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Gaia‑X : le pari d’un cloud européen souverain

PortraitJanv2025_parJean-Yves
Francesca Musiani
directrice de recherche au CNRS et directrice du Centre Internet et Société
En bref
  • En 2020, l’UE a lancé le projet Gaia-X, visant à construire une infrastructure de données interopérable, sécurisée et conforme aux normes européennes.
  • Cette stratégie a pour objectif de renforcer la souveraineté numérique de l’Union européenne face à l’hégémonie des acteurs nord-américains.
  • Gaia-X est un écosystème de nœuds interconnectés reposant sur des standards ouverts, afin d’éviter la concentration du pouvoir entre les mains d’un seul acteur.
  • Le projet s’appuie sur le développement de collectifs de données sectoriels, destinés à faciliter l’échange sécurisé d’informations dans des domaines comme la santé, l’industrie automobile ou l’énergie.
  • Toutefois, la mise en place de ces espaces se heurte à une réalité complexe : la gestion des relations entre des acteurs aux intérêts parfois divergents.

Alors que l’hégémonie des acteurs nord-améri­cains – Ama­zon Web Ser­vices, Microsoft Azure ou encore Google Cloud – struc­ture l’écosystème numérique mon­di­al, l’Union européenne a lancé en 2020 le pro­jet Gaia‑X, avec pour ambi­tion de bâtir un rem­part numérique, une infra­struc­ture de don­nées interopérable, sécurisée et con­forme aux normes européennes1. L’initiative vise à encour­ager le développe­ment de « data spaces » sec­to­riels dans des domaines tels que la san­té, l’énergie ou encore la mobil­ité, afin de garan­tir une ges­tion des don­nées alignée sur les principes de trans­parence, de réversibil­ité et de portabilité.

Cette année, Gaia‑X entre dans une phase d’implémentation, mar­quée par l’expansion de plus de 180 espaces de don­nées2. Cette pro­gres­sion a été notam­ment mise en lumière lors de la plénière du Hub France, organ­isée en mars 2025, où les acteurs publics et privés impliqués ont débat­tu des enjeux de stan­dard­i­s­a­tion, des mod­èles économiques favorisant ces espaces de don­nées, et des syn­er­gies poten­tielles avec l’intelligence arti­fi­cielle3.

Dans un con­texte où les flux trans­frontal­iers de don­nées et l’IA redéfinis­sent les rap­ports de force géopoli­tiques, Gaia‑X soulève plusieurs inter­ro­ga­tions : peut-il véri­ta­ble­ment incar­n­er une alter­na­tive crédi­ble face aux mastodontes du numérique ? Sur quelles bases con­stru­ire une infra­struc­ture sou­veraine sans céder à l’isolement tech­nologique ? Et quels leviers mobilis­er pour en faire un vecteur d’innovation pour les entre­pris­es européennes ?

Pour décrypter les enjeux sous-jacents à cette ini­tia­tive, Francesca Musiani, direc­trice de recherche au CNRS, apporte son exper­tise en sou­veraineté numérique et en gou­ver­nance des don­nées. Elle a notam­ment analysé le pro­jet Gaia‑X dans son arti­cle « À tra­vers les infra­struc­tures, c’est la sou­veraineté numérique des États qui se joue4 », où elle appréhende les impli­ca­tions de l’autonomie des États à tra­vers les infra­struc­tures de données.

L’Europe à l’épreuve de l’omnipotence numérique

L’Union européenne s’engage dans une stratégie visant à ren­forcer sa sou­veraineté et son con­trôle sur les infra­struc­tures numériques et les don­nées, con­sid­érées comme des élé­ments prépondérants pour son autonomie. Face aux impérat­ifs tech­nologiques et géopoli­tiques actuels, l’objectif est de garan­tir que les acteurs européens con­ser­vent une maîtrise de cet écosys­tème. Un des leviers fon­da­men­taux réside dans le développe­ment de l’industrie numérique du con­ti­nent, notam­ment dans des secteurs stratégiques comme le cloud, les com­posants microélec­tron­iques et la cyber­sécu­rité. Le but est de réduire la dépen­dance à l’égard des four­nisseurs extérieurs et de favoris­er l’émergence d’acteurs européens offrant des solu­tions alter­na­tives et indépen­dantes. Des pro­jets phares, tels que l’Alliance européenne pour les semi-con­duc­teurs et Gaia‑X, témoignent de cette volon­té d’ériger une infra­struc­ture numérique décen­tral­isée et compétitive.

