Crise économique : « un rattrapage complet en 2023 est possible »
Quelles seront les conséquences de la crise économique que nous traversons ?
Tout dépend du niveau de normalisation de l’activité dans les secteurs en difficulté : tourisme, restauration, culture, distribution physique, immobilier de bureau, événementiel et aéronautique. Cela représente en moyenne 25% de l’économie et un emploi sur quatre, avec des pays très exposés comme l’Espagne et d’autres moins comme l’Allemagne. En 2020, la France a subi une diminution de 8% de son PIB ; l’Allemagne de 5%. Les 3 points d’écart sont essentiellement dus au tourisme et non à des différences dans la gestion de crise, qui est en réalité très similaire.
Ces secteurs retrouveront-ils leur niveau d’avant crise ? Pour certains d’entre eux, on sait déjà que ce ne sera pas le cas : l’immobilier de bureau, en raison du maintien d’une partie du télétravail ; la distribution physique en raison des gains de part de marché du e‑commerce qui, par exemple, va passer en France de 10% à 15% ; et peut-être le transport aérien d’affaires long courrier, dont la crise a montré qu’il est partiellement remplaçable par des visioconférences.
Pour le reste, on peut imaginer un retour à la normale. C’est ce qu’il s’est passé en Chine, où la crise est terminée depuis avril 2020. Le e‑commerce y est passé de 20% à 30%, et les gens travaillent un peu plus de chez eux (15 % de télétravail), mais les autres secteurs ont retrouvé leur niveau d’activité normal.
Quels sont les scénarios possibles pour les pays qui subissent encore des restrictions ?
Si la situation sanitaire s’améliore grâce à la vaccination et qu’elle n’est pas bousculée par les variants, nous aurons un premier semestre 2021 très perturbé aux États-Unis et en Europe, puis une reprise au troisième trimestre avec une croissance de 4% à 4,5% sur l’année. On peut espérer un retour au niveau de production du quatrième trimestre 2019 vers la mi-2022, mais cela ne suffira pas à empêcher le sous-emploi ou les faillites, car il faut pour cela atteindre le niveau qui aurait été le nôtre sans cette crise et cela ne se fera pas avant 2023.
Le déficit de production à la fin de 2022 restera en France de 3,5 % par rapport à la production potentielle, d’où un supplément de chômage de 2,5 points. Ce rattrapage sera variable d’une économie à l’autre. Certains secteurs ont d’ailleurs bénéficié de la crise : c’est le cas de la pharmacie, de la sécurité ou encore de la technologie. Les États dans lesquels ces secteurs sont développés, comme les pays nordiques ou les États-Unis, ont ainsi un avantage. Globalement, l’industrie va bien, les services souffrent.
C’est pour permettre ce rattrapage qu’il faut maintenir les aides d’État ?
Le « quoi qu’il en coûte » doit se poursuivre pour permettre aux entreprises de continuer à exister ; il est bien trop tôt pour « abandonner » certaines entreprises, car on ne sait pas lesquelles sont vouées à disparaître. Si on le savait, il ne faudrait pas les subventionner. La question de la continuation est cruciale, comme l’est celle de la normalisation de l’activité, car si elle n’a pas lieu, les faillites, dont le niveau est historiquement bas en raison des aides (35 000 en 2020 contre 50 000 en 2019 en France), seront nombreuses et potentiellement un salarié sur quatre sera concerné par une reconversion faute de débouchés dans les secteurs sinistrés. Mais je ne crois pas à ce scénario, dans la mesure où les politiques publiques d’aide sont les bonnes et que nous sommes dans une perspective de reprise à moyen terme, y compris pour les secteurs en souffrance. On a vu en Chine une normalisation complète de l’hôtellerie, de la restauration et du transport aérien.
Un salarié sur quatre sera concerné par une reconversion faute de débouchés dans les secteurs sinistrés.
Comment qualifier cette crise ?
Ce qui caractérise cette crise, c’est son extrême « hétérogénéité ». Premièrement, elle est hétérogène car elle touche uniquement certains secteurs, nous l’avons vu, et surtout les PME. On le constate dans l’augmentation du crédit en 2020 : +13% en tout, +4% pour les grands groupes, mais +20% pour les PME. C’est donc une crise des PME de certains secteurs en grande difficulté ou à l’arrêt.
