Les assureurs peuvent-ils sauver le climat (et se sauver eux-mêmes) ?
- Avec le réchauffement climatique, la question de la prise en charge des enjeux écologiques et des catastrophes climatiques par les assurances devient cruciale.
- Le rôle incitateur de l’action publique dans la transition énergétique est fondamental, notamment pour rendre plus rentables les investissements des autres acteurs.
- Malgré les coûts à court terme liés à la réduction des émissions, ces efforts sont rentables à long terme, car ils permettent d’éviter des dommages climatiques futurs.
- Les compagnies d’assurance sont confrontées à l’évolution de la sinistralité subie par les assurés, ce qui pose la question délicate d’une possible augmentation des prix.
- Il s’agit donc de déterminer comment les assurances pourraient faire évoluer leur modèle de financement afin de couvrir ces risques futurs.
Avec l’augmentation des évènements climatiques extrêmes, le secteur de l’assurance est en première ligne pour constater les dégâts physiques qu’implique le dérèglement. Pourtant, ce secteur est aussi, selon plusieurs de ses représentants, l’un des premiers piliers – si ce n’est le premier – des investissements faits en société. 2 500 milliards d’euros d’investissement proviendraient ainsi des assureurs français1. Et si, comme le soutient Fanny Henriet, directrice de recherche au CNRS de l’Aix-Marseille School of Economics, dans son ouvrage L’Économie peut-elle sauver le climat ?2, l’économie doit jouer un rôle moteur dans la transition écologique, alors le secteur de l’assurance n’a‑t-il pas tout intérêt à se mobiliser face aux enjeux climatiques, qui comptent parmi ses défis d’avenir les plus critiques ?
Christian Gollier, chercheur, auteur et directeur de la Toulouse School of Economics, travaille depuis des années sur ces enjeux. Dans son nouveau livre intitulé Économie de l’(in)action climatique3, il rappelle que le changement climatique est la défaillance la plus radicale de notre démocratie libérale, et avance plusieurs pistes pour la corriger, de la dictature écologique à la tarification du carbone. Le rôle de la finance y est aussi abordé. Également auteur d’un article4, publié en 2001, sur les limites de l’assurabilité liée aux risques climatiques, il est aujourd’hui capable de prendre le recul sur ces analyses passées pour en dresser un constat alarmant : « À l’époque de cet article, il y avait encore un déni très fort du réchauffement climatique, mais bien qu’aujourd’hui il soit communément accepté, un déni persiste sur les sacrifices qu’il faudra faire pour lutter contre ce dernier. Je suis abasourdi par le choc de confrontation entre la prise de conscience et le manque de convergence dans les prises de décisions politiques. »
« Le secteur de l’assurance est à la fois exposé aux dommages climatiques et un acteur majeur de l’investissement. Il est donc au cœur des enjeux », explique Fanny Henriet. Seulement, comme elle le rappelle, les investisseurs n’investiront pas « pour la vertu, mais bien pour la rentabilité. » Le défi consisterait donc à montrer que cette lutte peut être économiquement rentable.
Les politiques publiques, moteur indispensable à la transition ?
En France, l’épargne la plus populaire est celle de l’assurance vie, et elle concentre tout de même près de 2 000 milliards d’euros d’actifs. Il y a donc, rien qu’à ce niveau, de quoi investir dans la transition écologique. « Théoriquement, les détenteurs de ces actifs – principalement des ménages capables de mettre de côté sur le long terme – peuvent mobiliser une partie de leur épargne pour affronter leur responsabilité envers les générations futures, notamment pour le climat. Mais leur motivation reste avant tout pécuniaire, explique Christian Gollier. En pratique, c’est compliqué, car traditionnellement il est de la responsabilité de l’État, du moins pour l’opinion commune, d’établir un fonctionnement de l’économie compatible avec le bien commun. »

Cette idée de responsabilité publique tend à écarter un investissement massif des individus, mais également du secteur privé, en l’absence de politique publique. Ce qui pousse les économistes à considérer la place de l’État comme initiateur de cette lutte, à l’image des terrasses de café ne pouvant plus être chauffées, des limitations de vitesse sur les autoroutes, ou de la mise en place d’une taxe carbone. Fanny Henriet le conçoit bien en utilisant l’exemple de l’énergie renouvelable : « Comme le montrent les baisses de coûts dans l’éolien ou le solaire, les technologies bas-carbone peuvent devenir rentables avec le temps grâce au « learning by doing ». Mais cette dynamique ne se déclenche pas seule : l’État doit jouer un rôle d’initiateur, en soutenant l’investissement au départ, par exemple via des subventions, et en rendant les activités polluantes moins rentables grâce à une taxe carbone. » C’est ainsi que, au travers de l’action publique, l’investissement dans la transition pourrait devenir rentable. De plus, Christian Gollier le maintient : « Si ce n’est pas l’État qui le fait, qui va le faire ? Les sacrifices individuels nécessaires à accomplir limitent les engagements. »
