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π Société
Pourquoi les inégalités sociales s’accroissent-elles au XXIe siècle ?

Le retour des inégalités va-t-il effacer leur déclin séculaire ?

Richard Robert, journaliste et auteur
Le 9 février 2022 |
6 min. de lecture
Daniel Waldenström
Daniel Waldenström
chercheur à l’Institut de recherche en économie industrielle (IFN)
En bref
  • Le XXe siècle a connu un fort mouvement d’égalisation dans les sociétés occidentales.
  • Mais il y a un débat si l’on considère les quatre dernières décennies. Pour autant, en récompensant le succès et en augmentant l’inégalité des revenus, les sociétés occidentales ont réussi à résoudre leur crise d’efficacité et à améliorer la situation de tous.
  • Certains économistes soulignent la croissance des inégalités de patrimoine. Mais la mesure et la répartition de la richesse font l’objet de débats. La plupart des gens font partie de systèmes de retraite collectifs dans lesquels ils ne possèdent pas d’actifs, mais ont des droits de tirage sur des flux de revenus futurs.
  • Ces dernières années, les politiques d’assouplissement quantitatif des banques centrales ont pu creuser l’écart entre ceux qui ont un patrimoine et ceux qui n’en ont pas : les politiques de redistribution sont de nouveau à l’ordre du jour.
  • La réduction des inégalités a toujours été plus efficace en augmentant le seuil de revenu et de richesse par le bas.

Sur le long terme, les iné­gal­ités augmentent-elles ?

Daniel Walden­ström. Quand on regarde l’ensemble du siè­cle dernier, la réponse est non. Avec l’introduction de la démoc­ra­tie, la redis­tri­b­u­tion, les chocs des guer­res et autres crises économiques, le 20e siè­cle a été une ère de forte égal­i­sa­tion dans les sociétés occi­den­tales. Toute­fois, si l’on con­sid­ère les qua­tre dernières décen­nies, le débat est plus vif, mais les dif­férences entre les pays sont égale­ment plus impor­tantes. Les années 1980 ont con­sti­tué un plus bas mon­di­al en matière d’inégalités. S’est ensuivi qu’une légère aug­men­ta­tion dans la plu­part des pays européens, tan­dis qu’aux États-Unis l’augmentation a été plus importante.

Cela étant dit, il faut apporter de nom­breuses nuances à ces évolutions.

Tout d’abord, nous devons mieux com­pren­dre com­ment se sont réduites les iné­gal­ités dans la péri­ode d’après-guerre. Cer­taines ten­dances pro­fondes ont eu un effet struc­turel, comme la hausse du niveau d’éducation, avec des per­son­nes plus instru­ites qui sont dev­enues plus pro­duc­tives. Par ailleurs, une grande par­tie de la réduc­tion des iné­gal­ités observées est due à l’entrée mas­sive des femmes dans la vie active. La réduc­tion des iné­gal­ités n’est peut-être pas venue prin­ci­pale­ment de la redis­tri­b­u­tion des revenus par les impôts, mais de l’arrivée de nou­velles sources de revenus. Dans les années 1980, cette force égal­isatrice s’est épuisée.

Deux­ième nuance, il ne faut pas seule­ment regarder les parts du gâteau, mais aus­si sa taille, c’est-à-dire la crois­sance du revenu nation­al. Cette per­spec­tive fon­da­men­tale est par­fois omise dans le débat sur l’inégalité. Pourquoi nous soucions-nous de l’inégalité ? N’est-ce pas en par­tie parce que nous nous préoc­cupons des per­son­nes qui n’ont pas assez de ressources pour men­er une bonne vie, ce qui ren­voie en fait à la ques­tion de la pau­vreté ? Or les recherch­es mon­trent que la pau­vreté est bien plus liée à la taille du gâteau qu’à sa dis­tri­b­u­tion, ce qui met au pre­mier plan le développe­ment économique, l’esprit d’entreprise, etc. Nous avons com­mencé à avoir de gros prob­lèmes struc­turels à ce sujet dans les années 1970, et les nou­velles poli­tiques économiques mis­es en œuvre dans les années 1980 étaient avant tout un moyen de résoudre ces problèmes.

À cette époque, les pays occi­den­taux ont souf­fert d’une crise struc­turelle de pro­duc­tiv­ité, surtout par rap­port à l’Asie. Nos économies étaient forte­ment régle­men­tées, avec des tax­es élevées sur de larges seg­ments de la pop­u­la­tion. Pour mieux récom­penser le tra­vail, le mou­ve­ment et l’initiative, nous avons com­mencé à ren­forcer les inci­ta­tions pour que les gens s’instruisent, tra­vail­lent plus longtemps et tra­vail­lent plus dur. Le gâteau a fini par grossir ; la crois­sance a repris. Le fait de récom­penser les per­son­nes qui réus­sis­sent a pour effet sec­ondaire d’accroître l’inégalité des revenus, mais il con­vient de not­er que les revenus inférieurs ont égale­ment aug­men­té : aujourd’hui, les plus pau­vres sont bien mieux lotis qu’ils ne l’étaient dans les années 1980.

Cer­tains de vos col­lègues affir­ment que la prin­ci­pale iné­gal­ité ne con­cerne pas tant les revenus que la richesse.

Per­me­t­tez-moi tout d’abord de dire que je ne suis pas entière­ment d’accord avec cette affir­ma­tion. Je pense que les revenus sont plus per­ti­nents que la richesse pour éval­uer le bien-être des gens ou ce que l’économie de marché récom­pense actuelle­ment. Cela dit, les ten­dances en matière d’inégalité des revenus et des richess­es sem­blent assez sim­i­laires. En fait, l’égalisation de la pro­priété de la richesse au cours du 20e siè­cle a été encore plus forte que ce que nous obser­vons pour les revenus. Une grande par­tie de la pop­u­la­tion ne pos­sé­dait pra­tique­ment rien il y a un siè­cle, lorsque le cap­i­tal était entre les mains de quelques indus­triels, financiers et aris­to­crates fonciers.

Au cours du siè­cle dernier, on a assisté à un change­ment struc­turel spec­tac­u­laire dans la pro­priété des richess­es. La démoc­ra­tie ayant apporté des droits de pro­priété plus sûrs, des droits du tra­vail et une meilleure édu­ca­tion pour la plu­part des gens, ceux-ci sont devenus plus pro­duc­tifs et mieux payés. Cela sig­ni­fie qu’avec un sys­tème ban­caire plus dévelop­pé, les gens nor­maux ont pu com­mencer à inve­stir dans des maisons et à épargn­er pour leurs retraites. En d’autres ter­mes, pour la pre­mière fois dans l’histoire, les gens ordi­naires ont pu accu­muler des richess­es. Aujourd’hui, la plu­part des act­ifs sont détenus par la classe moyenne, alors qu’il y a un siè­cle, ils étaient prin­ci­pale­ment détenus par l’élite. C’est égale­ment la rai­son pour laque­lle la hausse des prix des act­ifs dans le secteur du loge­ment et sur le marché bour­si­er, après les années 1970, a prof­ité non seule­ment aux per­son­nes for­tunées, mais aus­si à des couch­es assez larges de la population.

Mais la richesse tan­gi­ble n’est pas tout. La plu­part des gens font égale­ment par­tie de sys­tèmes de retraite col­lec­tifs dans lesquels les act­ifs sont des promess­es de flux de revenus futurs sur lesquels ils ont des droits de tirage. Notez que ces act­ifs de pen­sion sont implicites. Il ne s’agit pas d’argent sur un compte ban­caire que l’on peut retir­er et utilis­er pour acheter une voiture. C’est pourquoi cer­taines insti­tu­tions et cer­tains col­lègues écon­o­mistes exclu­ent ces act­ifs non cap­i­tal­isés lorsqu’ils mesurent la richesse, ce qui aboutit à représen­ter comme finan­cière­ment pau­vres une bonne par­tie des mem­bres des class­es moyennes en Europe puisqu’ils n’ont pas épargné à titre privé pour leur pension.

Il est pour­tant pos­si­ble d’estimer la valeur actuelle de ces act­ifs de retraite. Si nous les inclu­ons dans le porte­feuille de richesse, le tableau change. Les chiffres de la con­cen­tra­tion de la richesse chutent de façon spec­tac­u­laire. Les recherch­es mon­trent que la part de la richesse des 1 % les plus rich­es dimin­ue de moitié en Suède et aux États-Unis lorsque l’on inclut les avoirs de retraite non capitalisés.

Cepen­dant, les poli­tiques d’assouplissement quan­ti­tatif mis­es en œuvre par les ban­ques cen­trales à la suite de la crise finan­cière pour­raient bien avoir changé la donne, avec une forte hausse des marchés immo­biliers et des marchés financiers qui a créé un fos­sé entre les pro­prié­taires et les non-propriétaires.

L’assouplissement quan­ti­tatif sem­ble avoir eu un impact con­sid­érable sur le prix des act­ifs. Lorsque nous met­tons cela en rela­tion avec la répar­ti­tion des richess­es, cela n’affecte pas prin­ci­pale­ment l’inégalité entre les déten­teurs de richess­es. Le fos­sé s’est surtout creusé entre ceux qui sont pro­prié­taires — maisons, actions, fonds com­muns de place­ment — et ceux qui ne pos­sè­dent rien. Par exem­ple, je sup­pose que la dis­tance à par­courir par les jeunes pour accéder au marché immo­bili­er a aug­men­té. Per­son­ne, je crois, ne s’est penché sur cette ques­tion de manière sys­té­ma­tique, mais il serait intéres­sant de l’étudier. Assis­tons-nous à l’émergence d’un fos­sé struc­turel entre généra­tions ? On ne le sait pas encore.

S’il s’avérait qu’un écart de richesse s’est creusé entre les nan­tis et les dému­nis, la poli­tique économique pour­rait avoir un rôle à jouer pour y remédi­er. Toute­fois, cer­taines poli­tiques devraient être évitées. Par exem­ple, cer­tains politi­ciens et même cer­tains écon­o­mistes par­lent de réin­tro­duire l’impôt sur la for­tune. Je pense que c’est une vision assez naïve. Cet impôt a été essayé et il n’a pas fonc­tion­né. Il est dif­fi­cile à con­cevoir, crée des prob­lèmes de liq­uid­ité pour les entre­pris­es et il sera inco­hérent selon les act­ifs, en fonc­tion de la facil­ité avec laque­lle il est pos­si­ble de mesur­er leur valeur propre.

La façon dont la fis­cal­ité peut aider à résoudre les iné­gal­ités est plutôt de génér­er des revenus qui peu­vent être dépen­sés pour les ser­vices publics et soci­aux qui sont rel­a­tive­ment plus impor­tants pour les per­son­nes pau­vres : soins de san­té, soins aux per­son­nes âgées, édu­ca­tion. C’est la manière la plus effi­cace de redis­tribuer via les impôts. Et pour cela, nous avons besoin de taux mar­gin­aux d’imposition faibles, avec de larges assi­ettes fis­cales qui, ensem­ble, génèrent beau­coup de recettes — tout le con­traire des impôts sur la for­tune, qui ne génèrent pas assez de recettes et envoient un sig­nal négatif aux investis­seurs. La réduc­tion des iné­gal­ités a tou­jours été plus effi­cace en aug­men­tant le seuil de revenu et de richesse par le bas : aider davan­tage de per­son­nes à obtenir une édu­ca­tion, à accéder au marché du tra­vail, à pos­séder leur pro­pre mai­son et à épargn­er pour leur retraite.

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