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Industrie de défense : comment l’Europe accroît sa production

Hélène Masson
Hélène Masson
maîtresse de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique
En bref
  • La France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la Suède sont les principaux États européens concepteurs, producteurs et exportateurs d’armement.
  • Selon le SIPRI, la France se situe au second rang mondial des pays exportateurs d’armement sur la période 2020-2024, avec 18 Mds€ de prises de commandes en 2024.
  • L’émergence de nouveaux pôles de production à l’est et au sud-est de l’Europe illustre la volonté des États de détenir sur leur territoire des capacités industrielles et technologiques sur des segments stratégiques.
  • La montée en cadence des entreprises françaises de défense se poursuit, notamment avec les producteurs de systèmes d’artillerie, les munitions de moyens et gros calibres, les poudres et explosifs…
  • La Commission européenne a présenté en mars 2025 un train de mesures dans le cadre du plan ReArm Europe, destiné à stimuler les investissements de défense.

Les atouts et les moteurs européens

Hélène Mas­son. Les arme­ments et tech­nolo­gies mil­i­taires pro­duits sur le sol européen sont pluriels et for­ment une offre européenne rel­a­tive­ment com­plète : aéro­nau­tique mil­i­taire (avions de com­bat, avions de trans­port et de mis­sion, héli­cop­tères, moteurs), arme­ment ter­restre (chars lourds, véhicules blind­és médi­ans et légers, véhicules logis­tiques et camions tac­tiques, sys­tèmes d’artillerie, muni­tions tous cal­i­bres, équipements du com­bat­tant), naval mil­i­taire (sous-marins et navires de sur­face), spa­tial mil­i­taire, sys­tèmes de mis­siles (tac­tiques et stratégiques) ou encore élec­tron­ique de défense, TIC, cyber et sys­tèmes autonomes (drones tac­tiques notamment).

La France, le Roy­aume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la Suède sont les prin­ci­paux États européens con­cep­teurs, pro­duc­teurs et expor­ta­teurs d’armement. Toute­fois, les Pays-Bas, la Fin­lande, la Norvège et la Bel­gique comptent égale­ment des capac­ités indus­trielles et tech­nologiques sur des seg­ments spé­ci­fiques ou dans la four­ni­ture d’équipements et de sous-sys­tèmes. Cette offre s’étoffe depuis l’invasion russe de l’Ukraine avec un mou­ve­ment de renais­sance de l’industrie de défense à l’est de l’Europe. Le phénomène est ali­men­té par de fortes ambi­tions nationales en Pologne, en Hon­grie, en République tchèque, en Slo­vaquie, en Roumanie et dans les États baltes.

La France, leader dans la production européenne ?

Leader européen, la France se situe au sec­ond rang mon­di­al des pays expor­ta­teurs d’armement sur la péri­ode 2020–2024, selon le SIPRI. Avec 18 mil­liards d’euros de pris­es de com­man­des, l’année 2024 représente un sec­ond haut point his­torique après celui de 2022 à 27 mil­liards d’euros (con­tre 8,2 mil­liards d’euros en 2023). His­torique­ment, l’offre française est fondée sur des sys­tèmes d’armes com­plex­es et haut de gamme, avec des ventes tirées par les avions de com­bat (Rafale), les sous-marins nucléaires d’attaque (Bar­racu­da), les sous-marins à propul­sion con­ven­tion­nelle (Scor­pène), et plus récem­ment, par les sys­tèmes d’artillerie (canons Cae­sar) et les sys­tèmes de mis­siles (Mis­tral et Aster notamment).

Les com­pé­tences français­es dans le domaine de la dis­sua­sion nucléaire sont égale­ment recon­nues, même si elles relèvent d’un périmètre exclu­sive­ment nation­al. La base indus­trielle et tech­nologique de défense française est struc­turée autour d’un noy­au dur de maîtres d’œuvre indus­triels, têtes de fil­ière (Das­sault Avi­a­tion, Naval Group, branch­es français­es de KNDS et MBDA, Air­bus Defence & Space, et Air­bus Heli­copters, Ari­ane­Group), et de grands sys­témiers-équipemen­tiers (Thales, Safran). Elle compte une myr­i­ade d’ETI et de PME spé­cial­isées, inter­venant comme sous-trai­tants ou four­nisseurs d’offres com­plètes, telles que Euren­co dans le domaine des poudres et explosifs, ou Exail pour la robo­t­ique navale.

