointe avancée et sans doute très exploratoire de l’épigénétique environnementale.

Est-ce une sous discipline de la sociobiologie ?

Non. La socio­bi­olo­gie est sou­vent définie comme une réduc­tion des com­porte­ments humains et soci­aux à des fonde­ments biologiques. Alors que l’épigénétique sociale, con­traire­ment à la socio­bi­olo­gie, à la géné­tique com­porte­men­tale, voire à la sociogénomique, qui se développe un peu en France, est un point d’interface :  les out­ils de la soci­olo­gie aident à définir au mieux les don­nées per­ti­nentes de l’expérience sociale des indi­vidus, leur envi­ron­nement. La biolo­gie pro­duit des démon­stra­tions molécu­laires de l’influence en cas­cade de cet envi­ron­nement, notam­ment par l’identification des mar­ques épigéné­tiques, ces petites groupe­ments chim­iques qui influ­en­cent l’expression des gènes. Biol­o­gistes et soci­o­logues col­la­borent pour met­tre en évi­dence l’interdépendance de leurs domaines d’étude et dévelop­per une approche mul­ti-échelle, de la cel­lule à la société, et inverse­ment de la société à la cel­lule. Bien enten­du, ce sché­ma de col­lab­o­ra­tion est un idéal qui n’est pas tou­jours atteint en pratique.

Concrètement, comment cela fonctionne-t-il ?

Les sci­ences sociales ont générale­ment voca­tion à étudi­er nos modes de vie. Nom­bre de travaux ont mis en évi­dence un lien entre dif­férentes expo­si­tions pré­co­ces, telles que le niveau socioé­conomique, la nutri­tion, le stress, l’adversité psy­choso­ciale et dif­férents résul­tats de san­té tels que l’obésité, l’hypertension artérielle, la san­té men­tale, etc. Lorsque les col­lab­o­ra­tions entre biol­o­gistes et soci­o­logues démar­rent suff­isam­ment tôt, c’est-à-dire au moment même de la con­cep­tion du pro­jet de recherche, ces derniers appor­tent leur con­tri­bu­tion à la col­lecte des don­nées envi­ron­nemen­tales. Les sci­ences humaines et sociales savent gér­er les don­nées hétérogènes. Mais encore faut-il que ces don­nées soient suff­isam­ment rich­es pour peser face aux dif­férents « omiques » [ensem­ble de dis­ci­plines biologiques qui car­ac­térisent et quan­ti­fient les mass­es de molécules biologiques, ndlr]. L’ensemble doit être assez robuste pour être pris en compte par les out­ils de la biolo­gie com­pu­ta­tion­nelle.  C’est ce sur quoi nous tra­vail­lons actuelle­ment en col­lab­o­ra­tion avec les chercheurs de l’Institut de biolo­gie Paris-Seine (IBPS).

Quelles thématiques sont particulièrement étudiées ?

Une par­tie impor­tante de la vis­i­bil­ité publique de l’épigénétique sociale tient aux dif­férents travaux con­sacrés aux sit­u­a­tions de stress ou d’adversité sociale extrême. Ceux, par exem­ple, de Con­nie Mul­li­gan de l’Université de Floride, sur des lieux de con­flits, comme au Con­go, qui ten­tent de mesur­er l’impact du trau­ma­tisme mater­nel sur le génome et l’épigénome des enfants, exposés in utero au trau­ma­tisme. Depuis mon retour en France, après trois années comme directeur adjoint de l’unité de recherche inter­na­tionale du CNRS Epi­ge­net­ics, Data and Pol­i­tics (Epi­DaPo) aux États-Unis, j’ai dévelop­pé notam­ment le pro­jet Epi­Age­ing qui pro­pose une approche inter­dis­ci­plinaire des mécan­ismes épigéné­tiques du vieil­lisse­ment cog­ni­tif pathologique en vue de con­stituer une nou­velle cohorte de patients.

Mais pour la biologie, la question de l’hérédité transgénérationnelle de l’épigénétique est encore très débattue ! 

Oui, la preuve reste à faire. Ces travaux con­stituent une démarche très exploratoire d’un petit nom­bre de chercheurs dans le monde. Et en sci­ences sociales, il existe par­fois une prime à la surenchère spécu­la­tive, ce qui peut con­tribuer à décrédi­bilis­er l’épigéné­tique sociale. Cer­taines études sem­blent oubli­er que la trans­mis­sion trans­généra­tionnelle des mar­ques épigéné­tiques chez l’homme est con­tro­ver­sée ou que la plu­part d’entre-elles sont con­fron­tées à des dif­fi­cultés impor­tantes d’échelle d’échantillonnage des populations. 

Au-delà du monde académique, cette idée se répand dans l’espace public…

Effec­tive­ment, c’est d’ailleurs un sujet d’étude à part entière pour nous. L’épigénétique n’est pas qu’un domaine de recherche, c’est aus­si aujourd’hui un vecteur de mobil­i­sa­tion sociale et poli­tique, et par­fois un argu­ment juridique. On a ain­si vu aux États-Unis des tri­bunes s’appuyant sur les avancées de l’épigénétique sociale pour dénon­cer l’horreur des traite­ments des enfants migrants sous l’administration Trump. Des chercheurs ont avancé l’idée que le traite­ment indigne de ces enfants, séparés de leurs par­ents et enfer­més dans des camps après leur entrée sur le ter­ri­toire améri­cain, aurait des réper­cus­sions à long terme à cause de leur impact épigéné­tique. La loi cal­i­forni­enne s’est aus­si emparée de manière spec­tac­u­laire du con­cept. L’assemblée de cet état a ain­si acté, dès 2016, qu’elle prendrait en compte l’épigénétique dans l’élab­o­ra­tion des poli­tiques d’urbanisme. En France, tout récem­ment, les avo­cats du Mou­ve­ment Inter­na­tion­al des Répa­ra­tions ont ten­té mobilis­er l’épigénétique sociale pour appuy­er une demande de répa­ra­tion de 200 mil­liards d’euros pour les crimes com­mis par l’État français lors de la traite négrière et l’esclavage. La cour d’appel de Fort-de-France n’a pas jugé recev­able cette demande, mais il faut être très atten­tif à cette entrée de l’épigénétique au tri­bunal. Ces exem­ples sont très éloignés des lab­o­ra­toires de recherche. Ils révè­lent l’ex­is­tence d’un usage stratégique de la sci­ence, qui n’est ni réelle­ment nou­veau, ni pro­pre à l’épigénétique sociale.

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