Deuxièmement, cette crise est hétérogène car elle ne touche pas tous les pays. En Asie, l’économie est normalisée depuis avril 2020, avec une reprise au deuxième trimestre 2020 en raison des mesures strictes, intrusives et parfois violentes qui ont permis d’éradiquer le virus dans la quinzaine de pays qui constituent la zone du RCEP1 (ces pays vont avoir en 2021 une croissance de l’ordre de 6,5 % et ont déjà à la fin de 2020 un niveau de PIB supérieur de 3% à celui de la fin de 2019) . Sur ce point, personne ne croit que les populations européennes et américaines auraient accepté les mesures asiatiques. Hormis la Finlande, qui a été très stricte, il y a eu un consensus en Europe sur ce sujet. Ex-post, et au prix de leur liberté, les pays asiatiques ont un an d’avance dans la sortie de crise, ce qui est très impressionnant. Je note au passage qu’il y a un débat en Allemagne, où l’on pense à maintenir le confinement jusqu’à atteindre un tout petit nombre de cas pour maîtriser l’épidémie, puis isoler les nouveaux cas à la manière de ce qui se fait en Asie.
Troisièmement, c’est une crise hétérogène car elle touche certaines personnes et d’autres moins : les jeunes et les contrats courts sont en difficulté, alors que les CDI sont préservés.
Quatrièmement, c’est une crise hétérogène car elle accroît les inégalités patrimoniales. En effet, la politique monétaire engendre une disponibilité de liquidité, qui crée des bulles sur les actifs (la valeur des entreprises et l’immobilier).
Cela représente-t-il un danger ?
Qu’il y ait une bulle sur le bitcoin et qu’Elon Musk fasse le malin quand il y place la trésorerie de Tesla est parfaitement anecdotique. Sur les entreprises, ce n’est pas si grave non plus. En revanche sur l’immobilier, c’est inquiétant. Le marché américain a augmenté de 11% en 2020, en pleine crise. Il faut s’attendre à une forte hausse en Europe dans les mois à venir. C’est inquiétant car on a vu en 2008 les conséquences que cela pouvait avoir : les bulles immobilières déclenchent des crises bancaires quand elles éclatent, et rendent l’accès au logement difficile tant qu’elles perdurent.
Comment limiter les désordres de l’expansion monétaire ?
On peut mettre en place des mesures de politique économique, en restreignant l’accès au crédit immobilier, ou en taxant les plus-values immobilières à court terme pour décourager la spéculation, comme au Canada. Mais le symbole politique demeure : que vont dire les opinions ? Est-il normal que la politique monétaire enrichisse les plus riches ? On peut mettre en place des soutiens aux bas salaires comme le propose Joe Biden pour rendre acceptable les inégalités de revenu, mais ça ne comble pas les inégalités de patrimoine.
Comment l’Europe peut-elle tirer parti de la reprise ?
Si vous vous projetez sur dix ans, on attend 4% de croissance par an en Asie, 2% aux USA et 1% en Europe. Il y a donc une énorme incitation à déplacer le capital vers l’Asie, qui cumule deux avantages décisifs : une demande forte et des coûts de production faibles. Sachant que les chaînes de valeur seront de plus en plus régionales, la production sera d’autant plus présente dans les marchés de consommation. C’est la fin du modèle mercantiliste exportateur allemand.
Beaucoup de gens en Europe pense que cette régionalisation est une bonne nouvelle, mais c’est une erreur, le capital ira là où il est le mieux rémunéré même si quelques relocalisations subventionnées auront lieu pour des raisons stratégiques (médicaments). Je ne crois pas aux relocalisations ou au rattrapage sur les retards pris sur la Chine dans le solaire ou la première génération de batterie. La stratégie d’investissement européenne est bonne car elle est orientée vers les batteries de deuxième génération, autour de l’éolien ou de l’hydrogène, qui sera sans doute le gigantesque marché de l’énergie de demain. La bonne stratégie, c’est d’investir aujourd’hui dans les secteurs de demain afin d’avoir une longueur d’avance sur les autres.