Francesca Musiani, direc­trice de recherche au CNRS, indique que le pro­jet repose sur une archi­tec­ture pen­sée à l’échelle de l’Union : « Gaia‑X a une struc­ture de gou­ver­nance européenne ; elle est une asso­ci­a­tion AISBL [N.D.L.R. : Asso­ci­a­tion sans but lucratif] basée en Bel­gique avec des organes de gou­ver­nance qui sont com­posés majori­taire­ment d’acteurs européens. » Cette approche vise à appréhen­der toute prise de con­trôle par des puis­sances non-européennes. Bien que des entités extérieures puis­sent rejoin­dre le pro­gramme, elles doivent respecter des exi­gences strictes con­cer­nant les « règles de sou­veraineté et d’interopérabilité fixées », un point qui, selon la chercheuse, a par­fois généré des « con­tro­ver­s­es en rai­son du “CV” de cer­tains acteurs comme Microsoft, Google ou même Palan­tir ».

En par­al­lèle, un cadre nor­matif ambitieux est mis en place pour encadr­er l’utilisation des infor­ma­tions numériques. Le Règle­ment général sur la pro­tec­tion des don­nées (RGPD) est un pili­er cap­i­tal de cette approche, étab­lis­sant des normes pointilleuses pour la pro­tec­tion des infor­ma­tions per­son­nelles des citoyens européens5. De nou­velles régu­la­tions, telles que le Data Act et le Dig­i­tal Mar­kets Act, sont de rigueur pour amélior­er la trans­féra­bil­ité des act­ifs infor­ma­tion­nels, garan­tir la con­cur­rence dans le secteur numérique et impos­er des oblig­a­tions aux plate­formes en ligne afin d’éviter les pra­tiques anti­con­cur­ren­tielles et d’améliorer l’accès aux don­nées6.

Un autre aspect clé évo­qué par Francesca Musiani est l’architecture décen­tral­isée : « Gaia‑X n’est pas un cloud unique, mais un écosys­tème de nœuds inter­con­nec­tés via des stan­dards ouverts, ce qui est cen­sé empêch­er la con­cen­tra­tion du pou­voir entre les mains d’un acteur unique, en par­ti­c­uli­er d’origine non-européenne. » Ce mod­èle, reposant sur une « interopéra­bil­ité garantie par des spé­ci­fi­ca­tions com­munes », cherche à min­imiser les risques d’une dom­i­na­tion exces­sive. La chercheuse souligne égale­ment la dimen­sion juridique du pro­jet, avec une pro­tec­tion con­tre les lég­is­la­tions extrater­ri­to­ri­ales : « Une par­tie impor­tante de la stratégie de Gaia‑X est son exclu­sion du droit extrater­ri­to­r­i­al non-européen ; les four­nisseurs doivent garan­tir que les lois extrater­ri­to­ri­ales étrangères ne com­pro­met­tent pas les don­nées européennes. » Cer­tains ser­vices vont même jusqu’à s’appuyer sur des « infra­struc­tures entière­ment européennes pour garan­tir une immu­nité juridique vis-à-vis des lois non-européennes ».

Pour pro­scrire toute influ­ence indésir­able, plusieurs mesures sont envis­agées, comme le dit Francesca Musiani : « Lim­iter leur pou­voir de vote et de déci­sion dans les organes de direc­tion, con­trôler les cer­ti­fi­ca­tions par des audi­teurs indépen­dants agréés par l’association Gaia‑X, et favoris­er l’émergence d’alternatives européennes dans le cloud, l’IA et les don­nées via des finance­ments publics. » La trans­parence du proces­sus déci­sion­nel, avec des « arbi­trages de ges­tion en principe publics » et une impli­ca­tion d’une « large com­mu­nauté », con­stitue égale­ment un garde-fou important.

Les data spaces, entre vision et friction

Le des­sein de Gaia‑X repose sur la créa­tion d’une infra­struc­ture européenne de don­nées interopérables, sécurisées et régies par des principes partagés, avec pour objec­tif de pos­er les bases d’une tech­nolo­gie sou­veraine qui pour­rait rivalis­er avec les plate­formes dom­i­nantes non-européennes, tout en respec­tant les valeurs du con­ti­nent, telles que la pro­tec­tion des don­nées per­son­nelles et la trans­parence des traitements.

« Le but ultime de cette démarche est bien la créa­tion d’un socle tech­nologique européen sou­verain : le pro­jet définit un cadre com­mun de stan­dards tech­niques et de gou­ver­nance qui garan­tit la com­pat­i­bil­ité, la sécu­rité, et la porta­bil­ité des ser­vices numériques », explique Francesca Musiani.

L’entreprise repose sur l’essor des col­lec­tifs de don­nées sec­to­riels, qui visent à faciliter l’échange sécurisé d’informations dans des secteurs stratégiques comme la san­té, l’industrie auto­mo­bile, l’énergie ou encore la mobil­ité. Des pro­grammes tels que Catena‑X dans l’automobile ou GAIA‑X Health pour la san­té sont des exem­ples con­crets de cette approche. Ces actions ont pour objec­tif de garan­tir l’accès à des don­nées essen­tielles pour l’innovation tout en assur­ant leur con­for­mité avec le RGPD et les autres stan­dards européens. Par exem­ple, Catena‑X ambi­tionne de trans­former la chaîne de valeur auto­mo­bile en Europe en facil­i­tant la cir­cu­la­tion des don­nées entre les acteurs du secteur, tout en assur­ant leur sécu­rité et leur intégrité7.

Le des­sein de Gaia‑X repose sur la créa­tion d’une infra­struc­ture européenne de don­nées interopérables, sécurisées et régies par des principes partagés

Le mod­èle pro­posé s’inscrit dans une logique de créa­tion d’un marché numérique inté­gré, où les don­nées devi­en­nent un bien com­mun à la dis­po­si­tion des entre­pris­es européennes pour dévelop­per de nou­velles tech­nolo­gies telles que l’intelligence arti­fi­cielle. Les espaces de don­nées sont égale­ment perçus comme des stim­u­lus pour des opéra­tions financées par des pro­grammes européens comme Hori­zon Europe ou Dig­i­tal Europe Pro­gramme, favorisant ain­si la for­ma­tion de coali­tions d’innovation. En ce sens, cette infra­struc­ture entend favoris­er la coopéra­tion ren­for­cée entre acteurs publics et privés, ain­si qu’entre États mem­bres, pour pro­mou­voir une véri­ta­ble autonomie numérique sur le continent.

« Cette ini­tia­tive repose sur des col­lec­tifs de don­nées sec­to­riels qui stim­u­lent la co-inno­va­tion entre grands groupes, PME, lab­o­ra­toires et insti­tu­tions publiques », pour­suit la chercheuse. « Elle sert de catal­y­seur pour les pro­jets européens financés par des pro­grammes comme Hori­zon Europe ou Dig­i­tal Europe. »

Néan­moins, l’implantation de ces espaces se heurte à une réal­ité com­plexe : la ges­tion des rela­tions entre les dif­férents acteurs, aux intérêts par­fois diver­gents, con­stitue un enjeu de taille. Cela est par­ti­c­ulière­ment vis­i­ble dans des archi­tec­tures comme GAIA‑X Health, où la diver­sité des par­ties prenantes et des approches nationales ralen­tit la syn­chro­ni­sa­tion des actions. Au-delà des aspects tech­niques, ces défis impliquent des négo­ci­a­tions de gou­ver­nance dif­fi­ciles, surtout en ce qui con­cerne la déf­i­ni­tion des normes com­munes à acter. Ce phénomène se traduit par des retards dans l’adoption des stan­dards tech­niques et dans la mise en place des infra­struc­tures néces­saires à la mutu­al­i­sa­tion des données.

« Le proces­sus de coor­di­na­tion est dif­fi­cile, car chaque acteur a ses pro­pres exi­gences et pri­or­ités, ce qui génère par­fois des ten­sions entre les pays européens eux-mêmes », observe la chercheuse.