D’autant que le financement des activités vertes est déjà, presque par essence, moins rentable et plus coûteux que celui des activités brunes. C’est pour cette raison qu’il ne suffit pas de forcer les investisseurs à désinvestir des activités carbonées, sinon cela provoquera « une fuite de carbone financier, avance Christian Gollier. L’instrument de pénalisation des entreprises les plus carbonées à travers l’augmentation du coût du capital augmentera aussi la rentabilité des investissements dans ces entreprises. C’est donc une solution très peu efficace, qui poussera les investisseurs motivés par la seule rentabilité à privilégier les entreprises aux activités les plus brunes. »
Le rôle d’incitateur de l’État serait donc nécessaire, mais pas si simple à mettre en place. Le problème reste que, quels que soient les instruments de politique publique utilisés, la transition est coûteuse, surtout à court terme. « Mais il faut avoir en tête que, malgré les coûts à court terme liés à la réduction des émissions, ces efforts sont rentables à long terme car ils permettent d’éviter une grande partie des dommages climatiques futurs », insiste Fanny Henriet.
Sur la prise en charge du coût des dommages climatiques justement, le secteur de l’assurance a aussi un rôle important à jouer.
Un marché fragilisé par l’emballement climatique
« Les compagnies d’assurance, elles, sont confrontées à l’évolution de la sinistralité à laquelle les assurés font face [N.D.L.R. : une moyenne de 6 milliards d’euros par an sur les 4 dernières années, en France5, admet Christian Gollier. Ce qui pose une question délicate sur le modèle de couverture, car cela devrait impliquer une augmentation des prix. » Fanny Henriet abonde : « Lorsque le risque devient trop élevé ou trop systémique, les primes d’assurance explosent ou les assureurs se retirent purement et simplement du marché. Aux États-Unis, plusieurs grandes compagnies d’assurance ont cessé de souscrire de nouvelles polices d’assurance habitation en Californie en raison des risques accrus d’incendies de forêt. De même, en Floride, l’augmentation des ouragans a conduit à une hausse des primes et à une réduction de la couverture. »
La question est donc de savoir comment les assurances pourraient faire évoluer leur modèle de financement pour se permettre de couvrir ces éventuels risques futurs. L’augmentation de la fréquence des événements climatiques extrêmes rend certaines zones exposées inhabitables. « Dans le système Cat-Nat, la volonté de l’État de limiter la hausse des primes d’assurance dans ces zones organise une subvention pour s’y établir, et impose de lourdes pertes pour les assureurs, ajoute Christian Gollier. L’aspiration à la solidarité est louable, mais conduit au désastre. » Néanmoins, beaucoup de risques restent difficiles à quantifier, ce qui implique qu’ils sont en pratique inassurable par les mécanismes habituels de l’assurance. Résultat : une allocation et une gestion très inefficaces des risques dans notre société. « Pour remédier à cette problématique, l’État a développé des fonds d’indemnisation souvent financés par le contribuable. Cette approche n’aide cependant pas à la responsabilisation de chacun pour gérer le risque dans le sens de l’intérêt général, insiste-t-il. Le marché, de son côté, a également développé des solutions fondées sur des produits financiers, comme les Cat Bonds6, qui disséminent les risques à travers le monde et qui permettent d’agréger les croyances des investisseurs à travers l’émergence d’un prix de marché du risque. »
Cela étant dit, des axes d’action concrets peuvent être mis en place. Le secteur de l’assurance se trouve à la fois exposé aux conséquences du changement climatique et doté d’un levier financier considérable pour y répondre. « Ces défis d’avenir pourraient aussi faire des modèles européens des précurseurs, conclut-elle. On entend souvent que prendre les devants sans coordination mondiale serait vain. Mais en réalité, être les premiers permet d’apprendre, de tester, et de montrer concrètement que la transition est faisable. Cela pourra éclairer les choix des autres pays lorsqu’ils seront, à leur tour, contraints d’agir », conclut Fanny Henriet.