Accueil / Chroniques / Propriété privée et militarisation : les nouvelles frontières du droit spatial
Généré par l'IA / Generated using AI
π Espace π Géopolitique

Propriété privée et militarisation : les nouvelles frontières du droit spatial

Lucien Rapp_VF
Lucien Rapp
avocat au Barreau de Paris, professeur à l’Université Toulouse-Capitole et à HEC Paris
En bref
  • Au total, cinq conventions et leurs principes constituent aujourd’hui une base juridique solide, admise par tous et dont l’autorité est, à ce jour, incontestée.
  • Le traité de l’Espace interdit les revendications de souveraineté par un État, mais il ne dit rien sur la propriété privée.
  • Les accords Artemis sont un instrument juridique dont la signature conditionne la coopération des États avec les États-Unis et énonce un ensemble de principes nouveaux desquels est inscrit la propriété privée dans l’espace.
  • L’adoption de normes techniques internationales est essentielle au développement des activités spatiales afin de développer une l’interopérabilité des équipements.
  • Officiellement, l’espace n’est pas un théâtre d’hostilités, mais il est déjà fortement militarisé, notamment par des satellites de surveillance.

Dis­simulées au-dessus de nos têtes, les con­stel­la­tions de satel­lites se mul­ti­plient à un rythme ahuris­sant. Pour preuve, les plus con­sid­érables actuelle­ment, à savoir Star­link de SpaceX pour les États-Unis et Qian­fan de la société Shang­hai Space­com Satel­lite Tech­nol­o­gy (SSST) pour la Chine, ne cessent d’agrandir leur réseau. Ces déploiements d’appareils, ain­si qu’à plus large échelle les développe­ments de pro­jets spa­ti­aux, occa­sion­nent des inter­ro­ga­tions juridiques cru­ciales, car, par exem­ple, en cas de col­li­sion entre des satel­lites, qui est le fau­tif ? Mais aus­si, peut-on s’approprier les ressources minières de la Lune ou de Mars ? Ou encore, com­ment encadre-t-on les ambi­tions des acteurs privés et celles de cer­tains États ? Pour répon­dre à ces inter­ro­ga­tions, Lucien Rapp, spé­cial­iste du droit de l’espace et pro­fesseur à l’Université de Toulouse-Capi­tole, ain­si qu’à HEC Paris, partage son expertise.

#1 Il existe un droit international de l’espace

VRAI

Effec­tive­ment, et aujourd’hui les activ­ités spa­tiales sont aus­si inclus­es. Ce droit inter­na­tion­al repose sur un cer­tain nom­bre de textes juridiques fon­da­teurs, dont le prin­ci­pal est con­sti­tué par le Traité de l’e­space de 19671. Ces dis­po­si­tions sont certes mar­quées par le con­texte de guerre froide, mais elles restent très actuelles. Ce traité, signé par toutes les grandes puis­sances spa­tiales de l’époque – la France, les États-Unis, l’URSS et le Roy­aume-Uni – pose un cer­tain nom­bre de règles com­porte­men­tales dans l’exploration et l’utilisation de l’espace.

Tout d’abord, il sanc­tu­arise l’espace extra-atmo­sphérique [N.D.L.R. : zone située au-delà de l’atmosphère ter­restre] en s’opposant à toute reven­di­ca­tion de sou­veraineté et en le dénu­cléarisant. Il invite les États à organ­is­er les activ­ités qui relèvent de leur juri­dic­tion et de leur con­trôle. Il les rend respon­s­ables de leurs opéra­tions et de celles de leurs ressor­tis­sants dans l’espace et sur terre. De plus, il pro­tège les astro­nautes en en faisant d’eux des « envoyés de l’Humanité ». Ce traité n’est d’ailleurs pas le seul, car il est accom­pa­g­né de qua­tre autres traités négo­ciés entre la fin des années 60 et le milieu des années 70.

Au total, ces cinq con­ven­tions et leurs principes con­stituent aujourd’hui une base juridique solide, admise par tous et dont l’autorité est, à ce jour, incontestée.

#2 L’espace n’appartient à personne, il est en quelque sorte « sanctuarisé » ce qui sous tends que les États sont politiquement et juridiquement responsables

VRAI

Le Traité de l’Espace s’ouvre sur trois énon­cés : l’engagement des États sig­nataires d’explorer et d’utiliser l’espace, en ce sens est com­pris la Lune et les autres corps célestes « pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays, quel que soit le stade de leur développe­ment économique ou sci­en­tifique », la procla­ma­tion – un peu con­tra­dic­toire – de la lib­erté de le faire pour les États qui en ont les moyens et l’interdiction de toute appro­pri­a­tion nationale par procla­ma­tion de sou­veraineté. Le texte n’ajoute « ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen » comme s’il s’agissait de « l’apanage de l’Humanité tout entière » (dans la ver­sion française).

