Accueil / Chroniques / Autonomie stratégique : faute d’armée complète, les états européens doivent coopérer
Lucie Liversain FR
π Géopolitique

Autonomie stratégique : faute d’armée complète, les états européens doivent coopérer

Lucie Liversain_1
Lucie Liversain
doctorante au Centre de recherche en gestion (I³-CRG*) à l'École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • La complexité technologique des capacités militaires contribue à accroître le coût des programmes d’armement : face aux contraintes budgétaires, un modèle d’armée complet est de plus en plus difficile à maintenir.
  • Pour des puissances moyennes comme la France ou le Royaume-Uni, le maintien des capacités passe depuis plusieurs décennies par la coopération.
  • Mais les grands programmes menés entre États alliés et mobilisant de grands industriels sont complexes à mettre en œuvre et la répartition de la maîtrise d’œuvre entre partenaires renforce l’aspect prescriptif au détriment de l’innovation.
  • Face à l’émergence du new space et d’acteurs privés dominants sur certaines technologies IA, cloud, etc., les coopérations s’élargissent à une nébuleuse de nouveaux acteurs.
  • Il semble manquer encore un « chef d’orchestre » au sein de ces écosystèmes européens d’innovation, à l’instar du modèle de la DARPA aux États-Unis.

L’actualité récente en Ukraine remet au pre­mier plan, en Europe, la ques­tion de la défense. Une pleine sou­veraineté en la matière sup­pose des capac­ités éten­dues, ren­voy­ant à ce qu’on appelle un mod­èle d’armée com­plet. Or si les États-Unis et la Chine ont les moyens de financer ce mod­èle tout en dévelop­pant l’intégralité des tech­nolo­gies de défense, la ques­tion se pose autrement pour des États plus petits, y com­pris pour les puis­sances moyennes comme le Roy­aume-Uni et la France qui ont con­servé des ambi­tions en la matière.

Le défi financier

Le débat, tra­di­tion­nelle­ment porté à un niveau par­lemen­taire, est grevé par les fortes con­traintes budgé­taires qui s’annoncent. En France, un récent rap­port de la Cour des comptes met en évi­dence la néces­sité de réalis­er des arbi­trages, afin d’éviter des réduc­tions budgé­taires homoth­é­tiques qui dégraderaient toutes les capac­ités. Il s’agirait au con­traire d’investir sur les capac­ités jugées cru­ciales (comme cer­tains grands pro­grammes pour l’Armée de l’Air et la Marine, le ren­seigne­ment, la cyberdéfense ou le spa­tial), et de favoris­er une coopéra­tion européenne et otani­enne pour le reste.

Dans le cadre de l’OTAN, une option favorisée par de nom­breux pays européens est l’achat sur étagère de matériels améri­cains. Or de tels achats ne sont pas sans con­séquences en matière stratégique, car l’usage de ces matériels est en par­tie régulé par les États-Unis, qui se sont dotés d’une régle­men­ta­tion spé­ci­fique (Inter­na­tion­al Traf­fic in Arms Reg­u­la­tions, ITAR) pour con­trôler la fab­ri­ca­tion, la vente et la dis­tri­b­u­tion d’objets et de ser­vices liés à la défense et à l’espace. Ain­si, l’acquisition en urgence de drones Reaper par les armées français­es pour combler une rup­ture capac­i­taire sur le seg­ment des drones MALE, néces­saire notam­ment sur les théâtres d’opérations au Sahel, n’a pu être pos­si­ble qu’en accep­tant une des con­di­tions imposées par la par­tie améri­caine : le droit de veto des États-Unis sur l’engagement des drones en opération.

C’est pourquoi un cer­tain nom­bre de pays européens, au pre­mier rang desquels la France, pousse l’idée d’une « autonomie stratégique », qui passe notam­ment par des pro­grammes d’armements dévelop­pés en coopération.

