Tarifs douaniers : l’Union européenne doit-elle riposter avant le 9 juillet ?
- Depuis le 9 avril 2025, les États-Unis ont suspendu les droits de douane réciproques imposés à un grand nombre de leurs partenaires commerciaux.
- Le 9 juillet 2025, ce gel temporaire des tarifs prendra fin, et la suite des événements demeure incertaine pour le commerce international.
- Seuls les plus gros acteurs du marché commercial mondial, l’Union européenne et la Chine, sont en mesure de riposter efficacement face aux États-Unis.
- L’instrument d’anti-coercition est intéressant pour l’UE car il constitue une base juridique permettant d’appliquer des représailles pénalisant l’exportation de services américains vers l’Europe.
- Un enjeu majeur de la guerre commerciale actuelle pour l’UE est la préservation des acquis du multilatéralisme économique.
« Depuis le 2 avril 2025, Donald Trump a bousculé toute l’organisation des chaînes de valeur », expliquait déjà Christian Deblock dans un article pour Polytechnique Insights qui éclairait les bouleversements récents liés aux hausses des tarifs douaniers.
Le 2 avril 2025, les États-Unis astreignent en effet leurs partenaires commerciaux à des droits de douane universels de 10 % et à des tarifs réciproques [N.D.L.R. : les taxes appliquées en représailles par un pays ciblé à des tarifs douaniers imposés] pour nombre d’entre eux. Le 9 avril suivant, l’État fédéral renchérit en fixant de nouvelles surtaxes sur les produits provenant d’une soixantaine de pays du monde.
Autre coup de théâtre : le même jour, Donald Trump déclare, dans la foulée, la suspension des droits de douane réciproques pour 90 jours, jusqu’au 9 juillet 2025. En attendant, un droit de douane additionnel de 10 % s’applique sur les importations de l’Union européenne à l’entrée du territoire états-unien. À l’approche de l’échéance du 9 juillet, Isabelle Méjean, professeure d’économie à Sciences Po, a accepté de répondre à nos questions sur les enjeux portés par cette guerre commerciale mondiale.
L’ultimatum commercial de Trump à l’égard de l’Union européenne se termine le 9 juillet. Que doit faire l’Union européenne ? Quel peut être le rôle des entreprises et de l’État dans la guerre tarifaire ?
Isabelle Méjean. Nous sommes entrés dans le deuxième mandat de Donald Trump et dans la deuxième phase d’une guerre commerciale commencée en 2018–2019. Pendant le premier mandat de l’actuel président américain, les attaques tarifaires étaient principalement dirigées vers la Chine. Les États-Unis imposaient cependant déjà des tarifs à l’intégralité des pays, notamment sur l’acier et l’aluminium. Il n’est donc pas nouveau pour la Commission européenne d’avoir à élaborer une stratégie de riposte tarifaire.
Toutefois, la situation s’est nettement accélérée depuis le 2 avril dernier. Et depuis le 9 avril 2025, l’intégralité des pays du monde font face à un tarif de 10 % sur leurs exportations de biens vers les États-Unis. Ces tarifs s’accompagnent d’une menace de « tarifs réciproques » supplémentaires sur tous les pays en excédent de balance commerciale vis-à-vis des États-Unis, comme c’est le cas de l’Union européenne, qui exporte plus de produits vers les États-Unis qu’elle n’en importe. Actuellement, les tarifs réciproques sont gelés jusqu’au 9 juillet et la plus grande incertitude d’aujourd’hui concerne la suite des évènements à partir de cette date fatidique.

Pour faire face à ces tarifs réciproques, la Commission européenne prépare depuis avril une stratégie de riposte, en prenant en compte différentes variables. Premièrement, la guerre commerciale n’est jamais souhaitable car elle est coûteuse pour tous. Deuxièmement, seuls les plus gros acteurs peuvent vraiment riposter : l’Union européenne et la Chine. Des pays comme le Vietnam et la Thaïlande sont malheureusement obligés de conclure des deals très désavantageux car ils n’ont pas du tout le pouvoir de marché d’une économie comme celle de l’Union européenne.
Ainsi, la Chine a très rapidement réagi aux tarifs américains depuis le mois d’avril. Grâce à la taille de son marché et à l’ampleur de ses exportations, l’Union européenne a aussi la capacité de mener une stratégie de riposte réaliste. Elle prépare donc le terrain de cette stratégie de riposte tout en continuant à négocier, ce qui est compliqué car les institutions comme la Commission européenne ou le Trésor français constatent qu’il n’y a pas d’interlocuteur aujourd’hui à Washington. Et même si l’Union européenne est en théorie capable de négocier un deal gagnant-gagnant avec les États-Unis, ce manque d’interlocuteurs laisse en effet présager que l’Union européenne va devoir mettre en place des mesures de représailles.
Pourquoi l’Union européenne, qui représente une grande puissance commerciale, à peu près 30 % du commerce mondial, se comporte comme si elle avait peur ?
Aujourd’hui, la structure du commerce mondial est construite autour d’un bloc tripartite. En effet, trois grands blocs commerciaux dominent à l’échelle mondiale : la Chine, l’Union européenne et les États-Unis. En comparaison, les autres pays du monde ont peu d’impact dans le système d’échanges international. Parmi ces trois blocs, l’Union européenne occupe une position relativement favorable car elle produit plus de biens manufacturés qu’elle n’en consomme. Elle est donc en excédent de balance commerciale sur le reste du monde, et notamment sur les États-Unis. Raison pour laquelle, nous l’avons vu, elle est sujette à la menace des tarifs réciproques américains.
Malgré leur grande puissance de négociation dans le commerce international, la Chine et l’Union européenne n’adoptent cependant pas aujourd’hui le même genre de stratégie. De son côté, la Chine a réagi vite et fort, et a de fait déjà gagné un bras de fer face aux États-Unis, même s’il faut prendre ici le mot « gagner » avec prudence : les tarifs sur les produits chinois aux États-Unis sont actuellement autour de 50 %, ce qui reste très élevé. Ils étaient de 2,2 % en moyenne au début de la guerre commerciale de 2018 et de 19,3 % au début du second mandat de Donald Trump.
Au contraire, la stratégie de l’Union européenne est construite sur le temps long et la diplomatie. Dans un cadre de guerre commerciale, cette lenteur peut être une force. Mais il faut également éviter qu’elle apparaisse comme un signe de faiblesse. À mon sens, l’Union européenne aurait dû annoncer sa stratégie avant le 9 juillet car il y avait un avantage à annoncer des risques de représailles possibles sur les États-Unis. Toutefois, faire un tel choix est difficile et prend du temps car beaucoup d’outils de représailles européens ne peuvent pas être activés sans l’accord préalable de la majorité qualifiée des États membres.
Vous parlez des représailles possibles. Quand on pense « commerce », on pense beaucoup « produit »… Or, avec l’instrument d’anti-coercition, la grande bataille pourrait se dérouler sur le terrain des services, notamment numériques. Pouvez-vous nous parler plus en détail de cet instrument ?
L’instrument anti-coercition a été introduit en 2023 et n’a jamais été utilisé jusqu’à présent. À l’origine, cet outil était plutôt prévu pour gérer des problèmes de coercition avec la Chine, qui utilise régulièrement depuis vingt ans l’arme économique à des fins géopolitiques. Pour réagir face à des attaques de type coercitif, l’Union européenne s’est donc dotée d’un instrument juridique. Aujourd’hui, il est possible d’interpréter la guerre commerciale actuelle comme une forme de mesure de coercition, et d’utiliser cet instrument juridique comme un support à des représailles au niveau européen.
Mais pourquoi parle-t-on actuellement beaucoup de l’instrument anti-coercition ? Comme nous l’avons mentionné, l’Union européenne est excédentaire sur la balance des biens vis-à-vis des États-Unis. Cependant, elle est aussi déficitaire sur la balance des services. En effet, l’Europe importe beaucoup plus de services américains qu’elle n’en exporte. Ce n’est donc pas surprenant si toutes les mesures de représailles de Donald Trump sont calculées uniquement sur la balance des biens, et pas sur celle des services. En intégrant les services au commerce international, la situation se renverse en partie. Aujourd’hui, l’Europe est attaquée sur son avantage comparatif : la balance des biens, avec des menaces de tarifs sur les biens.

En réponse, elle dispose d’un éventail d’outils de représailles vers les États-Unis sur les biens car l’Europe importe également des produits manufacturés depuis les États-Unis, qui pourraient être taxés. Cependant, l’Europe dépend aussi beaucoup des services exportés des États-Unis. C’est pourquoi pour beaucoup d’économistes et de membres institutionnels de la Commission européenne, il ne faut pas exclure les mesures de représailles portant sur les services. Un levier de coûts très important pour les États-Unis se joue à ce niveau.
D’habitude on ne parle pas de cela car contrairement au cas des biens, on n’a pas d’instrument de politique commerciale traditionnel sur les services, qui sont produits et vendus directement sur le territoire national. C’est précisément sur ce plan que l’instrument anti-coercition est intéressant, car il offre une base juridique pour potentiellement mettre en place des représailles pénalisant principalement les entreprises américaines de services en Europe.
Cette possibilité juridique est donc discutée aujourd’hui, et s’empêcher de taxer les services serait une erreur stratégique du point de vue européen, même si l’instrument n’a jamais été utilisé jusqu’à présent et ne peut l’être qu’avec l’accord de la majorité qualifiée. Des réticences à son utilisation en cas de guerre commerciale existent cependant car il pourrait générer encore plus de tensions. Des États membres réticents le présentent par exemple comme une « arme de destruction massive ».
À cela il faut ajouter qu’en Europe, nous sommes très vulnérables sur le plan des services. Les États-Unis détiennent des positions de quasi-monopoles sur le cloud et sur les services informatiques, des segments sur lesquels nous n’avons pas d’alternative, sauf à s’associer à des entreprises chinoises, ce qui pose in fine les mêmes problèmes de dépendance. Toutefois, nous ne devons pas oublier que cet instrument est une base juridique pour taxer de manière exceptionnelle certaines entreprises en les ciblant. Il y a encore un éventail infini de choix possibles, plus ou moins coûteux, à faire à partir de cet instrument.
Est-ce qu’il est temps pour l’Union européenne de s’allier avec la Chine contre les États-Unis, qui sont en train de trahir les engagements qu’ils ont longtemps portés ?
Ces différends avec les États-Unis ne font pas pour autant de la Chine une amie de l’Europe car le régime chinois n’a jamais été complètement aligné sur la doctrine internationale européenne. Cependant, la Chine reste un partenaire commercial privilégié de l’Europe.
Une autre question qui se pose cependant est celle de savoir quel est l’avenir de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et jusqu’à quel point l’Europe doit continuer à être le moteur du multilatéralisme. Si l’Europe ne veut pas y renoncer, alors elle n’a pas d’autre choix que de continuer à avancer avec le reste du monde, qui comprend notamment la Chine.
Même si le pays a toujours été un acteur un peu à la marge de l’OMC, le multilatéralisme est porteur d’immenses avantages. Il a été efficace pour maintenir et réduire les barrières commerciales, mais aussi pour diffuser des standards environnementaux à l’échelle internationale. Or, les représailles chinoises sur les tarifs américains se sont jusqu’à présent basées sur des arguments conformes aux règles de l’OMC. La Chine envoie donc le signal qu’elle souhaite continuer à jouer le jeu du multilatéralisme, ce qui est aussi le choix de l’Europe. Par le passé, l’alternative d’un système de commerce mondial basé sur des négociations bilatérales a déjà été testée et s’avère beaucoup moins efficace.
Affaire à suivre le 9 juillet prochain…