Le traité de l’espace est est artic­ulé autour des États dont cha­cun est jugé respon­s­able poli­tique­ment et juridiquement.


Et si l’on se sou­vient de la belle for­mule de Neil Arm­strong lors la mis­sion Apol­lon 11 (« c’est un petit pas pour l’Homme et un grand pas pour l’Humanité »), ces principes trou­vent toute­fois un écho dis­so­nant dans la con­jonc­ture actuelle où l’on évoque régulière­ment l’éventualité d’une appro­pri­a­tion privée de ressources minérales tirées de l’espace, de l’installation de cen­trales nucléaires sur la Lune, de la mise en place de zones de sécu­rité autour des objets spatiaux.

Le traité de l’espace est générale­ment qual­i­fié de traité « sta­to­cen­tré », ce qui sig­ni­fie qu’il est artic­ulé autour des États. Au sens du Traité, chaque État du club spa­tial est jugé respon­s­able au dou­ble sens de ce terme : poli­tique­ment, parce qu’il doit organ­is­er ses activ­ités et celles de ses ressor­tis­sants ; juridique­ment, parce qu’il prend l’engagement d’assumer les con­séquences de ses actes et de ceux de ses ressor­tis­sants. C’est ce qui explique qu’avec le développe­ment d’activités privées dans le secteur spa­tial et du nom­bre des États du club spa­tial, on ait vu se dévelop­per le nom­bre des lois spa­tiales. En France, le Par­lement a adop­té la loi rel­a­tive aux opéra­tions spa­tiales du 3 juin 2008, la LOS, qui fait office aujourd’hui de référence inter­na­tionale pour de nom­breux États.

#3 On peut exploiter librement les ressources minières de la Lune ou de Mars

INCERTAIN

En l’absence d’une inter­dic­tion spé­ci­fique, rien ne s’y oppose objec­tive­ment et il faut accepter que les règles évolu­ent pour régler défini­tive­ment le statut de ce type d’activités. La véri­ta­ble ques­tion qu’il faut pos­er aux experts est celle de savoir ce que sont ces ressources, si elles présen­tent un intérêt économique et pour quels usages, à quels coûts et avec quelles tech­nolo­gies elles peu­vent être extraites, stock­ées, raf­finées, trans­portées … Ces ques­tions sont, sem­ble-t-il, entières.

#4 Selon ces règles, le traité de l’espace interdit donc la propriété privée ?

FAUX

On con­fond sou­vent sou­veraineté et pro­priété. Le traité inter­dit les reven­di­ca­tions de sou­veraineté par un État, mais il ne dit rien sur la pro­priété privée autrement par la for­mule sibylline que j’évoquais plus haut : « ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen ». C’est dans cette brèche que les États-Unis avec les accords Artémis et d’autres États spa­ti­aux après eux se sont engouf­frés pour ten­ter de créer un précé­dent et se pré­val­oir d’une règle coutumière.

Durant l’été, ce sujet est revenu sur le devant de la scène inter­na­tionale avec les pro­jets améri­cain ou sino-russe d’installation sur la Lune de réac­teurs nucléaires des­tinés à pro­duire de l’énergie élec­trique pour de futurs rési­dents. Cette instal­la­tion défie par elle-même la règle autant que l’esprit du Traité de l’espace et, plus encore, de la con­ven­tion inter­na­tionale qui pro­tège la Lune. Il s’y ajoute le fait que la nature sen­si­ble de la source d’énergie util­isée implique la mise en place de zones de sécu­rité, qui revient, pour les États con­cernés ou pour leurs ressor­tis­sants, à s’approprier des por­tions d’espace extra-atmosphérique.

#5 Les accords Artémis instaurent la propriété privée dans l’espace

INCERTAIN

Les accords Artemis sont un instru­ment juridique inno­vant, conçu par les autorités améri­caines, la NASA en par­ti­c­uli­er, et dont la sig­na­ture con­di­tionne la coopéra­tion des autres États avec les États-Unis sur le pro­gramme Artémis et, plus générale­ment, l’exploration paci­fique de l’espace. Ils se présen­tent sous la forme d’un texte uni­latéral, apparem­ment non négo­cia­ble, énonçant un ensem­ble de principes nou­veaux, qui com­plè­tent ou mod­i­fient sen­si­ble­ment, pour cer­tains de ces principes, le régime inter­na­tion­al des activ­ités spa­tiales tel que défi­ni par le Traité de l’espace. Par­mi ces principes, fig­ure en effet celui de la pro­priété privée dans l’espace. 