Vers une autonomie européenne

Mais à quelle échelle : celle de l’UE tout entière, ou sim­ple­ment entre quelques pays ? La créa­tion en 2020 du Fonds européen de défense a représen­té un pro­grès sig­ni­fi­catif dans la coopéra­tion européenne sur les ques­tions de sécu­rité et de défense. Mais elle en souligne aus­si les dif­fi­cultés : sa créa­tion a été forte­ment débattue, tant sur le mon­tant de l’enveloppe que sur son exis­tence même. Au fil des négo­ci­a­tions, sous l’impulsion de la prési­dence fin­landaise, ses crédits ont fon­du de 13 à 7 mil­liards d’euros. Néan­moins, ce fonds entérine la volon­té des Européens d’accompagner la con­struc­tion d’une cohérence capac­i­taire, indis­pens­able pour répon­dre à l’objectif « ITAR-free »1 d’autonomie stratégique européenne.

La con­cep­tion d’équipements mil­i­taires est une affaire com­plexe et, même entre de proches alliés habitués à tra­vailler ensem­ble, la coopéra­tion n’a rien d’évident : les doc­trines d’emploi par les armées peu­vent avoir des dif­férences, les acteurs indus­triels sont pris dans des logiques de coopéti­tion. Le développe­ment de nou­velles capac­ités via une maîtrise d’œuvre répar­tie entre plusieurs pays européens se heurte aus­si à des ten­sions entre le court terme et le long terme, sachant que les pro­grammes d’armement courent sou­vent sur une ou plusieurs décen­nies. Un exem­ple récent en donne une bonne illus­tra­tion : le sys­tème de com­bat aérien du futur (SCAF), coopéra­tion entre la France, l’Allemagne et l’Espagne. Ce pro­gramme a con­nu des ten­sions quand, inquiète de la crise en Ukraine, l’Allemagne a décidé une aug­men­ta­tion sig­ni­fica­tive de son bud­get de défense, mais a opté pour l’acquisition de F‑35 ; par­al­lèle­ment les Français ont, comme sou­vent, mis en avant leurs ambi­tions liées à leurs capac­ités stratégiques, comme peu­vent en témoign­er les déc­la­ra­tions de Das­sault Avi­a­tion met­tant en évi­dence sa « capac­ité à assumer seul le programme ».

Besoin technologique  

À côté de ces dif­fi­cultés d’ordre poli­tique, il en est d’autres qui sont plus dis­crètes mais pas moins cru­ciales. La prin­ci­pale touche à la con­cep­tion, ren­due par­fois plus rigide et moins inno­vante par la coopéra­tion. En effet, la répar­ti­tion de la maîtrise d’œuvre entre parte­naires qui se con­nais­sent peu ren­force l’aspect pre­scrip­tif, ce qui va sou­vent à l’encontre de l’intégration d’innovations technologiques.

C’est dans ce con­texte que la notion d’écosystème, poussée notam­ment avec la créa­tion du Fonds européen de défense, est intéres­sante à explor­er. Les coopéra­tions s’opèrent alors non plus sur une base poli­tique imposée par des États, mais sur des aligne­ments de straté­gies d’entreprises et des com­plé­men­tar­ités de com­pé­tences. Par­mi les fac­teurs de suc­cès de ces écosys­tèmes, plus sou­ples que les bases indus­trielles et tech­nologiques de défense (BITD), l’interaction entre les acteurs tra­di­tion­nels de la défense et les nou­veaux acteurs du civ­il qui ont très large­ment investi dans des tech­nolo­gies génériques comme l’IA, le cyber, etc. À l’instar de ce qu’on peut observ­er dans le new space, ils por­tent la promesse d’une adop­tion plus rapi­de des nou­velles tech­nolo­gies, mais aus­si d’un retour plus aisé des div­i­den­des de l’investissement de la défense dans les domaines civils.

On peut néan­moins se deman­der si la stratégie et les moyens alloués pour­ront per­me­t­tre l’émergence de cham­pi­ons com­mu­nau­taires capa­bles de s’imposer au-delà des fron­tières de l’Union, et non de créer seule­ment des coopéra­tions indus­trielles de court terme. Pour cela les mécan­ismes d’articulation de la recherche vers le développe­ment et une forte volon­té poli­tique d’encourager les acteurs les plus promet­teurs, sur un mod­èle DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency).

Au-delà du finance­ment, l’exemple améri­cain met en lumière la prob­lé­ma­tique de la struc­tura­tion d’un écosys­tème d’innovation et la capac­ité des acteurs, notam­ment éta­tiques, à lever des bar­rières bureau­cra­tiques pour faire éclore l’innovation.

Le travail collectif

De nom­breuses ini­tia­tives de ratio­nal­i­sa­tion et d’incitation à la coopéra­tion européenne exis­tent : les procé­dures com­munes d’acquisition d’équipements, comme le parte­nar­i­at fran­co-belge CaMo ; les expéri­ences opéra­tionnelles com­munes pour align­er les besoins OTAN/UE comme la task force Taku­ba ; ou encore les coopéra­tions sur toute la durée du cycle de vie des équipements comme l’accord BeNe­Sam entre la Bel­gique et les Pays-Bas sur l’entretien de fré­gates et chas­seurs marins.

Mais il sem­ble man­quer encore un élé­ment essen­tiel au sein de ces écosys­tèmes européens d’innovation : celui de chef d’orchestre, capa­ble non pas de diriger l’écosystème comme un « leader de plate­forme », mais plutôt de faire ce qu’Elie Cohen appelle dans son dernier ouvrage sur la Sou­veraineté indus­trielle du « bot­tom up accompagné ».

En l’absence, pour le moment, d’un chef d’orchestre com­mu­nau­taire, on peut se deman­der si cette fonc­tion ne sera pas rem­plie par cer­tains acteurs nationaux plus agiles et capa­bles de jouer un rôle d’animateur. En France, ce pour­rait être l’Agence de l’innovation de défense : celle-ci con­tribue à l’orchestration de l’innovation de défense en se posi­tion­nant comme acteur inter­mé­di­aire entre les phas­es d’exploration et de développe­ment, en rap­prochant les investis­seurs des por­teurs de pro­jet, en accom­pa­g­nant la sim­pli­fi­ca­tion des procé­dures d’acquisition, en détec­tant et cap­tant les inno­va­tions issues du monde civ­il pour des usages militaires.

Une grande par­tie des enjeux pour l’autonomie stratégique européenne réside donc dans le développe­ment de nou­velles col­lab­o­ra­tions entre États et star­tups indus­trielles : cela passe notam­ment par la capac­ité des États européens à don­ner les moyens, en par­tie financiers, mais aus­si de don­ner un accès sim­pli­fié aux acqui­si­tions mil­i­taires, aux star­tups indus­trielles pour faire éclore des solu­tions inno­vantes de rup­ture pour la défense.

1ITAR: Inter­na­tion­al Traf­fic in Arms Reg­u­la­tions. Régle­men­ta­tion améri­caine qui con­trôle la fab­ri­ca­tion, la vente et la dis­tri­b­u­tion d’objets et de ser­vices liés à la défense et à l’espace.

Auteurs

Lucie Liversain_1

Lucie Liversain

doctorante au Centre de recherche en gestion (I³-CRG*) à l'École polytechnique (IP Paris)

Normalienne, agrégée d'économie-gestion, Lucie Liversain poursuit un doctorat au Centre de recherche en gestion (I³-CRG*) à l'Ecole polytechnique. Ses travaux en collaboration avec le Centre Interdisciplinaire des Études pour la Défense et la Sécurité (CIEDS) l'amènent à plonger au cœur des problématiques d'intégration de l'innovation dans les opérations d'armement.

*I³-CRG : une unité mixte de recherche CNRS, École polytechnique - Institut Polytechnique de Paris, Télécom Paris, Mines ParisTech

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter