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La mobilité pour lutter contre les inégalités

Philippe Aghion
Philippe Aghion
professeur au Collège de France et à la London School of Economics

L’effet con­jugué du pro­grès des con­nais­sances, de la crois­sance et de la mon­di­al­i­sa­tion du com­merce ont per­mis à une large frac­tion de la pop­u­la­tion mon­di­ale d’échapper à la pau­vreté. Selon les chiffres de la Banque mon­di­ale, près de 40% de la pop­u­la­tion mon­di­ale vivait en dessous du seuil de pau­vreté, c’est-à-dire avec moins d’un dol­lar par jour en 1981, ce chiffre est tombé à 14% en 2008. En Inde, 40% de la pop­u­la­tion urbaine vivait en pau­vreté en 1988 ; ce chiffre est tombé à 12% en 1999, c’est-à-dire en à peine onze ans, grâce à une accéléra­tion de la crois­sance dont le taux annuel moyen est passé de 0,77% dans les années 1970 à 3,9% dans les années 1980.

Cette réduc­tion des iné­gal­ités au niveau mon­di­al ne con­cerne pas seule­ment les revenus mais égale­ment la san­té. Entre 1940 et 1980, l’espérance moyenne de vie dans les pays en développe­ment est passée de 44,5 à 64,3 ans, soit une aug­men­ta­tion de près de 20 ans, alors qu’elle n’a aug­men­té que de 9 ans dans les pays dévelop­pés pen­dant la même période.

La crois­sance accélérée de la Chine et de l’Inde depuis le début des années 1980 a notam­ment per­mis dans ces pays à plus de deux mil­liards d’individus d’échapper à la pau­vreté. Mais en même temps cette crois­sance a créé de nou­velles iné­gal­ités entre ces pays et d’autres économies, en par­ti­c­uli­er en Afrique, qui n’ont pas con­nu le même décol­lage. Enfin la crois­sance en Inde et en Chine a aug­men­té les iné­gal­ités au sein même de ces pays : seule une par­tie des pop­u­la­tions chi­noise et indi­enne est dev­enue prospère voire riche, même si les taux de pau­vreté dans ces deux pays ont net­te­ment reculé depuis les années 1970.

On observe ce même phénomène de crois­sance des iné­gal­ités « intra-pays » dans les pays avancés. Il y a chez nous d’un côté ceux qui ont su le mieux innover et s’adapter aux révo­lu­tions tech­nologiques (TIC, intel­li­gence arti­fi­cielle), et de l’autre ceux qui n’ont pas su pleine­ment prof­iter de ces évo­lu­tions ou qu’elles ont lais­sés sur le bord de la route. Faut-il s’inquiéter de cette mon­tée des iné­gal­ités à l’intérieur de nos pays ?

La crois­sance en Inde et en Chine a aug­men­té les iné­gal­ités au sein même de ces pays.

Combattre la pauvreté et augmenter la mobilité sociale

Il y a de fait plusieurs façons de mesur­er les iné­gal­ités. On peut vouloir se con­cen­tr­er sur la part du « top 1% les plus rich­es » dans le revenu d’un pays. Ou bien s’intéresser à une mesure plus glob­ale d’inégalité, par exem­ple la mesure GINI d’écart à l’égalité par­faite pour l’ensemble de la pop­u­la­tion. Ou bien à la mobil­ité sociale et aux trappes à pau­vreté qui entra­vent cette mobilité.

Mon opin­ion est que pour réc­on­cili­er crois­sance par l’innovation et maîtrise des iné­gal­ités, com­bat­tre la pau­vreté et aug­menter la mobil­ité sociale sont les objec­tifs à priv­ilégi­er. De façon intéres­sante, une plus grande mobil­ité sociale tend à être asso­ciée à moins d’inégalité glob­ale (c’est ce qu’on appelle la courbe de Gats­by le Mag­nifique) donc on fait d’une pierre deux coups en se con­cen­trant sur la mobilité.

Faut-il pour autant ne pas se préoc­cu­per des 1% ou 0,1% les plus rich­es ? Non, car les rich­es peu­vent utilis­er leurs ressources pour faire bar­rage à de nou­velles inno­va­tions ou empêch­er des réformes visant à démoc­ra­tis­er l’accès à l’éducation et à la san­té : ceux qui ont réus­si hier peu­vent vouloir empêch­er d’autres, aujourd’hui, de « s’évader » à leur tour et venir leur faire concurrence. 

D’où l’importance, pour stim­uler une crois­sance par l’innovation qui soit véri­ta­ble­ment inclu­sive, de met­tre en place un mod­èle économique et social :

  1. qui favorise la mobil­ité sociale en par­ti­c­uli­er grâce à des sys­tèmes d’éducation, de for­ma­tion et de san­té, de qual­ité et acces­si­bles à tous
  2. qui pro­tège les indi­vidus pour les empêch­er de tomber dans la pau­vreté en les assur­ant notam­ment con­tre les risques liés aux pertes ou change­ments d’emplois
  3. qui encour­age le pro­grès tech­nique et l’innovation qui sont sources de prospérité, tout en met­tant en place des garde-fous (en matière de fis­cal­ité, droit de la con­cur­rence, lois anti-cor­rup­tion…) afin d’éviter que les inno­va­teurs d’hier (les « évadés ») n’empêchent les autres d’évoluer à leur tour vers davan­tage de prospérité et de liberté.

Cet arti­cle a été pub­lié pour la pre­mière fois dans la Paris Inno­va­tion Review le 02/01/2018

Auteurs

Philippe Aghion

Philippe Aghion

professeur au Collège de France et à la London School of Economics

Ses recherches portent sur l'économie de la croissance. Avec Peter Howitt, il a été le pionnier du paradigme dit de la croissance schumpétérienne, qui a ensuite été utilisé pour analyser la conception des politiques de croissance et le rôle de l'État dans le processus de croissance. En 2001, Philippe Aghion a reçu le prix Yrjo Jahnsson du meilleur économiste européen de moins de 45 ans, en 2009 il a reçu le prix John Von Neumann et en 2016 il a reçu le prix de l'entrepreneuriat mondial.

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