Les accords Artémis pré­cisent toute­fois qu’ils s’inscrivent dans le respect du droit inter­na­tion­al général et du droit inter­na­tion­al de l’espace et que les engage­ments qu’ils recou­vrent ne sont pas con­traig­nants ; ce qui laisse un doute sur leur véri­ta­ble portée juridique.

#6 L’espace est dénucléarisé, mais déjà militarisé

VRAI

Oui c’est l’un des enjeux actuels du droit inter­na­tion­al de l’espace. L’activité spa­tiale est par nature duale, mil­i­taire autant que civile. C’est vrai des tech­nolo­gies, c’est vrai de l’industrie, et c’est encore vrai des util­i­sa­tions qui en sont faites.

D’où le con­trôle des expor­ta­tions pour éviter la pro­liféra­tion des arme­ments, l’interdiction pro­gres­sive des mis­siles anti-satel­lites et les efforts actuelle­ment déployés pour lut­ter con­tre les cyber­me­n­aces, du brouil­lage des émis­sions aux satel­lites-espi­ons. La direc­tive NIS2 en cours de trans­po­si­tion en France par un pro­jet de loi dit « Résilience » va dans ce sens, tout comme le pro­jet d’EU Space Act.

#7 L’espace deviendra un théâtre d’hostilités armées

INCERTAIN

L’espace n’est pas offi­cielle­ment un théâtre d’hostilités, mais il est déjà forte­ment mil­i­tarisé. Y cohab­itent des satel­lites civils et mil­i­taires dont les activ­ités pour ces derniers n’ont évidem­ment rien de paci­fique.  Il faut espér­er que cette sit­u­a­tion demeure et qu’elle ne bas­cule pas un jour prochain. Il sem­ble que le plus grand nom­bre des États y soient attentifs.

#8 La Cour internationale de justice règle les conflits spatiaux, y compris privés

FAUX

Nous avons un juge inter­na­tion­al, la Cour inter­na­tionale de jus­tice. Mais ce juge ne règle que les con­flits frontal­iers entre États et l’espace extra-atmo­sphérique, en rai­son de sa nature, ne peut don­ner lieu à ce type de con­flits. Je n’ai donc pas con­nais­sance de déci­sions qui auraient été ren­dues en ce sens.

Mais l’on ne peut exclure que des dif­fi­cultés se man­i­fes­tent un jour, notam­ment dans la ges­tion du spec­tre des fréquences ou des posi­tions orbitales, dont l’occupation est de plus en plus ten­due et dont le régime inter­na­tion­al implique de déli­cates procé­dures de coor­di­na­tion. À défaut de faire l’objet de con­tentieux inter­na­tionaux rel­e­vant de la Cour de jus­tice inter­na­tionale, ce type de lit­iges entre États, entre États et opéra­teurs, ou entre opéra­teurs peut relever de l’arbitrage international.

#9 La frontière entre espace aérien et espace extra-atmosphérique est claire

FAUX

Non. On sait définir l’espace aérien aus­si bien dans la par­tie réservée à la cir­cu­la­tion aéri­enne, telle que fixée par l’OACI que dans la par­tie cor­re­spon­dant à l’espace aérien supérieur, celui où évolu­ent actuelle­ment des bal­lons ou des drones sophis­tiqués, les HAPS. Mais aucun des traités con­cernés, d’un côté la Con­ven­tion de Chica­go pour le trans­port aérien inter­na­tion­al et de l’autre le Traité de l’espace n’a fixé de frontières.

C’est d’autant plus gênant que la Con­ven­tion de Chica­go pose le principe de la sou­veraineté com­plète et exclu­sive des États sur leur espace aérien, alors que, comme je l’ai rap­pelé, le Traité de l’espace pos­tule l’interdiction de toute procla­ma­tion de sou­veraineté de la part des États. Arbi­traire­ment, on retient comme lim­ite com­mode, la fameuse ligne de Von Kar­man, celle des 100 km.

#10 Les satellites doivent être immatriculés

VRAI

Comme les aéronefs ou les navires, ils dépen­dent de la sou­veraineté d’un État et lui sont rat­tachés. Et c’est parce qu’ils lui sont rat­tachés par l’enregistrement que l’État dit « de lance­ment » peut exercer sur eux sa juri­dic­tion et son con­trôle et accepte d’en assumer la respon­s­abil­ité inter­na­tionale vis-à-vis des tiers comme des autres États. Tout cela est très cohérent.

