Accueil / Chroniques / Trois croyances qui empêchent les entreprises d’affronter une crise
Rear view confident businessman, red cape suit, as hero stands o
π Économie π Société

Trois croyances qui empêchent les entreprises d’affronter une crise

Philippe Silberzhan
Philippe Silberzahn
professeur de stratégie à emlyon business school
En bref
  • En temps de crise, ce qui fait la différence est la capacité à identifier nos modèles mentaux pour les remettre en question.
  • L’identité de l’entreprise peut devenir un piège si on s’y enferme : le salut peut se trouver dans une réexploration de cette identité.
  • Il faut se méfier du consensus en temps de crise, et ne pas hésiter à le suspendre s’il se forme trop vite.
  • Le vrai leadership consiste à cultiver le modèle qui a fait ses preuves par le passé sans pour autant le laisser se pétrifier.
  • Les modèles mentaux sont utiles jusqu’au moment où nous les oublions : un peu de méthode permet de ne pas s’y laisser piéger.

Com­ment décider dans un monde incer­tain ? On ne peut éla­bor­er une stratégie qu’à par­tir d’hypothèses. Sur la durée, celles-ci se figent et devi­en­nent des mod­èles men­taux. Tout le prob­lème est que nous vivons dans un temps de moins en moins linéaire. La mul­ti­pli­ca­tion des sur­pris­es amène l’obsolescence accélérée de cer­taines de nos croy­ances. Ce qui fait la dif­férence, alors, est la capac­ité à iden­ti­fi­er nos mod­èles pour les remet­tre en ques­tion. C’est dif­fi­cile, sou­vent coû­teux. Mais la survie d’une entre­prise peut en dépendre.

Voici trois points où peu­vent s’enkyster des mod­èles men­taux. Et trois façons de ne pas se laiss­er piéger.

#1 L’identité

La cultiver sans s’y cramponner

La vogue de la rai­son d’être a remis l’identité au cen­tre du jeu. « Qui sommes-nous ? » prendrait presque le pas sur « que faisons-nous ? » Mais les deux ques­tions se rejoignent sur une intu­ition très forte : les entre­prise sont des sociétés humaines et cha­cune a sa pro­pre iden­tité. S’appuyer sur cette iden­tité per­met de mobilis­er les troupes, de dégager une stratégie, de rap­pel­er les fon­da­men­taux. Peu importe alors qu’on mette l’accent sur les valeurs, ou sur le cœur de métier.

Le prob­lème, c’est que l’identité est aus­si un piège. Plus pré­cisé­ment : elle devient un piège si on l’enferme dans l’évidence et les for­mules toutes faites. Face à une crise exis­ten­tielle, s’accrocher à cette iden­tité rou­tinière peut être fatal. À l’inverse, le salut de l’en­tre­prise peut se trou­ver dans une réex­plo­ration de cette iden­tité. Deux exem­ples l’illustrent par­faite­ment, le pre­mier sou­vent cité, le sec­ond moins connu.

L’identité devient un piège si on l’enferme dans l’évidence et les for­mules toutes faites.

Les mésaven­tures de Kodak sont une parabole de ce qu’il ne faut pas faire face à un change­ment majeur de par­a­digme. C’est chez Kodak, à Rochester, que dans les années 1960 un ingénieur a inven­té la pho­togra­phie numérique. Mais la firme est passée à côté de cette révo­lu­tion parce que son cœur de méti­er, c’était le papi­er pho­to. Le mod­èle men­tal, ici, c’était son mod­èle d’affaire. Un busi­ness mod­el si prof­itable qu’elle n’avait aucun intérêt à se remet­tre en ques­tion… jusqu’au jour où le marché a dis­paru, et l’entreprise avec lui.

Le con­tre-exem­ple moins con­nu de Kodak, c’est son con­cur­rent Fuji­film. Sec­ouée par la même révo­lu­tion, l’entreprise japon­aise a su s’interroger sur son iden­tité et ne pas s’arrêter à l’évidence. De cette inter­ro­ga­tion a sur­gi une décou­verte : le méti­er du papi­er-pho­to, ce n’est pas le papi­er, ni la pho­to. C’est la chimie. C’est en redé­ploy­ant cette iden­tité de chimiste que Fuji­film a su s’inventer un avenir.

#2 Le consensus

Apprendre à le mettre en suspens

Pour s’arracher à l’évidence, les dirigeants et salariés de Fuji­film ont dû faire un effort de réflex­ion. Ils ont dû pren­dre de la dis­tance par rap­port à leur activ­ité, aux représen­ta­tions qu’ils s’en fai­saient. Et s’avouer qu’ils allaient dans le mur. Pas facile de dire que le roi est nu ! Qui sera le pre­mier à l’énoncer ?

La ques­tion implicite, ici, c’est le con­sen­sus. Lui aus­si a bien des avan­tages en temps nor­mal : quand on s’entend bien au sein d’une entre­prise, on tra­vaille mieux, plus vite, sans per­dre de temps à se chamailler ou à devoir tout jus­ti­fi­er. Par gros temps il per­met aus­si à l’organisation de faire corps. Mais face à l’incertitude, en cas de crise grave, de dis­rup­tion majeure, bref, quand on passe du con­tinu au dis­con­tinu, le con­sen­sus devient dan­gereux, et poten­tielle­ment désas­treux. Voici un exem­ple his­torique qui racon­te com­ment un con­sen­sus trou­vé un peu trop vite aurait pu avoir des con­séquences terribles.

En 1962, la crise de Cuba place l’exécutif améri­cain devant une men­ace exis­ten­tielle : l’URSS envoie des mis­siles nucléaires sur l’île, les bateaux sont en route. Le comité réu­ni par Kennedy tombe vite d’accord : la seule option effi­cace, certes ter­ri­ble, est de ras­er Cuba. Le prési­dent prend alors la parole : « J’entends bien. Mais com­ment nos enfants nous jugeront-ils ? » Et il sort de la pièce. Ce moment est fon­da­men­tal : en sor­tant, le prési­dent per­met qu’une autre dynamique de groupe se crée, qui per­me­t­tra en quelques jours de faire émerg­er des solu­tions dif­férentes, dont celle du blo­cus qui sera finale­ment adoptée.

Le geste de Kennedy con­siste à rou­vrir le jeu, en changeant les con­di­tions de la dis­cus­sion. Alfred Sloane, le mythique dirigeant de Gen­er­al Motors, s’était fait une règle de ne pas laiss­er s’établir trop vite un con­sen­sus. « Tout le monde est d’accord ? lançait-il. Vrai­ment ? Alors je remets la déci­sion à la semaine prochaine. » Et dans l’intervalle quelques-uns de ses col­lab­o­ra­teurs venaient le voir avec des idées nouvelles. 

Kennedy et Sloane n’étaient pas des per­son­nal­ités tim­o­rées qui avaient peur de tranch­er. Ils nous offrent une leçon : il faut se méfi­er du con­sen­sus, et ne pas hésiter à le sus­pendre s’il se forme trop vite.

#3 Le leadership

Se méfier de sa propre autorité

Jeff Bezos, le patron d’Amazon, est réputé pour sa dureté et son car­ac­tère opiniâtre, voire entêté. Mais il s’impose presque tou­jours, dans une réu­nion, de par­ler en dernier, sans quoi la dis­cus­sion se fix­erait trop vite autour de ses idées.

On voit ici un leader charis­ma­tique qui se méfie de sa pro­pre autorité et qui, dans le même esprit que Kennedy ou Sloane sus­pen­dant le con­sen­sus, met sa parole en sus­pend, afin de favoris­er l’expression de ses collaborateurs.

Car le lead­er­ship est lui aus­si un mod­èle men­tal, d’autant plus piégeant que se con­juguent une dynamique per­son­nelle (un indi­vidu s’enferme dans un mod­èle, par exem­ple parce qu’il lui a réus­si dans le passé) et une dynamique sociale (le style de man­age­ment du chef finit par se com­mu­ni­quer à l’organisation).

C’est tout un art d’apprendre à s’extraire de son pro­pre mod­èle de leadership.

Le vrai lead­er­ship con­siste à la fois à cul­tiv­er ce mod­èle, source d’efficacité, et à ne pas le laiss­er se pétri­fi­er. C’est tout un art d’apprendre à s’extraire de son pro­pre mod­èle de leadership.

Cela ne sig­ni­fie pas de s’en pass­er, et encore une fois, il n’y a pas de bons ou de mau­vais mod­èles. Prenons la « ver­ti­cale du pou­voir », remise à la mode par cer­tains dirigeants poli­tiques depuis une ving­taine d’années. On le sait, le car­ac­tère descen­dant de la déci­sion finit par entraver la remon­tée d’information. Pour autant ce mod­èle a aus­si des qual­ités : une entre­prise très ver­ti­cale peut aus­si être très inno­vante, car le chef pro­tège ses sub­or­don­nés. C’était le cas d’Apple sous la direc­tion de Steve Jobs.

Mais des prob­lèmes appa­rais­sent quand le mod­èle se trans­forme en évi­dence et qu’on ne sait plus l’interroger. Un patron bri­tan­nique, ain­si, me con­fi­ait son prob­lème : pas assez de « team engage­ment ». Il admet­tait ne pas deman­der leur avis à ses col­lab­o­ra­teurs, mais s’en jus­ti­fi­ait en expli­quant qu’il ne voulait pas min­er son lead­er­ship. Soucieux d’être respec­té, il s’était lais­sé enfer­mer dans un mod­èle men­tal dont il était inca­pable de sor­tir. Encore était-il capa­ble de saisir que cela ne fonc­tion­nait pas ! De sim­ples ajuste­ments ou des solu­tions tech­niques ne suff­isent pas à cor­riger ce type de dys­fonc­tion­nement. C’est le mod­èle lui-même qu’il faut met­tre à distance.

Tout mod­èle de lead­er­ship gag­n­erait à être « mis sur la table » de temps à autre. Ou tout au moins à sor­tir de sa zone de con­fort. Une bonne façon de le faire con­siste à se dépayser, y com­pris physique­ment. D’autres choses se diront, on ver­ra d’autres choses. Essayez de tenir une réu­nion dans une usine et non pas dans la salle du con­seil, par exem­ple. Une autre méth­ode con­siste à favoris­er, au sein des instances de délibéra­tion et de déci­sion, une forme de diver­sité – non pas tant « morale » que cog­ni­tive. Des par­cours dif­férents, des gens ayant été à l’épreuve du ter­rain, seront un plus dans un con­seil d’administration.

Qu’en conclure ? 

Les dirigeants et les organ­i­sa­tions qui ont su se sor­tir de crises graves ont été capa­bles d’identifier leurs mod­èles, d’interroger leur iden­tité, de cass­er des con­sen­sus pour rou­vrir le jeu. Les mod­èles men­taux sont des habi­tudes aux­quelles nous ne prenons plus garde. Ils sont utiles… jusqu’au moment où nous les oublions. Un peu de méth­ode per­met de ne pas s’y laiss­er piéger.

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter