Accueil / Chroniques / Empreinte carbone des activités spatiales : le vrai, le faux et l’incertain
A view of a ballistic missile launching from a mobile launcher in the open desert
Généré par l'IA / Generated using AI
π Espace π Planète

Empreinte carbone des activités spatiales : le vrai, le faux et l’incertain

Jürgen Knödlseder_VF
Jürgen Knödlseder
directeur de recherche au CNRS en astronomie et astrophysique
Loïs Miraux_VF
Loïs Miraux
ingénieur et chercheur à l’institut d’économie de l’énergie du CEA
En bref
  • Il existe aujourd’hui un manque de connaissance à propos de l’impact des fusées envers la haute atmosphère, notamment par rapport à ses rejets de particules.
  • Entre 2019 et 2024, la quantité de carburant utilisé par les fusées a plus que triplé et à ce rythme l’impact climatique du spatial pourrait atteindre celui de l’aviation.
  • Cependant, le calcul coût-bénéfice des missions d’observation de la Terre est difficile et nécessite un débat, ainsi qu’un arbitrage politique.
  • D’après le CNES, l’empreinte carbone du secteur spatial à l’échelle nationale s’élève à 1,8 million de tonnes de CO2 équivalent, soit 0,3% des émissions nationales françaises.
  • L’un des problèmes actuels est lié à la croissance du nombre de lancements qui, par le moyen des lanceurs réutilisables, engendre un effet rebond.

Provo­quant une empreinte car­bone con­séquente, les activ­ités spa­tiales demeurent mal­gré tout impor­tantes pour la sci­ence et la société. Mais, la pri­or­i­sa­tion de ses usages reste néces­saire, car, là où le tourisme spa­tial ne présente aucun intérêt socié­tal, les mis­sions d’observation sont prépondérantes dans la com­préhen­sion de la Terre. Loïs Miraux, chercheur indépen­dant et spé­cial­iste des impacts envi­ron­nemen­taux des activ­ités spa­tiales, et Jür­gen Knödlseder, directeur de recherche CNRS à l’In­sti­tut de recherche en astro­physique et plané­tolo­gie, croisent leurs expertises.

#1 Le tourisme spatial est une catastrophe environnementale

VRAI

Jür­gen Knödlseder. Face au développe­ment des vols spa­ti­aux com­mer­ci­aux, Car­ba­jales-Dale et Mur­phy ont cal­culé l’empreinte car­bone des vols spa­ti­aux habités1. Sur l’ensemble du cycle de vie, ils esti­ment que le coût cli­ma­tique s’élève à 1500 kg de CO2 équiv­a­lent par heure. Soit l’équivalent horaire de 60 à 100 bus diesel qui rouleraient en même temps. Pour moi, le tourisme spa­tial n’est pas une priorité.

Représen­ta­tion annuelle de l’évo­lu­tion des mis­sions spa­tiales selon le nom­bre, la durée, l’im­pact total et en heure. Source : Tableau pub­lic, human spaceflight.

Loïs Miraux. Le tourisme spa­tial dégrade la per­cep­tion du pub­lic. Cela donne à penser que c’est un mod­èle à suiv­re, et peut décourager les pop­u­la­tions d’agir en faveur de la décar­bon­a­tion au quotidien.

#2 Le spatial contribue au réchauffement de l’atmosphère

VRAI

LM. Le spa­tial est la seule activ­ité humaine qui impacte la haute atmo­sphère, et en par­ti­c­uli­er la stratosphère [NDLR : située entre 12 et jusqu’à 50 km d’altitude]. Cer­taines analy­ses du cycle de vie ou ACV [NDLR : une méth­ode qui per­met de cal­culer l’ensemble de l’empreinte car­bone d’une activ­ité] ont été réal­isées, mais très peu sont ren­dues publiques.

En juin dernier, dans le cadre de sa feuille de route pour la décar­bon­a­tion de la fil­ière, le CNES a révélé la toute pre­mière étude mon­di­ale sur l’empreinte car­bone du secteur spa­tial à l’échelle nationale. Les émis­sions annuelles de la fil­ière s’élèvent à 1,8 mil­lion de tonnes de CO2 équiv­a­lent (fig­ure 1), soit 0,3% des émis­sions nationales français­es. Ces chiffres sont plus élevés que les esti­ma­tions précé­dentes réal­isées par les sci­en­tifiques. Une seule étude de 2018 éval­ue l’empreinte du secteur à l’échelle mon­di­ale : les émis­sions sur une année sont estimées à 6 mil­lions de tonnes, soit 0,01% des émis­sions anthropiques mon­di­ales2.

Répar­ti­tion de l’empreinte car­bone de la fil­ière spa­tiale française. Source : feuille de route pour une fil­ière spa­tiale française décar­bonée, COSPACE, 2025.

La respon­s­abil­ité des dif­férentes phas­es – con­struc­tion de la fusée, lance­ment, pro­duc­tion de car­bu­rant, etc. – varie en fonc­tion du type d’engin. Le CNES estime que la fab­ri­ca­tion et le trans­port des fusées et satel­lites représen­tent la part la plus impor­tante des émissions.

D’autres auteurs3 éval­u­ent le forçage radi­atif [NDLR : cor­re­spon­dant à l’effet de réchauf­fe­ment de l’atmosphère] du lance­ment des fusées à 16 mW/m2. À titre de com­para­i­son, le forçage radi­atif de l’aviation s’élève actuelle­ment à 100mW/m2.

#3 Les données spatiales d’observation de la Terre sont nécessaires pour surveiller l’évolution du climat

VRAI

LM. Cer­taines appli­ca­tions du spa­tial sont indis­pens­ables, je pense notam­ment aux mis­sions sci­en­tifiques d’étude du sys­tème Terre et à la ges­tion des cat­a­stro­phes naturelles. La ques­tion des usages pri­or­i­taires doit être posée.

JK. Beau­coup d’applications du spa­tial sont vitales pour les sociétés mod­ernes. Je suis con­va­in­cu que les mis­sions d’observation de la Terre ont un béné­fice pour la planète plus impor­tant que leurs effets délétères. Mais ce cal­cul coût-béné­fice est dif­fi­cile et néces­site un débat et un arbi­trage poli­tique. Il y a égale­ment un impor­tant effort à fournir con­cer­nant les don­nées pro­duites, car beau­coup d’entre elles ne sont pas util­isées et, en les mutu­al­isant, les mis­sions spa­tiales pour­raient être optimisées.

#4 L’empreinte carbone du secteur est quantifiable et les évolutions technologiques peuvent atténuer celle-ci

INCERTAIN

LM. Con­cer­nant les évo­lu­tions tech­nologiques, on pense bien sûr aux lanceurs réu­til­is­ables. J’ai con­duit une analyse du cycle de vie pour le CNES, celle-ci a révélé que le bilan sur le cli­mat était nul, mais posi­tif (économie de 20 à 30%) sur les ressources. Les lanceurs réu­til­is­ables sont plus lourds en rai­son des com­posants sup­plé­men­taires et du car­bu­rant néces­saire pour l’atterrissage, c’est ce qui réduit leur intérêt climatique.

Enfin, nous man­quons de con­nais­sances sur les effets des fusées sur la haute atmo­sphère. Les fusées y rejet­tent notam­ment des par­tic­ules (suies et alu­mine) en très grosse quan­tité. Or elles y restent beau­coup plus longtemps que lorsqu’elles sont émis­es dans la basse atmo­sphère : l’effet de réchauf­fe­ment des suies est 500 fois plus élevé en haute atmo­sphère qu’en basse atmo­sphère. La qua­si-total­ité de l’impact cli­ma­tique lié au lance­ment des fusées est lié à l’émission de ces par­tic­ules. Les lanceurs réu­til­is­ables n’aideront pas sur ce point.

JK. L’un des effets mécon­nus nous inquié­tant est lié à la couche d’ozone. L’impact du spa­tial pour­rait devenir com­pa­ra­ble à celui des activ­ités humaines avant la mise en place du pro­to­cole de Mon­tréal qui a per­mis son rétablissement.

#5 Le secteur du spatial restera toujours polluant

VRAI

LM. La tech­nolo­gie ne per­me­t­tra pas de con­tourn­er totale­ment cela. Même avec les meilleurs car­bu­rants, les fusées émet­tront tou­jours de la vapeur d’eau et des oxy­des d’azote, mais aus­si des par­tic­ules métalliques en quit­tant ou en ren­trant dans l’atmosphère4, affec­tant le cli­mat et l’ozone.

À cela s’ajoute l’évolution du secteur. His­torique­ment, les mis­sions satel­lites cou­vraient de façon plus équili­brée les besoins sci­en­tifiques, mil­i­taires et de télé­com­mu­ni­ca­tion. Mais le nom­bre de satel­lites en orbite a explosé, notam­ment avec Star­link : il est passé d’environ 2000 dans les années 2010 à un peu moins de 13 000 aujourd’hui. Entre 2019 et 2024, la quan­tité de car­bu­rant con­som­mé par les fusées a plus que triplé. Si le rythme actuel se pour­suit, l’impact cli­ma­tique du spa­tial pour­rait attein­dre celui de l’aviation d’aujourd’hui.

INCERTAIN

JK. Le prob­lème du spa­tial est surtout lié à la crois­sance expo­nen­tielle du nom­bre de lance­ments. Les évo­lu­tions tech­nologiques comme les lanceurs réu­til­is­ables per­me­t­tent de faire baiss­er les coûts et pro­duisent un effet rebond : le nom­bre de lance­ments aug­mente. Je pense qu’une régle­men­ta­tion inter­na­tionale est néces­saire, il n’est pas raisonnable de laiss­er des acteurs privés con­ges­tion­ner l’espace.

Les sci­en­tifiques, même s’ils ne représen­tent qu’une petite par­tie de l’empreinte car­bone du secteur, doivent aus­si se ques­tion­ner. Nous avons éval­ué l’empreinte car­bone de l’astrophysique : elle s’élève à env­i­ron un mil­lion de tonnes de CO2 équiv­a­lent par an, soit 36 tonnes CO2 équivalent/an par astronome. C’est un domaine de recherche très impac­tant. Les mis­sions spa­tiales domi­nent large­ment l’empreinte, et en par­ti­c­uli­er l’envoi de son­des pour explor­er notre sys­tème plané­taire. J’interroge l’intérêt de ce type de recherche, la société devrait pou­voir décider la part du bud­get car­bone restant qui devrait y être alloué.

Enfin, nous avons énor­mé­ment de don­nées qui n’ont jamais été exploitées. Depuis quelques années, je tra­vaille unique­ment sur les archives. Nous avons fait de belles décou­vertes, notam­ment sur l’hypothèse de l’origine des positrons au cen­tre de la Voie lactée.

Propos recueillis par Anaïs Maréchal
1Car­ba­jales-Dale & Mur­phy (2023), Sci­ence of the total envi­ron­ment
2https://​www​.sci​encedi​rect​.com/​s​c​i​e​n​c​e​/​a​r​t​i​c​l​e​/​p​i​i​/​S​0​0​4​8​9​6​9​7​2​2​0​23981
3https://​agupubs​.onlineli​brary​.wiley​.com/​d​o​i​/​p​d​f​/​1​0​.​1​0​0​2​/​2​0​1​3​E​F​0​00160
4https://​www​.pnas​.org/​d​o​i​/​f​u​l​l​/​1​0​.​1​0​7​3​/​p​n​a​s​.​2​3​1​3​3​74120

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir notre newsletter