Le dis­posi­tif pro­gresse lente­ment, entre ajuste­ments tech­niques et coor­di­na­tion encore en con­struc­tion. Cela se traduit par une série de freins pra­tiques et insti­tu­tion­nels qui ralen­tis­sent sa mise en œuvre, et ren­dent encore incer­tain son suc­cès à long terme. Par exem­ple, les diver­gences sur la répar­ti­tion des rôles au sein des dif­férents con­sor­tiums ou les ques­tions de sou­veraineté numérique com­pliquent l’établissement de normes et stan­dards com­muns pour tous les acteurs8.

« Bien que por­teur d’une vision nova­trice, ce pro­jet reste frag­ile, en rai­son de ten­sions dans sa gou­ver­nance, d’une matu­rité tech­nique encore insuff­isante et d’un manque d’alignement stratégique entre les dif­férents acteurs européens », remar­que Francesca Musiani.

Aicha Fall
1Gaia‑X et stratégie de don­nées, Com­mis­sion européennehttps://​ec​.europa​.eu/​c​o​m​m​i​s​s​i​o​n​/​p​r​e​s​s​c​o​r​n​e​r​/​d​e​t​a​i​l​/​e​n​/​i​p​_​2​0​_2102
2Présen­ta­tion du Data Spaces Sup­port Cen­tre (DSSC) – https://​dssc​.eu/​a​bout/
3Plénière du Hub France Gaia‑X (mars 2025) – Insti­tut Mines-Télé­comhttps://​www​.imt​.fr/​p​l​e​n​i​e​r​e​-​h​u​b​-​f​r​a​n​c​e​-​g​a​i​a​-​x​-​i​n​s​t​i​t​u​t​-​m​i​n​e​s​-​t​e​l​e​c​o​m​-​2025/
4Musiani, F. (2021). « À tra­vers les infra­struc­tures, c’est la sou­veraineté numérique des États qui se joue ». Acteurs publics. https://cis.cnrs.fr/a‑travers-les-infrastructures-c-est-la-souverainete-numerique-des-etats-qui-se-joue/
5Règle­ment (UE) 2016/679 du Par­lement européen et du Con­seil du 27 avril 2016 relatif à la pro­tec­tion des per­son­nes physiques à l’égard du traite­ment des don­nées à car­ac­tère per­son­nel et à la libre cir­cu­la­tion de ces don­nées, et abro­geant la direc­tive 95/46/CE (règle­ment général sur la pro­tec­tion des don­nées). Jour­nal offi­ciel de l’Union européenne, L 119, 4.5.2016, p. 1–88. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32016R0679
6Com­mis­sion européenne. (n.d.). Le règle­ment sur les marchés numériques : garan­tir des marchés numériques équita­bles et ouverts. https://commission.europa.eu/strategy/priorities-2019–2024/europe-fit-digital-age/digital-markets-act-ensuring-fair-and-open-digital-markets_fr
7Le Monde Infor­ma­tique, Gaia‑X : des pro­jets com­men­cent à éclore, 2024 – https://​www​.lemon​de​in​for​ma​tique​.fr/​a​c​t​u​a​l​i​t​e​s​/​l​i​r​e​a​m​p​-​g​a​i​a​-​x​-​d​e​s​-​p​r​o​j​e​t​s​-​c​o​m​m​e​n​c​e​n​t​-​a​-​e​c​l​o​r​e​-​9​3​1​7​6​.html
8Le Monde Infor­ma­tique, Gaia‑X : le cloud sou­verain européen enchaine retards et cri­tiques, 2021 – https://​www​.lemon​de​in​for​ma​tique​.fr/​a​c​t​u​a​l​i​t​e​s​/​l​i​r​e​a​m​p​-​g​a​i​a​-​x​-​l​e​-​c​l​o​u​d​-​s​o​u​v​e​r​a​i​n​-​e​u​r​o​p​e​e​n​-​e​n​c​h​a​i​n​e​-​r​e​t​a​r​d​s​-​e​t​-​c​r​i​t​i​q​u​e​s​-​8​3​4​5​7​.html

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