sienceEtDefiance_ScienceDoesntCareOpinion
π Société π Science et technologies
Que signifie « avoir confiance en la science » ?

Pourquoi la science se moque de votre opinion sur la vérité

Yves Laszlo, professeur en mathématiques à l’université Paris-Saclay
Le 23 juin 2021 |
6 min. de lecture
Yves Lazlo
Yves Laszlo
professeur en mathématiques à l’université Paris-Saclay
En bref
  • La montée récente d’une certaine méfiance envers la science décrédibilise les faits scientifiques, et va à l’encontre de son progrès.
  • Elle tend à accorder plus d’importance aux opinions individuelles – par définition subjectives – plutôt qu’aux faits, pourtant objectifs.
  • L’universalité des faits, et par conséquent la reproductibilité des résultats expérimentaux, devraient contribuer à réduire le scepticisme autour de la science.
  • Contrairement à la méfiance, le doute au sein de la communauté scientifique est bénéfique pour la science car il permet de préciser notre savoir à mesure que l’on remet en question la démarche scientifique, les méthodes, les hypothèses, etc.

Les dernières décen­nies pour­raient être con­sid­érées comme un âge d’or pour la sci­ence : les révo­lu­tions génomique et quan­tique, le règne de l’In­ter­net, le tri­om­phe de la rel­a­tiv­ité – pour n’en citer que quelques-uns – ont per­mis de trans­former nos vies. Et alors que la sci­ence évolue, appor­tant de nou­velles expli­ca­tions et de nou­veaux mod­èles, nous atten­dons de la tech­nolo­gie qu’elle nous four­nisse égale­ment de nou­veaux out­ils pour résoudre les défis mon­di­aux aux­quels nous sommes confrontés.

Cepen­dant, le passé récent nous a égale­ment mon­tré que nous vivons une époque de post-vérité, où les « faits alter­nat­ifs » (ou « fake news ») sont mon­naie courante, tout comme la méfi­ance à l’é­gard de la sci­ence. On désigne sou­vent les réseaux soci­aux comme respon­s­ables, mais ils ne sont les seuls.

La dés­in­for­ma­tion encour­age une cul­ture de la sus­pi­cion envers les « faits sci­en­tifiques ». Cepen­dant, il ne suf­fit pas de le sig­naler comme tel pour ren­vers­er la méfi­ance à l’é­gard de la sci­ence ; la con­fi­ance dans la sci­ence pour­rait être inter­prétée comme une « opin­ion » sub­jec­tive et pour­rait donc pro­duire l’ef­fet inverse, ren­forçant ain­si le doute chez un « sceptique ».

Pour être « vrai », le fait doit être universel

La sit­u­a­tion sem­ble donc insol­u­ble. Sommes-nous capa­bles de rétablir la con­fi­ance dans la méth­ode sci­en­tifique, ou sommes-nous con­damnés à lut­ter con­tre un doute déraisonnable, allant au-delà du niveau de pen­sée cri­tique néces­saire pour pro­gress­er dans notre com­préhen­sion de l’univers ?

Un bon point de départ con­siste peut-être à exam­in­er la dif­férence entre « fait sci­en­tifique » et « opin­ion ». Les faits sci­en­tifiques sont les con­clu­sions aux­quelles parvi­en­nent les sci­en­tifiques, ce qui fait qua­si­ment par­tie de leur déf­i­ni­tion, mais ils ont des critères de déf­i­ni­tion pré­cis et uni­versels. Cela sig­ni­fie que ces faits peu­vent être util­isés pour for­muler des hypothès­es dont la val­i­da­tion repose sur des expéri­ences repro­ductibles définies a pri­ori et con­fir­mées a pos­te­ri­ori. Enfin, et c’est là l’une des prin­ci­pales dif­férences entre les « faits sci­en­tifiques » et les « opin­ions », les hypothès­es testées par les expéri­ences doivent être objec­tive­ment réfutables.