Tandis que chaque pays européen tend à renforcer ses propres capacités, un risque d’éparpillement ou de concurrence intra-européenne est-il à prévoir ?

L’émergence de nou­veaux pôles régionaux de pro­duc­tion, à l’est comme au sud-est de l’Europe, illus­tre la volon­té d’États se sen­tant men­acés de détenir sur leur ter­ri­toire nation­al des capac­ités indus­trielles et tech­nologiques sur des seg­ments con­sid­érés comme stratégiques (véhicules blind­és, armes, muni­tions, drones). Si cette évo­lu­tion accentue la con­cur­rence intra-européenne, elle ouvre égale­ment de nou­velles oppor­tu­nités de parte­nar­i­ats entre les entre­pris­es du vieux con­ti­nent, via des coopéra­tions interé­ta­tiques et interindus­trielles en matière d’armement. Cette mon­tée en capac­ités et en com­pé­tences à tra­vers toute l’Europe devrait per­me­t­tre aux États de recon­stituer plus rapi­de­ment leurs stocks d’équipements et de muni­tions, de mieux répon­dre aux besoins ukrainiens et surtout d’être mieux pré­parés aux exi­gences d’une future guerre de haute intensité.

Néan­moins, cette forte hausse de la demande sur le marché européen de la défense aigu­ise tou­jours plus les appétits des entre­pris­es con­cur­rentes améri­caines, mais égale­ment israéli­ennes, coréennes et turques. Pour béné­fici­er de l’effet de taille du marché européen et résis­ter à ces assauts, des opéra­tions de con­cen­tra­tion indus­trielle devront être menées dans les secteurs mar­qués par une frag­men­ta­tion his­torique de l’offre (ter­restre, naval, avions de com­bat), sous peine de per­dre en com­péti­tiv­ité et de voir l’Europe rétro­gradée au rang d’observatrice de la com­péti­tion tech­nologique qui se joue entre les États-Unis et la Chine. Une volon­té poli­tique de la part des pays pro­duc­teurs européens sera déter­mi­nante pour engager ces consolidations.

« Renforcer nos armées le plus rapidement possible », c’est l’objectif annoncé par Emmanuel Macron le 5 mars 2025. Les industries françaises avaient déjà augmenté la cadence au début de la guerre en Ukraine. Reste-t-il une marge de progression ? 

La mon­tée en cadence des entre­pris­es français­es de défense a aug­men­té crescen­do au cours de l’année 2023 et surtout en 2024. En pre­mière ligne, fig­urent les pro­duc­teurs de sys­tèmes d’artillerie, muni­tions de moyens et gros cal­i­bres, poudres et explosifs, et sys­tèmes de mis­siles (KNDS, Euren­co et MBDA, en par­ti­c­uli­er). La for­mal­i­sa­tion de com­man­des par l’État français ou par des clients européens (ou en antic­i­pa­tion de ces marchés) a offert aux indus­triels et à leurs sous-trai­tants une meilleure vis­i­bil­ité, per­me­t­tant d’être en mesure d’adapter leurs out­ils de pro­duc­tion (mod­erni­sa­tion des ate­liers, nou­velles machines-out­ils, embauch­es et for­ma­tion de salariés sup­plé­men­taires, con­sti­tu­tion de stocks de pièces et de matières pre­mières, relo­cal­i­sa­tion d’établissements, etc.). Cette dynamique d’adaptation, tou­jours en cours, repose sur un mix de finance­ments : des investisse­ments sur fonds pro­pres, des aides publiques et, le cas échéant, des sub­ven­tions européennes. Il restera tou­jours des marges de pro­gres­sion. Elles dépen­dront du niveau de com­man­des et de disponi­bil­ité des ressources humaines, matérielles et finan­cières, mais aus­si d’accès aux matières premières.

Afin d’augmenter les capacités de production, une réorientation des industries ou la relance de certaines lignes de production seront nécessaires. Quels sont les défis posés par ces processus ?

Con­traire­ment à l’Ukraine, la France n’est pas en guerre, ni son économie, sinon l’heure serait aux mesures d’urgence, aux réqui­si­tions et aux pro­duc­tions pri­or­i­taires. Cepen­dant, pour ce qui est de l’augmentation des capac­ités de pro­duc­tion, de nou­velles marges de manœu­vre peu­vent être trou­vées dans un con­texte d’attractivité du marché de la défense et de dif­fi­cultés de cer­tains secteurs civils comme l’automobile. L’exemple alle­mand en offre une bonne illus­tra­tion. Rhein­metall réori­ente la pro­duc­tion d’une par­tie de ses étab­lisse­ments spé­cial­isés dans le civ­il tout en pro­posant à Con­ti­nen­tal de repren­dre une cen­taine de salariés d’un site en cours de fer­me­ture. KNDS Deutsch­land va acquérir une usine du groupe fer­rovi­aire Alstom. En France, citons Thales qui a réori­en­té à par­tir de 2023 la pro­duc­tion d’un de ses étab­lisse­ments spé­cial­isés dans la fab­ri­ca­tion de cartes SIM vers des cartes élec­tron­iques des­tinées aux avions de combat.

Ces proces­sus de réori­en­ta­tion peu­vent s’étendre sur un ou deux ans, voire plus, selon le niveau de tech­nic­ité req­uis. Si des PME sous-trai­tantes, déjà mar­quées par la crise Covid, cherchent aujourd’hui un nou­veau souf­fle dans la défense, cette stratégie de diver­si­fi­ca­tion néces­site de dis­pos­er de capac­ités finan­cières, car les obsta­cles sont nom­breux : con­traintes en matière de sécu­rité et sûreté, for­ma­tion du per­son­nel, acqui­si­tion de nou­velles machines, délai de noti­fi­ca­tion des commandes. 

Financer la production européenne : le plan « ReArm Europe » est-il à la hauteur ?

Toute la dif­fi­culté réside dans le fait de trou­ver de nou­velles marges de manœu­vre finan­cières lorsque le con­texte économique et social est ten­du dans nom­bre d’États européens. En juin 2025, l’OTAN devrait fix­er des objec­tifs ambitieux aux Alliés : un min­i­mum de 3 % du PIB con­sacrés à leur défense –  encore loin de la cible fixée par Don­ald Trump à 5 % –  et une part de 30 % dédiée aux équipements. La Com­mis­sion européenne a en effet présen­té en mars 2025 un train de mesures dans le cadre du plan « ReArm Europe/Préparation à l’hori­zon 2030 », des­tinées à stim­uler les investisse­ments de défense. Il voit la mise en place d’un nou­v­el instru­ment (SAFE) sous la forme de prêts des­tinés aux États mem­bres d’un mon­tant de 150 mil­liards d’euros. Ces derniers sont égale­ment invités à activ­er la clause déroga­toire nationale du pacte de sta­bil­ité et de crois­sance pour aug­menter leurs dépens­es de défense (max­i­mum de 1,5 % du PIB par an, pour une péri­ode de 4 ans).

S’il ne s’agit pas, à pro­pre­ment par­ler, d’un plan de 800 mil­liards d’euros, il représente néan­moins un puis­sant inci­tatif pour mutu­alis­er les besoins, procéder à des achats com­muns et pro­duire plus dans des domaines capac­i­taires jugés pri­or­i­taires. Il ouvre la voie à un change­ment de par­a­digme en pro­duisant plus vite et en masse grâce à de nou­veaux process de fab­ri­ca­tion et une sim­pli­fi­ca­tion des procé­dures d’achats.

Propos recueillis par Alicia Piveteau 

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