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Pourquoi les inégalités sociales s’accroissent-elles au XXIe siècle ?

Comment la crise du Covid-19 a fortement aggravé les inégalités sociales

Richard Robert, journaliste et auteur
Le 9 février 2022 |
5 min. de lecture
Antonio de Lecea
Antonio de Lecea
professeur associé de gouvernance du commerce mondial à l’Institut Barcelona d’Estudis Internacionals
Yann Coatanlem
Yann Coatanlem
CEO de DataCore Innovations LLC
En bref
  • Avec la crise sanitaire, les inégalités existantes (entre hommes et femmes, blancs et noirs, riches et pauvres) se sont aggravées.
  • Les interdépendances entre les types d’inégalités se sont également renforcées.
  • Le confinement a introduit ou donné de l’importance à de nouveaux types d’inégalités, de la fracture numérique à la possibilité du télétravail.
  • Chez les enfants d’âge scolaire et les étudiants, ces inégalités qui s’accusent et se redoublent peuvent créer des divergences de destin.

La pandémie de Covid est un par­fait exem­ple de l’effet boomerang des crises : si l’on ne vient pas au sec­ours d’une per­son­ne en dif­fi­culté économique, sociale ou psy­chologique, on s’expose à un élar­gisse­ment des frac­tures sociales.

Une aggravation des inégalités existantes

Les iné­gal­ités se sont aggravées et les inter­dépen­dances1 entre les types d’inégalités se sont ren­for­cées. Aux États-Unis, les Afro-Améri­cains, sur­représen­tés dans les caté­gories les plus défa­vorisées, ont ain­si subi 23 % des cas mor­tels de Covid, alors que leur poids dans la pop­u­la­tion n’est que de 13 %.

La par­ité entre les sex­es recule : comme le souligne une étude de McK­in­sey2, les femmes sont par­ti­c­ulière­ment sen­si­bles à la pres­sion des employeurs, qui se traduit par une mul­ti­tude de signes, comme l’incitation à tou­jours mon­tr­er une « lumière verte » sur leurs ordi­na­teurs. Dans cer­tains cas, le Covid les a oblig­ées à con­sacr­er chaque jour plus de trois heures sup­plé­men­taires à leurs enfants et aux tâch­es ménagères : en moyenne cette sit­u­a­tion a été une fois et demie plus fréquente que chez les hommes. Les femmes de couleur sont affec­tées de façon dis­pro­por­tion­née : les mères noires sont deux fois plus sus­cep­ti­bles que les femmes blanch­es de s’occuper de toutes les tâch­es ménagères et éducatives.

Les iné­gal­ités se sont aus­si man­i­festées dans la péri­ode de redresse­ment : en févri­er 2021, le taux d’emploi des salariés les mieux payés avait dépassé son niveau de févri­er 2020, alors que pour les salariés en bas de l’échelle, il était inférieur de 12 %. Dans cer­tains secteurs, le chô­mage risque d’être élevé pen­dant longtemps, ce qui pour­rait accentuer une iné­gal­ité d’accès à l’emploi entre les CDI et les fonc­tion­naires d’une part, et tous les autres types de con­trats d’autre part. D’où l’importance d’une assur­ance sociale per­for­mante, et en par­ti­c­uli­er du filet de sécu­rité qu’apporterait le revenu universel.

C’est d’autant plus impor­tant qu’historiquement les cat­a­stro­phes, quelle que soit leur nature, ont d’abord frap­pé les plus dému­nis, ceux au fond qui n’ont pas de plan B.

La garde des enfants, enfin, est une iné­gal­ité de plus : alors qu’elle n’est plus néces­saire lorsque les par­ents tra­vail­lent depuis la mai­son, elle peut causer des dilemmes insur­monta­bles aux tra­vailleurs mod­estes déjà sur­ex­posés au virus sur leur lieu de tra­vail. Trag­ique­ment, l’impossibilité pour une mère céli­bataire de faire garder son enfant peut con­duire à la perte de son emploi et à une spi­rale de déclassement.

La pau­vreté a aug­men­té. Un rap­port offi­ciel français mon­tre que 12 % des per­son­nes accueil­lies entre sep­tem­bre et novem­bre 2020 dans les ban­ques ali­men­taires étaient des nou­veaux pro­fils. Les caus­es prin­ci­pales du recours aux ban­ques ali­men­taires sont la perte d’emploi, la mal­adie et les sépa­ra­tions, autant de fac­teurs sur lesquels la pandémie a pesé.

De nouvelles inégalités

Mais le con­fine­ment a aus­si intro­duit de nou­veaux types d’inégalités, qui peu­vent recouper et redou­bler les iné­gal­ités existantes.