J’évoquais plus haut l’interdiction de toute appro­pri­a­tion. Les objets spa­ti­aux, corps arti­fi­ciels dans l’espace extra-atmo­sphérique font excep­tion à cette règle du fait de leur rat­tache­ment à la juri­dic­tion d’un État. La ques­tion reste toute­fois de savoir si tous les objets spa­ti­aux lancés – et pour beau­coup, encore opéra­tionnels – sont effec­tive­ment imma­triculés. Ce n’est mal­heureuse­ment pas le cas. Le futur règle­ment européen (EU Space Act) dont le texte a été ren­du pub­lic le 25 juin 2025, institue un reg­istre européen des objets spa­ti­aux, l’URSO, où seront recen­sés tous les objets lancés par les opéra­teurs européens autant que par les opéra­teurs non européens pour­suiv­ant des activ­ités sur le ter­ri­toire de l’Union.

#11 Les contrats et les normes techniques pèsent dans le droit spatial

VRAI

Les con­trats que passent les opéra­teurs avec les agences spa­tiales nationales, comme entre eux sont aujourd’hui une source autonome et impor­tante de règles juridiques. Pour beau­coup, ils comblent par­fois oppor­tuné­ment les vides lais­sés par les textes nationaux ou internationaux.

L’adoption de normes tech­niques inter­na­tionales est essen­tielle au développe­ment des activ­ités spatiales.

Un cas d’école est con­sti­tué par les con­trats passés entre opéra­teurs pour les ser­vices four­nis dans l’espace, de rav­i­taille­ment en car­bu­rant ou, plus générale­ment, de main­te­nance de satel­lites en fonc­tion­nement. Pour fournir ses ser­vices, le satel­lite inter­venant doit s’arrimer au satel­lite sur lequel l’intervention est req­uise. Arrimés l’un à l’autre, ces deux satel­lites for­ment-ils un seul objet spa­tial ou restent-ils dis­tincts ? La ques­tion posée et que le con­trat doit cou­vrir est évidem­ment celle de la respon­s­abil­ité au cas d’accident causé à un autre satel­lite ou à un tiers.

L’adoption de normes tech­niques inter­na­tionales est essen­tielle au développe­ment des activ­ités spa­tiales. Parce que la majeure par­tie du marché des activ­ités spa­tiales est con­sti­tuée par les com­mu­ni­ca­tions par satel­lite, mais aus­si parce que les indus­tries du secteur spa­tial s’inscrivent dans des logiques d’assemblage. Tout cela implique l’interopérabilité des équipements. Il est donc impor­tant de dis­pos­er d’un corps har­mon­isé de normes tech­niques internationales.

#12 La gouvernance internationale de l’espace est stabilisée

INCERTAIN

Le Traité de l’espace et les con­ven­tions qui le com­plè­tent posent des bases solides. Même s’ils datent de la péri­ode des débuts de l’exploration spa­tiale, ils restent une référence utile qu’aucune nation spa­tiale ne songe sérieuse­ment à remet­tre en cause. Depuis lors, l’espace est devenu un marché qu’il devient néces­saire de réguler. Le nom­bre des débris accu­mulés dans l’espace proche fait naître le risque d’un encom­bre­ment qui pour­rait en con­damn­er l’accès ; il faut donc le gér­er. L’innovation est reine dans le secteur spa­tial et les évo­lu­tions tech­nologiques vont assuré­ment plus vite que celles des règles de droit.

Il fau­dra repenser la gou­ver­nance de l’espace pour en tenir compte, songer à don­ner à l’espace extra-atmo­sphérique et à son exploita­tion com­mer­ciale éventuelle, un régime juridique inspiré de celui de la haute mer, retenir la cohab­i­ta­tion effi­cace d’une organ­i­sa­tion inter­na­tionale de plein exer­ci­ce, l’OACI et d’une asso­ci­a­tion inter­na­tionale, l’IATA, que l’on trou­ve dans le secteur aérien, redéfinir le rôle des insti­tu­tions onusi­ennes en place : le COPUOS, le Bureau des affaires spa­tiales inter­na­tionales (CUPEEA).

Les péri­odes de grands boule­verse­ments, comme celle que nous vivons dans le secteur spa­tial prin­ci­pale­ment, sont générale­ment prop­ices aux grandes mat­u­ra­tions qu’elles précè­dent. Nous pou­vons donc rester confiants.

Propos recueillis par Marie Varasson
1https://​www​.unoosa​.org/​p​d​f​/​g​a​r​e​s​/​A​R​E​S​_​2​1​_​2​2​2​2​F.pdf

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir notre newsletter