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Que signifie « avoir confiance en la science » ?

Comment trier le bon du mauvais doute

Agnès Vernet, journaliste scientifique
Le 23 juin 2021 |
4 min. de lecture
Jean-Gabriel Ganascia
Jean-Gabriel Ganascia
professeur d’informatique à la faculté des sciences de Sorbonne Université et philosophe
En bref
  • Le doute est un élément essentiel de la science, et dans la communauté scientifique, l’absence de consensus est la norme.
  • Mais face à cette défiance inhérente au scientifique, la société est actuellement traversée par une autre forme de doute : un scepticisme général remettant en cause les résultats de la science. Pour être fructueux, le doute doit cependant s’inscrire dans la démarche scientifique.
  • Pour Jean-Gabriel Ganascia, il est donc indispensable de redonner à l’enseignement des sciences, et particulièrement à la méthode scientifique, une place centrale dans l’éducation.

Science sans défiance…

« Sci­ence sans con­science n’est que ruine de l’âme », préve­nait Rabelais. On pour­rait aus­si le para­phras­er en « Sci­ence sans défi­ance n’est que ruine de l’âme », tant la défi­ance est un moteur de la sci­ence ; sans elle les con­nais­sances resteraient figées. La sci­ence implique de met­tre en doute les vérités les plus évi­dentes. Le sci­en­tifique est naturelle­ment inqui­et – au sens éty­mologique de « sans repos ». Il est prêt à tout remet­tre en cause, et pour cela il nour­rit un « bon » doute, con­struc­tif et organisé.

Face à cette défi­ance naturelle au sci­en­tifique, la société est tra­ver­sée par une autre forme de doute : un scep­ti­cisme général, remet­tant en cause les résul­tats de la sci­ence. Lorsque les deux phénomènes se ren­con­trent, le sci­en­tifique devient otage alors de son pro­pre doute.

Dans la com­mu­nauté sci­en­tifique, l’absence de con­sen­sus con­stitue une sit­u­a­tion nor­male. La sci­ence avance par con­tro­ver­s­es, qui finis­sent par se résoudre.  Une preuve ou une expéri­ence tranche entre deux ou trois posi­tions dif­férentes, avant que de nou­velles ques­tions et de nou­velles con­tro­ver­s­es n’émergent.

Dans la com­mu­nauté sci­en­tifique, l’absence de con­sen­sus con­stitue une sit­u­a­tion nor­male. La sci­ence avance par con­tro­ver­s­es, qui finis­sent par se résoudre. 

Au con­traire, dans l’espace pub­lic, la cri­tique des sci­en­tifiques ne vise pas à faire pro­gress­er la com­préhen­sion d’un phénomène, mais seule­ment à oppos­er des argu­ments. Cette prise de posi­tion n’a rien à voir avec le doute scientifique. 

Tant que les sci­en­tifiques tra­vail­laient à l’écart de l’espace pub­lic, les con­tro­ver­s­es étaient can­ton­nées au milieu sci­en­tifique. Désor­mais, grâce aux pub­li­ca­tions en accès libres et aux autres formes de dif­fu­sions des con­nais­sances, les cir­cuits de dif­fu­sion de la sci­ence sont ouverts. D’un côté, ce partage des con­nais­sances est une chance, mais de l’autre, il se heurte à une défi­ance col­lec­tive. Les pre­miers mois de la pandémie, en 2020, con­stituent une illus­tra­tion frap­pante de ce phénomène. Les chercheurs et les médecins con­frontant naturelle­ment leurs hypothès­es se sont trou­vés face à « 60 mil­lions de viro­logues ». Un choc des défiances.

La méthodologie de la défiance

Quand un sci­en­tifique doute, il ne le fait pas sans méth­ode. S’il inter­roge une évi­dence, par­fois juste pour appro­fondir un élé­ment d’une prob­lé­ma­tique, il accepte en con­trepar­tie que sa ques­tion puisse être réfutée. Tan­dis que dans l’opinion publique, l’objection est absolue. La cri­tique ne vise pas à résoudre les prob­lèmes, elle con­stitue une prise de posi­tion, un engage­ment. Dans cer­tains débats, notam­ment médi­a­tiques, on a ain­si vu s’opposer con­vic­tions et hypothès­es. Un mélange des gen­res qui sème la con­fu­sion et désta­bilise bien des scientifiques.

Dès 2018, ce prob­lème de la pos­ture des sci­en­tifiques à l’heure de la post-vérité a été l’objet d’un avis du Comité d’éthique du CNRS1, auquel j’appartiens. Cet exer­ci­ce nous avait per­mis de rap­pel­er que le scep­ti­cisme organ­isé, tel que prôné par l’épistémologue améri­cain Robert King Mer­ton dans sa déf­i­ni­tion d’un idéal de sci­ence pure, ne con­stitue pas une remise en cause du savoir. Il s’agit plutôt d’une démarche col­lec­tive de rigueur, d’une méthodolo­gie du doute. Chaque pas rap­prochant le sci­en­tifique d’une vérité pro­duit de nou­velles hypothès­es. La com­mu­nauté mesure ensuite l’écart entre la com­préhen­sion du phénomène dans ce nou­v­el espace théorique et son adéqua­tion au monde. Le doute est organ­isé pour éclair­er les nou­velles connaissances.

La défi­ance dans l’espace pub­lic est d’un tout autre ordre. Elle s’appuie sur une sus­pi­cion d’intérêts per­son­nels qui viendraient cor­rompre l’intégrité de la recherche. Si, en dehors de son lab­o­ra­toire, le sci­en­tifique peut man­i­fester des ambi­tions sociales et être influ­encé par des moti­va­tions com­plex­es, en tant que com­mu­nauté, les sci­en­tifiques ne sont mus que par la quête de vérité.

Para­doxale­ment, cette dimen­sion col­lec­tive a pu être occultée par les « sci­ence stud­ies », ce champ des sci­ences sociales qui étudie le fonc­tion­nement de l’expertise sci­en­tifique. En lais­sant enten­dre que les enjeux de pou­voir dans la com­mu­nauté sci­en­tifique sont iden­tiques à ceux d’autres domaines de la société, elles ont lais­sé de côté l’épreuve de vérité que con­stitue l’expérience sci­en­tifique. En sci­ence, la vérité finit tou­jours par appa­raître à la faveur d’une avancée factuelle. On s’incline alors devant la preuve.

La défi­ance publique face aux sci­ences se nour­rit égale­ment d’un dis­cours de post-vérité, c’est-à-dire d’argumentaires qui s’imposent par la force, au-delà de la preuve. Ce régime de post-vérité est par­fois délibéré, quand il sert des intérêts économiques, poli­tiques, idéologiques ou religieux. Il naît bien sou­vent d’une sim­ple indif­férence assumée par rap­port aux faits. 

Redonner sa place à l’enseignement des sciences

Pour le com­bat­tre et aider le pub­lic à tri­er le bon doute de la sus­pi­cion général­isée, le sci­en­tifique n’a que peu d’outils à sa dis­po­si­tion. Il est très dif­fi­cile de con­va­in­cre le grand pub­lic que toutes les mis­es en cause ne sont pas légitimes. 

Il faut néan­moins dans un pre­mier temps rap­pel­er les faits, avancer les preuves. C’est ce que font bien dif­férents médias avec le fact check­ing. Cet exer­ci­ce est désor­mais indis­pens­able. Néan­moins, il ne suf­fit pas, tant le nom­bre de nou­velles erronées est grand. On remar­que aus­si que l’effet per­ni­cieux per­siste même si la démon­stra­tion de la faus­seté a été établie. Le pub­lic n’est pas for­mé d’esprits scientifiques. 

Le pub­lic n’est pas for­mé d’esprits sci­en­tifiques. Il est donc cru­cial de mieux expli­quer la démarche sci­en­tifique dès les class­es primaires.

Il est donc cru­cial de mieux expli­quer la démarche sci­en­tifique dès les class­es pri­maires. Ce vœu pieux se heurte mal­heureuse­ment à la for­ma­tion ini­tiale des pro­fesseurs des écoles, majori­taire­ment issus de cur­sus lit­téraires. Cette ques­tion de l’apprentissage des sci­ences dès le plus jeune âge reste un levi­er majeur.

Il me sem­ble égale­ment utile d’enseigner l’histoire des sci­ences. Cette dis­ci­pline a le mérite de mon­tr­er que la sci­ence pro­gresse par essais et erreurs. Elle illus­tre la nature d’une con­tro­verse sci­en­tifique et, asso­ciée à l’épistémologie, elle aide à com­pren­dre la manière dont les idées sont con­stru­ites Ces approches sont encore mal représen­tées même au cours des cur­sus uni­ver­si­taires. Elles pour­raient pour­tant con­stituer des alliés méthodologiques pour les chercheurs voire, en étant enseignées au lycée, ren­dre à la cul­ture générale son volet scientifique.

1https://​comite​-ethique​.cnrs​.fr/​a​v​i​s​-​d​u​-​c​o​m​e​t​s​-​q​u​e​l​l​e​s​-​n​o​u​v​e​l​l​e​s​-​r​e​s​p​o​n​s​a​b​i​l​i​t​e​s​-​p​o​u​r​-​l​e​s​-​c​h​e​r​c​h​e​u​r​s​-​a​-​l​h​e​u​r​e​-​d​e​s​-​d​e​b​a​t​s​-​s​u​r​-​l​a​-​p​o​s​t​-​v​e​rite/

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