Il y a d’abord la dif­férence de sécu­rité san­i­taire entre ceux qui peu­vent utilis­er les facil­ités du télé­tra­vail et ceux dont la présence oblig­ée sur leur lieu de tra­vail les expose davan­tage au virus. D’après l’INSEE, fin mars 2020, un tiers des salariés en France était en activ­ité sur son lieu de tra­vail, un tiers en télé­tra­vail et un tiers au chô­mage par­tiel. Comme les « tra­vailleurs essen­tiels » sont sou­vent des salariés mod­estes, cette sit­u­a­tion fait l’effet d’une dou­ble peine — à titre d’exemple, le « tra­vailleur essen­tiel » anglais touche un salaire 8 % inférieur au salaire moyen dans l’ensemble du Roy­aume-Uni. Les quartiers où vivent ces tra­vailleurs ont con­nu une sur­mor­tal­ité due au Covid par rap­port au reste de la pop­u­la­tion : à Toron­to, elle fut deux fois supérieure à celles des quartiers priv­ilégiés. Et cer­taines caté­gories socio-pro­fes­sion­nelles ont été par­ti­c­ulière­ment décimées : les boulangers cal­i­forniens ont vu leur mor­tal­ité mon­ter en flèche, de plus de 50 % à la fin de 2020.

Autre iné­gal­ité, la faible appli­ca­tion des règles de con­fine­ment dans cer­tains ter­ri­toires, déjà exposés à une carence des pou­voirs régaliens et sou­vent économique­ment défa­vorisés. La cohab­i­ta­tion dans des apparte­ments exi­gus et peu adap­tés au télé­tra­vail ou au sport teste les lim­ites de bien des familles.

Dans la crise du coro­n­avirus, le manque d’accès à inter­net peut créer des bar­rières dif­fi­cile­ment sur­monta­bles pour de nom­breux foy­ers. Aux États-Unis, on estime qu’un tiers de la pop­u­la­tion n’a aucun accès à inter­net en dehors de l’usage des porta­bles, et un rap­port offi­ciel de la Nation­al Asso­ci­a­tion of Coun­ties a établi que 65 % des comtés améri­cains n’offrent pas de haut débit et que 50 % ne dis­posent même pas du débit min­i­mum légal. Il y a aus­si « l’illectronisme », qui touche en France, selon l’INSEE, une per­son­ne sur six. Plus large­ment 38 % des usagers man­quent d’au moins une com­pé­tence numérique de base.

Fac­teur aggra­vant, cette pré­car­ité numérique est forte­ment cor­rélée à la majeure par­tie des iné­gal­ités tra­di­tion­nelles. L’ONU a érigé l’accès au numérique en droit fon­da­men­tal, mais il reste beau­coup à faire pour assur­er une véri­ta­ble égal­ité numérique. Notam­ment en aug­men­tant la cou­ver­ture des réseaux, en facil­i­tant l’apprentissage et en régu­lant la tarification.

Différences de destins

Pour les enfants et les jeunes, ces iné­gal­ités qui s’accusent et se redou­blent peu­vent avoir un effet struc­turant sur le long terme. C’est un point majeur, qui ne saurait être sous-estimé.

Sans inter­net, il est qua­si impos­si­ble de con­tin­uer sa sco­lar­ité, et même un accès à bas débit rend le suivi des cours très prob­lé­ma­tique. D’autre part, seules les familles où les par­ents ont un niveau d’éducation élevé (sou­vent les plus aisées) sont en mesure d’accompagner le tra­vail sco­laire de leurs enfants. Le con­fine­ment induit alors une plus forte repro­duc­tion sociale, avec d’inquiétants phénomènes de décrochage sco­laire. Pour autant, même les étu­di­ants les plus diplômés ne sont pas à l’abri. En France, une enquête jointe de la Con­férence des grandes écoles, du BCG et de l’Ipsos por­tant sur 138 grandes écoles et plus de 2000 étu­di­ants fait ressor­tir que presque deux tiers des élèves ont la con­vic­tion d’avoir décroché et pensent devoir se con­tenter d’un job en deçà de leurs espérances, 71 % ont « le sen­ti­ment d’appartenir à une généra­tion sac­ri­fiée au nom de la sécu­rité san­i­taire ». Pour 83 % d’entre eux, la qual­ité de leur for­ma­tion a été affec­tée par la crise. La fis­sure du Covid tra­verse même les élites.

Pour aller plus loin

Le Cap­i­tal­isme con­tre les iné­gal­ités par Yann Coatan­lem et Anto­nio De Lecea

1https://​en​.unesco​.org/​i​n​c​l​u​s​i​v​e​p​o​l​i​c​y​l​a​b​/​p​o​l​i​c​y​-​m​a​r​k​e​r​-​s​o​c​i​a​l​-​i​n​c​l​u​s​i​o​n​-​i​n​c​l​u​s​i​v​e​-​p​o​l​i​c​i​e​s​/​c​u​m​u​l​a​t​i​v​e​-​d​i​s​a​d​v​a​n​t​a​g​e​-​i​n​t​e​r​-​a​n​d​-​w​i​t​h​i​n​-​group
2https://​www​.mck​in​sey​.com/​f​e​a​t​u​r​e​d​-​i​n​s​i​g​h​t​s​/​d​i​v​e​r​s​i​t​y​-​a​n​d​-​i​n​c​l​u​s​i​o​n​/​w​o​m​e​n​-​i​n​-​t​h​e​-​w​o​r​k​place

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