Les faits ont des limites bien définies

Un fait sci­en­tifique se dis­tingue d’une opin­ion en ce qu’il s’inscrit dans un périmètre bien défi­ni ; on ne peut le décrire « comme ça », sans un min­i­mum de pré­ci­sion. Par exem­ple, il est pos­si­ble de débat­tre sur l’emplacement d’un canapé dans une pièce. Vous pou­vez souhaiter qu’il soit placé ici, parce qu’il y a plus de lumière naturelle à cet endroit, quand je peux souhaiter le plac­er là-bas, où il est plus pra­tique de se déplac­er. Ce sont deux opin­ions val­ables, mais ce ne sont pas des faits, car nous prenons tous deux nos déci­sions en fonc­tion de nos pro­pres paramètres (sou­vent indéfi­nis). De plus, le résul­tat ne serait pas uni­versel, il dépendrait du pro­prié­taire du canapé et de son humeur.

Cepen­dant, si nous con­venons que le canapé doit être placé là où il y a le plus de lumière naturelle – ce que nous pour­rions définir en pre­scrivant une dis­tri­b­u­tion d’in­ten­sité de la lumière à des longueurs d’onde spé­ci­fiques – nous dis­posons alors d’un paramètre défi­ni et objec­tive­ment mesurable. Ain­si, en util­isant dif­férentes méth­odes, nous pour­rons rechercher l’en­droit pré­cis de la pièce où la lumière naturelle est la plus intense, en nous bas­ant sur la mesure empirique des rayons UV, de la chaleur, du temps d’ex­po­si­tion au soleil en 24 heures… À par­tir de ces résul­tats, nous pour­rons donc mod­élis­er math­é­ma­tique­ment l’emplacement du canapé dans la pièce le plus adap­té objec­tive­ment, en fonc­tion de la lumière naturelle et indépen­dam­ment de l’humeur de son propriétaire.

Les faits scientifiques peuvent être utilisés pour réaliser des prédictions

Une fois que nous avons défi­ni ces paramètres et les méth­odes util­isées pour les étudi­er, les mesures et les expéri­ences doivent être repro­ductibles. La repro­ductibil­ité est définie comme « l’ob­ten­tion de résul­tats cohérents entre des études visant à répon­dre à la même ques­tion sci­en­tifique, cha­cune d’en­tre elles ayant obtenu ses pro­pres don­nées1 ». Par con­séquent, n’im­porte qui devrait être capa­ble de repro­duire les mêmes résul­tats en appli­quant le même pro­to­cole. Dans le cas du canapé, cela ne serait pas si dif­fi­cile, mais lorsqu’il s’ag­it de struc­tures com­plex­es, comme les sys­tèmes vivants par exem­ple, la repro­ductibil­ité est un énorme défi.

De plus, pour être « vrai », le fait doit être uni­versel – les mêmes lois de la grav­i­ta­tion sont en vigueur que vous soyez à Paris, à New York ou au pôle Nord. En fait, ce sont même les mêmes lois si vous vous trou­vez sur Terre ou sur Mars car, même si vous ne ressen­tez pas la grav­ité de la même manière, la théorie de la rel­a­tiv­ité d’E­in­stein s’ap­plique où que vous soyez dans l’univers.

Ain­si, en ten­ant compte des pre­miers points, si les faits sci­en­tifiques sont les mêmes partout et qu’ils sont repro­ductibles dans les mêmes con­di­tions, ils peu­vent être util­isés pour faire des pré­dic­tions. Si nous savons que, chaque jour, le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest, nous pou­vons dire avec cer­ti­tude qu’il en sera de même demain et tous les jours suiv­ants. Et cela se pro­duira que nous le croyions ou non : le soleil ne se soucie en aucun cas de l’opin­ion que nous avons de lui. 

Les théories sont plus souvent affinées que réfutées

Une fois qu’il a été bien défi­ni, testé, repro­duit et qu’il peut être util­isé pour for­muler des pré­dic­tions, il ne reste plus qu’à tester les lim­ites d’un fait sci­en­tifique. Dans sa théorie du mou­ve­ment2, Isaac New­ton pos­tule que la vitesse du mou­ve­ment est tou­jours rel­a­tive et que le temps est absolu, quel que soit celui qui le cal­cule. Dans l’un de ses arti­cles fon­da­men­taux de 19053, Ein­stein a affir­mé que la vitesse de la lumière c dans le vide est absolue, ce qui implique que le temps est relatif. Ce car­ac­tère non intrin­sèque du temps est pré­cisé­ment un moyen de « réfuter » la théorie, mais heureuse­ment, elle ne l’a pas encore été. 

Même si la rel­a­tiv­ité d’E­in­stein sem­ble enter­rer la physique new­toni­enne, il n’a pas réelle­ment réfuté les théories de ses prédécesseurs. Il les a plutôt affinées. New­ton et Ein­stein avaient tous les deux rai­son : la physique de New­ton est cor­recte pour les vitesses « lentes » (n’ou­blions pas que même une fusée hyper­son­ique a une vitesse lente dans ce con­texte !) mais pas pour les vitesses proches de c (la vitesse de la lumière). Pour les vitesses lentes, les théories d’E­in­stein et de New­ton coïn­ci­dent. Ein­stein a sim­ple­ment offert une expli­ca­tion plus com­plète de l’univers.

Même si la rel­a­tiv­ité d’E­in­stein sem­ble enter­rer la physique new­toni­enne, il n’a pas réelle­ment réfuté les théories de ses prédécesseurs.

Un autre exem­ple serait la géné­tique. Lorsque Mendel étu­di­ait l’hérédité chez les plants de pois, il savait que les car­ac­téris­tiques pou­vaient être trans­mis­es de généra­tion en généra­tion au sein d’une même espèce. Nous avons ensuite appris l’ex­is­tence de l’ADN, et décou­vert que l’hérédité est con­tenue dans les gènes trans­mis par les par­ents à leur progéni­ture. Ain­si, pen­dant un cer­tain temps, la réal­ité sci­en­tifique était que le pat­ri­moine géné­tique était unique­ment défi­ni par l’ADN câblé à la naissance.

Plus récem­ment, nous avons décou­vert l’épigéné­tique : l’ex­is­tence d’in­ter­rup­teurs molécu­laires capa­bles d’ac­tiv­er ou de dés­ac­tiv­er les gènes dans un proces­sus qui peut se pro­duire à tout moment de la vie d’un organ­isme. Cela sig­ni­fie donc que les expéri­ences peu­vent influ­encer les fonc­tions des gènes en appor­tant de petits ajuste­ments à notre ADN et, de sur­croît, que ces mod­i­fi­ca­tions « acquis­es » peu­vent être trans­mis­es à notre progéni­ture au fil des généra­tions. Une fois de plus, le rôle de l’ADN dans l’hérédité n’a pas été réfuté ; c’est plutôt notre com­préhen­sion de l’ensem­ble de la sit­u­a­tion qui a mûri.

Ces exem­ples mon­trent l’im­por­tance fon­da­men­tale d’un doute sci­en­tifique, col­lec­tif et fructueux, opposé aux affir­ma­tions péremp­toires qui entourent sou­vent les opin­ions ou pire les « faits alternatifs ».

Le doute est sain, la méfiance ne l’est pas

C’est ce « doute col­lec­tif », exer­cé par les sci­en­tifiques, qui per­met d’affiner les savoirs. Le fait de s’in­ter­roger les uns les autres, de remet­tre en ques­tion les méth­odes util­isées et d’a­jouter de nou­velles infor­ma­tions provenant de sources dif­férentes per­met aux faits sci­en­tifiques de devenir extrême­ment dif­fi­ciles à réfuter. Ain­si, au lieu d’af­faib­lir les faits sci­en­tifiques, cette forme par­ti­c­ulière du doute con­tribue en réal­ité à les renforcer.

C’est pourquoi, en fin de compte, il est très rare que des faits sci­en­tifiques validés soient entière­ment jetés à la poubelle à la suite de nou­velles décou­vertes. Au con­traire, ils ont ten­dance à être affinés. Nous en redéfinis­sons les con­tours et nous dévelop­pons de nou­velles méth­odes, ce qui nous per­met de cisel­er une image plus pré­cise de la vérité, comme celle d’un écran d’or­di­na­teur pix­el­lisé devenant plus nette à mesure que nous y ajou­tons des pix­els. En réal­ité, le but de la sci­ence est d’amélior­er sans cesse la déf­i­ni­tion de l’im­age que nous avons de l’univers.

1https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​b​o​o​k​s​/​N​B​K​5​4​7​5​3​1​/​#​s​e​c_010
2Philosophi­ae nat­u­ralis prin­cip­ia math­e­mat­i­ca, 1687
3Zur Elek­tro­dy­namik bewegter Kör­p­er, Annalen der Physik

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter