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Mettre sur pause son intuition pour favoriser la réflexion

Pierre-Marie Lledo
Pierre-Marie Lledo
Directeur de recherche au CNRS, chef d’unité à l’Institut Pasteur et membre de l’Académie européenne des sciences
En bref
  • Selon les travaux de Daniel Kahneman, les états mentaux pourraient osciller au fil du temps entre deux modes de pensées opposés : le Système 1 et le Système 2.
  • Le Système 1 est rapide, intuitif et automatique, tandis que le Système 2 est caractérisé par sa lenteur, son analyse approfondie et son caractère pondéré.
  • L’inhibition frontale est une faculté qui réprime les élans réflexes et les réponses automatiques (Système 1) au profit d’une pensée plus réfléchie et pesée (Système 2).
  • En ce sens, le « doute » n’est pas le signe d’une faiblesse, ou d’une hésitation, mais plutôt une capacité à la remise en question et à la suspension du jugement.
  • L’inhibition frontale confère au moins à l’individu trois vertus cardinales : l’humilité intellectuelle, la retenue du jugement et la révision des croyances.

Par­mi les efforts les plus récents et les plus sig­ni­fi­cat­ifs pour percer les mys­tères du fonc­tion­nement de notre psy­ché, nous nous attarderons sur les pro­grès ful­gu­rants accom­plis dans le domaine de la psy­cholo­gie cog­ni­tive. Ces avancées ont révo­lu­tion­né notre com­préhen­sion de l’e­sprit humain, mar­quant une ère nou­velle dans l’é­tude des mécan­ismes men­taux. Un des apports les plus nota­bles nous vient de Daniel Kah­ne­man, cofon­da­teur de l’é­conomie com­porte­men­tale et lau­réat du prix Nobel d’é­conomie en 2002. Sa con­tri­bu­tion majeure réside dans la dis­tinc­tion qu’il a établie entre nos dif­férents états men­taux, hypothèse auda­cieuse et désor­mais incon­tourn­able. Il pro­posa que nos états men­taux puis­sent osciller au fil du temps, entre deux modes de pen­sée diamé­trale­ment opposés : le pre­mier, bap­tisé Sys­tème 1, est rapi­de, intu­itif et automa­tique, tan­dis que le sec­ond, le Sys­tème 2, se car­ac­térise par sa lenteur, son analyse appro­fondie et son car­ac­tère pondéré.

Pour illus­tr­er ces deux sys­tèmes men­taux, prenons un exem­ple sim­ple : à la ques­tion « Com­bi­en font 2 + 2 ? », c’est le Sys­tème 1 qui apporte sa réponse grâce à l’usage d’une rou­tine men­tale. Mais si l’on demande « Com­bi­en font 17 x 24 ? », le Sys­tème 2 est alors req­uis pour mobilis­er des ressources men­tales afin de décor­ti­quer ce prob­lème en com­posantes plus sim­ples. Toute­fois, le pas­sage du Sys­tème 1 au Sys­tème 2 n’est pas automa­tique : il néces­site une détec­tion du con­flit ou de l’erreur poten­tielle, suiv­ie d’un blocage plus ou moins puis­sant des répons­es intuitives.

La psy­cholo­gie cog­ni­tive met en lumière une tran­si­tion sub­tile entre les deux grands sys­tèmes de la pen­sée, une bas­cule fondée sur un mécan­isme fon­da­men­tal, sou­vent à l’œuvre dans l’ombre de notre con­science, que nous nom­merons l’inhibition frontale. Comme nous l’examinerons plus avant, cette éma­na­tion directe de l’activité du cor­tex préfrontal, joue un rôle car­di­nal en rép­ri­mant les élans réflex­es et en neu­tral­isant les répons­es automa­tiques. Elle ouvre ain­si la voie à l’émergence d’une pen­sée plus réfléchie, plus délibérée — celle-là même que l’on asso­cie à la raison. 

Des lobes frontaux sceptiques

Pour le dire avec plus de sub­til­ité, l’intelligence ne saurait se réduire à la seule apti­tude du cerveau à décor­ti­quer et traiter des don­nées1 ; elle se loge, bien plus pro­fondé­ment, dans cette alchimie sub­tile par laque­lle les lobes frontaux — et tout par­ti­c­ulière­ment le cor­tex préfrontal — exer­cent leur office de gar­di­ens du dis­cerne­ment, fil­trant les influx de l’information à tra­vers le prisme salu­taire du doute. Ce doute, loin d’apparaître comme une mar­que de faib­lesse, devient alors l’emblème d’une élé­gance cog­ni­tive : une vig­i­lance sere­ine, une résis­tance intime aux séduc­tions trompeuses de l’évidence et du bon sens. Évo­quer l’inhibition frontale, c’est nom­mer cette fonc­tion déci­sive par laque­lle l’esprit sus­pend l’automatisme, retient l’élan de la pre­mière impres­sion, et refuse les répons­es hâtives ou les com­porte­ments inadap­tés lorsque les cir­con­stances l’exigent. En somme, l’inhibition frontale est, dans le silence du fonc­tion­nement men­tal, le foy­er dis­cret de notre lucidité.

Les recherch­es d’Olivier Houdé2 ont jeté une lumière nou­velle sur le développe­ment pro­gres­sif de l’inhibition cog­ni­tive chez l’enfant, en s’appuyant notam­ment sur des épreuves clas­siques des­tinées à éval­uer la notion de con­ser­va­tion — qu’il s’agisse de quan­tité, de longueur ou de poids. Prenons l’exemple du test de con­ser­va­tion du poids où l’on présente à l’enfant deux boules de pâte à mod­el­er iden­tiques. Puis, sous ses yeux, l’une est aplatie en une galette fine tan­dis que l’autre con­serve sa forme com­pacte. À la ques­tion : « Est-ce que les deux pèsent tou­jours autant ? », l’enfant qui n’a pas encore acquis l’esprit de con­ser­va­tion répon­dra sou­vent que la galette pèse moins, trompé par l’apparence plate et fine de la pâte. À l’inverse, celui qui a dévelop­pé cette fac­ulté com­pren­dra que la masse demeure inchangée, mal­gré le change­ment de forme. En pro­longeant les travaux de Jean Piaget, Olivi­er Houdé mon­tre ain­si com­ment l’enfant apprend peu à peu que les apparences sont par­fois trompeuses, et que cer­taines pro­priétés fon­da­men­tales demeurent sta­bles sous des formes changeantes. En fil­igrane, cette évo­lu­tion du mode de pen­sée inter­v­enue au cours du temps illus­tre avec force le rôle essen­tiel de l’inhibition frontale — cette capac­ité à sus­pendre une intu­ition trop hâtive —, qui s’avère être, dans notre monde sat­uré d’images et de juge­ments rapi­des, l’un des plus sûrs rem­parts con­tre la désinformation.

Cette évo­lu­tion illus­tre avec force le rôle essen­tiel de l’inhibition frontale qui s’avère être l’un des plus sûrs rem­parts con­tre la désinformation.

À ce titre, l’un des des­seins majeurs — sinon le plus impérieux — de l’éducation devrait con­sis­ter à nour­rir, affin­er, et élever cette fac­ulté pro­pre à l’humain qu’est l’inhibition cog­ni­tive : ce pou­voir silen­cieux de sus­pendre l’élan pre­mier, d’interrompre le flot immé­di­at des automa­tismes pour laiss­er place à la délibéra­tion, à la maîtrise de soi. Longtemps nég­ligée au prof­it de com­pé­tences plus spec­tac­u­laires, cette dis­po­si­tion intérieure con­stitue pour­tant le socle de la lib­erté intérieure, celle qui per­met à l’esprit de se sous­traire aux chaînes de l’impulsivité. Les pro­grès récents de l’imagerie cérébrale ont per­mis d’en situer les assis­es dans les limbes du cor­tex préfrontal — cette aire du cerveau sin­gulière­ment tar­dive à se dévelop­per, bien après la mat­u­ra­tion des struc­tures plus prim­i­tives qui orchestrent l’activité rapi­de, intu­itive et émo­tion­nelle du Sys­tème 1. Tan­dis que l’ensemble du cerveau se con­stru­it pro­gres­sive­ment au fil de l’enfance et de l’adolescence, les lobes frontaux, eux, avan­cent à pas lents, mod­e­lant lente­ment cette capac­ité à dif­fér­er l’action, à peser les con­séquences, à gou­vern­er ses passions.

Cette lenteur pro­pre au développe­ment frontal explique en grande par­tie les sail­lances com­porte­men­tales car­ac­téris­tiques de l’adolescence : impul­siv­ité, insta­bil­ité, aver­sion à la pondérance. Car si l’édifice cérébral paraît avoir trou­vé sa forme archi­tec­turale vers l’âge de 18 à 21 ans, le cor­tex préfrontal con­tin­ue d’affiner ses réseaux durant encore une dizaine d’années — à tra­vers la myélin­i­sa­tion des fibres nerveuses, l’élagage synap­tique et la den­si­fi­ca­tion pro­gres­sive de la con­nec­tiv­ité neu­ronale. Ce n’est donc que vers 25, par­fois 30 ans, que les lobes frontaux atteignent une matu­rité véri­ta­ble, con­férant à l’individu une pleine capac­ité de régu­la­tion, de prévoy­ance et de lucid­ité morale. C’est à cet instant, sou­vent dis­cret et inaperçu, que la pen­sée humaine devient véri­ta­ble­ment prospec­tive, et que la con­science de soi, affranchie des tumultes de l’immédiat, peut aspir­er à l’exercice éclairé de la liberté.

Ce savoir nou­veau jette un éclairage décisif sur le rôle cen­tral de cette fac­ulté, non seule­ment dans la réus­site sco­laire, mais aus­si dans la régu­la­tion des émo­tions, et plus large­ment, dans l’harmonie de la vie sociale. Dans le sil­lage des travaux d’Olivier Houdé, on peut dès lors plaider pour une véri­ta­ble « péd­a­gogie du cor­tex préfrontal » : un entraîne­ment pré­coce, dès l’âge de trois ou qua­tre ans, de cette fonc­tion exéc­u­tive, clef de voûte de la pen­sée réfléchie. Car dans un monde sat­uré de stim­u­la­tions numériques et d’automatismes pres­sants, stim­uler le développe­ment de l’inhibition cog­ni­tive n’est plus un sim­ple choix péd­a­gogique — c’est une néces­sité impérieuse, la con­di­tion même de l’exercice éclairé du libre arbitre.

La philosophie, gymnase secret pour entretenir ses lobes frontaux

Dans le cadre du scep­ti­cisme philosophique, notam­ment chez les scep­tiques antiques comme Pyrrhon ou Sex­tus Empir­i­cus, l’in­hi­bi­tion men­tale occupe un rôle cen­tral dans la prise de déci­sion, le con­trôle de l’at­ten­tion et la capac­ité à con­trôler nos automa­tismes. Pour ces pio­nniers du ren­force­ment des lobes frontaux, l’in­hi­bi­tion cog­ni­tive per­met la sus­pen­sion volon­taire du juge­ment (épochè), provo­quée par une inhi­bi­tion de l’assen­ti­ment men­tal face à des propo­si­tions incer­taines. Autrement dit, le scep­tique choisit de ne pas tranch­er entre des thès­es con­tra­dic­toires, en inhibant men­tale­ment son incli­na­tion naturelle à croire ou juger. 

Cette inhi­bi­tion est active, elle ne relève pas d’une inca­pac­ité à juger, mais plutôt d’un choix, d’une déci­sion réfléchie de ne pas le faire ; c’est pour cette rai­son qu’elle néces­site la par­tic­i­pa­tion des lobes frontaux. En se libérant des dog­ma­tismes et des per­tur­ba­tions causées par des opin­ions non fondées, l’inhibition frontale per­met ain­si d’atteindre l’ataraxie (tran­quil­lité de l’âme résul­tant de l’absence de croyance).

Cette philoso­phie du doute tran­quille se dis­tingue du scep­ti­cisme des mod­ernes (comme Mon­taigne3 ou Descartes et son fameux « doute méthodique »), qui doute, non pas pour sus­pendre le juge­ment, mais plutôt pour accéder à la vérité. À l’inverse, le pyrrhonien doute pour se libér­er du besoin de vérité. À tra­vers ce débat autour du rôle du scep­ti­cisme, se dessi­nent en fait deux fonc­tions majeures dévolues aux lobes frontaux : d’une part, la capac­ité d’inhiber les ful­gu­rances trop hâtives de l’esprit, et d’autre part, celle d’orchestrer nos pen­sées avec méth­ode afin de nous rap­procher, autant que faire se peut, de la vérité. En con­frontant le scep­ti­cisme pyrrhonien à cer­taines fig­ures mod­ernes, ou encore à des tra­di­tions voisines — telles que l’empirisme, la phénoménolo­gie, l’existentialisme ou le boud­dhisme4 —, se révèle un fil secret, une trame sous-jacente qui les relie : la recon­nais­sance de l’incertitude non comme une faib­lesse, mais plutôt comme un chemin vers la lib­erté intérieure et l’accès à la sérénité.

En somme, l’inhibition frontale se trou­ve au cœur du con­trôle exé­cu­tif chez l’être humain, en nour­ris­sant une flex­i­bil­ité cog­ni­tive essen­tielle, en sou­tenant la mémoire de tra­vail et en facil­i­tant la plan­i­fi­ca­tion réfléchie de nos actions. Sans cette capac­ité d’in­hi­bi­tion, le Sys­tème 2 serait con­tin­uelle­ment sub­mergé, court-cir­cuité par les répons­es immé­di­ates et automa­tiques du Sys­tème 1. Ain­si, nous pou­vons affirmer que l’existence de l’inhibition frontale con­fère au moins trois ver­tus car­di­nales, véri­ta­bles piliers de l’esprit critique :

- L’humilité intel­lectuelle : savoir recon­naître les bornes de son savoir — une forme de sagesse dis­crète qui nous per­met de dire « je sais ce que je sais et ce que je ne sais pas » ;

- La retenue du juge­ment : l’art de savoir sus­pendre ses con­clu­sions, et de ne pas céder à la ten­ta­tion de tranch­er prématurément ;

- La révi­sion des croy­ances : la capac­ité de remet­tre en ques­tion, de sus­pendre ou même de réa­juster ses cer­ti­tudes face à de nou­velles informations.

En défini­tive, l’inhibition frontale s’impose aujourd’hui comme un instru­ment cog­ni­tif de pre­mier ordre : elle est à la fois une arme con­tre les biais du juge­ment, une méth­ode d’esprit pour résis­ter aux mirages de l’illusion et aux séduc­tions de la con­tre-vérité, mais aus­si une pos­ture exis­ten­tielle, à la croisée de la philoso­phie et de la spir­i­tu­al­ité, per­me­t­tant de chem­iner sans se laiss­er enchaîn­er par le dogme. Elle demeure, à l’instar de ce que pressen­tait déjà Pyrrhon, un sen­tier vers la lucid­ité — et, par­fois, vers cette paix intérieure que seule con­fère la sus­pen­sion du jugement.

L’élégance discrète de l’inhibition frontale

Les expéri­ences en psy­cholo­gie cog­ni­tive illus­trent avec élo­quence le rôle cru­cial de l’in­hi­bi­tion cog­ni­tive. L’un des par­a­digmes les plus célèbres en la matière est le test de Stroop. Dans cette épreuve, on présente à l’in­di­vidu des mots désig­nant des couleurs, comme « rouge » ou « vert », mais imprimés avec une encre dif­férente, par exem­ple, le mot « rouge » écrit en bleu. Le défi con­siste à nom­mer la couleur de l’en­cre plutôt que de lire le mot, une tâche qui engen­dre une con­fronta­tion directe entre la lec­ture automa­tique, régie par le Sys­tème 1, et la dénom­i­na­tion volon­taire, orchestrée par le Sys­tème 2. Réus­sir cette tâche exige une capac­ité inhibi­trice aiguë, per­me­t­tant de résis­ter à l’élan instinc­tif de lec­ture des let­tres et non de la couleur. 

Un autre exem­ple éclairant se trou­ve dans le domaine des biais cog­ni­tifs, tel le biais de con­fir­ma­tion. Naturelle­ment, notre Sys­tème 1 tend à chercher des preuves qui cor­ro­borent nos croy­ances préétablies. Il faut donc dévelop­per une vig­i­lance con­stante et un effort inhib­i­teur appuyé pour penser con­tre soi-même, pour chal­lenger nos intu­itions pre­mières et embrass­er une approche cri­tique plus réfléchie et plus lente, guidée par le Sys­tème 2. Chez les enfants, dont les fonc­tions exéc­u­tives sont en cours d’ac­qui­si­tion, ou chez les per­son­nes âgées, où l’inhibition frontale tend à s’affaiblir, la dif­fi­culté à inhiber les répons­es automa­tiques est sou­vent plus mar­quée. Cela illus­tre, au pas­sage, que l’in­hi­bi­tion frontale ne soit pas une com­pé­tence innée mais con­stitue une fac­ulté cog­ni­tive qui s’acquiert au fil du temps mais peut aus­si déclin­er avec le temps passé.

Or, le rôle de l’in­hi­bi­tion frontale va bien au-delà de la sim­ple cor­rec­tion des erreurs. Elle est au cœur de la prise de déci­sion rationnelle. La capac­ité à sus­pendre un juge­ment hâtif, à ques­tion­ner ses cer­ti­tudes, et à analyser une sit­u­a­tion sous divers angles repose sur la mise en retrait inten­tion­nelle du Sys­tème 1 par l’ac­tion inhibi­trice. Des études récentes ont mon­tré que les indi­vidus excel­lant dans les tests de raison­nement logique ou de réflex­ion cog­ni­tive ne pos­sè­dent pas néces­saire­ment un QI supérieur à la moyenne, mais sont plutôt agiles à con­tenir leurs intu­itions erronées. La ratio­nal­ité ne découle donc pas unique­ment d’une intel­li­gence brute, mais d’une maîtrise raf­finée de l’activité des lobes frontaux.

Enfin, des pra­tiques telles que le développe­ment de la pen­sée cri­tique ou la pleine con­science peu­vent ren­forcer cette capac­ité inhibi­trice, en nous apprenant à observ­er nos pen­sées sans y suc­comber immé­di­ate­ment. Ces approches mon­trent que l’in­hi­bi­tion n’est pas seule­ment une qual­ité innée, mais une apti­tude qui peut être cul­tivée et affinée par l’ex­péri­ence et l’en­traîne­ment pour met­tre à dis­tance nos pro­pres pen­sées rapides.

Là où vacille l’inhibition : entre fragilité et défaillance

Ce sub­til mécan­isme qu’est l’inhibition frontale n’échappe pas à la vul­néra­bil­ité. Son acti­va­tion néces­site des efforts car faire appel au Sys­tème 2 revient à gravir les pentes escarpées de la pen­sée lente — une entre­prise exigeante, gour­mande en énergie, qui mobilise nos ressources les plus pré­cieuses : l’attention soutenue, la mémoire vive, et la vig­i­lance intérieure. Mais qu’un souf­fle de fatigue vienne obscur­cir la clarté men­tale, que le stress s’infiltre ou que le tumulte des pen­sées débor­de les digues de notre con­cen­tra­tion, et voilà cette fac­ulté ébran­lée. L’inhibition vac­ille, cède du ter­rain, et dans cette brèche s’engouffre à nou­veau le Sys­tème 1, avec ses rac­cour­cis trompeurs, ses automa­tismes doucereux, prêts à repren­dre les rênes de nos pensées.

Cer­taines afflic­tions, telles que le trou­ble du déficit de l’at­ten­tion avec hyper­ac­tiv­ité (TDAH), la schiz­o­phrénie, ou cer­tains syn­dromes frontaux peu­vent dras­tique­ment com­pro­met­tre cette capac­ité d’in­hi­bi­tion. En résulte une impul­siv­ité accrue, des dif­fi­cultés mar­quées à se con­cen­tr­er, et une propen­sion à céder aux automa­tismes. Par ailleurs, les influ­ences de nos modes de vie, comme l’al­cool, le manque de som­meil ou la con­som­ma­tion de cer­taines drogues ou médica­ments, sapent égale­ment ce proces­sus inhibiteur.

Dans les cas les plus dra­ma­tiques, où les lobes frontaux subis­sent une destruc­tion, les con­séquences sur le com­porte­ment, la cog­ni­tion et la per­son­nal­ité peu­vent être pro­fondes et par­fois désas­treuses. Cet inéluctable des­tin nous est rap­pelé par le trag­ique sort de Phineas Gage, con­tremaître de chemin de fer aux États-Unis. En 1848, au cours d’une opéra­tion de dyna­mitage de rou­tine, une étin­celle fatidique déclen­cha une explo­sion, propul­sant une barre de fer — longue d’un mètre, large de trois cen­timètres, et pesante de six kilos — à tra­vers son crâne. L’ob­jet perça sa joue gauche et tra­ver­sa la base de son crâne, arrachant son lobe frontal gauche. Incroy­able­ment, Gage survé­cut à ce cat­a­clysme, gar­dant même sa con­science quelques min­utes après l’ac­ci­dent. Bien qu’il se soit remis physique­ment quelques mois après l’accident, les témoins de son entourage notèrent des boule­verse­ments pro­fonds et irréversibles de sa per­son­nal­ité. Cet homme, autre­fois mod­èle de respon­s­abil­ité, de fia­bil­ité et de socia­bil­ité, avait cédé la place à un être impul­sif, colérique, sans retenue ni savoir-vivre, inca­pable de con­serv­er un emploi sta­ble, ni même une rela­tion affec­tive. Phineas Gage finit par arpen­ter le ter­ri­toire améri­cain comme une curiosité macabre, exposant ses blessures et exhibant, dans le cadre du cirque Bar­num, la fameuse barre à mine qui avait si bru­tale­ment redéfi­ni son exis­tence. Cette his­toire poignante résonne à tra­vers les âges, nous rap­pelant la com­plex­ité et la fragilité inhérentes à la nature d’Homo Sapi­ens.

Penser librement, c’est savoir s’empêcher

La sim­ple exis­tence d’un mécan­isme inhib­i­teur au cœur de l’édifice men­tal con­stitue l’un des joy­aux les plus dis­crets de notre archi­tec­ture cog­ni­tive — un piv­ot silen­cieux, mais essen­tiel, sur lequel repose l’équilibre frag­ile de notre human­ité pen­sante. Véri­ta­ble chef d’orchestre intérieur, ce sys­tème inhib­i­teur mod­ule le dia­logue entre les Sys­tèmes 1 et 2, tem­pérant les élans impul­sifs pour offrir à la pen­sée délibérée l’espace de son épanouisse­ment. Loin d’être un sim­ple frein, l’inhibition se révèle comme le levi­er sub­til qui hisse l’esprit vers les hau­teurs de la con­science cri­tique, de la lucid­ité, et de la rai­son éclairée. Cette fac­ulté est à l’origine de la respon­s­abil­ité morale de l’Homme libre. Comme Albert Camus aimait à dire : « Un homme, ça s’empêche » pour nous rap­pel­er que la dig­nité humaine réside dans la capac­ité à se con­tenir, à ne pas céder à ses instincts ou pul­sions, même lorsqu’on en a le pouvoir !

1Cela est désor­mais l’affaire de l’intelligence arti­fi­cielle.
2Olivi­er Houdé est un psy­cho­logue renom­mé, spé­cial­isé dans le développe­ment cog­ni­tif de l’en­fant. Il est pro­fesseur à l’U­ni­ver­sité de Paris et directeur du Lab­o­ra­toire de Psy­cholo­gie du Développe­ment et de l’É­d­u­ca­tion de l’en­fant au CNRS. Ses recherch­es por­tent prin­ci­pale­ment sur l’évo­lu­tion des proces­sus cog­ni­tifs chez l’en­fant, en par­ti­c­uli­er la manière dont les enfants dévelop­pent des capac­ités de raison­nement, de logique et d’in­hi­bi­tion cog­ni­tive. Il est con­nu pour ses travaux sur l’im­por­tance de l’in­hi­bi­tion cog­ni­tive, un con­cept cen­tral dans ses recherch­es qui souligne com­ment les enfants appren­nent à réfrén­er des répons­es intu­itives ou automa­tiques inap­pro­priées pour favoris­er un raison­nement plus réfléchi et logique. Il insiste sur le rôle cru­cial du cor­tex préfrontal dans ces proces­sus et promeut l’idée d’une péd­a­gogie qui vis­erait à dévelop­per ces com­pé­tences dès le plus jeune âge. Ses ouvrages et arti­cles sci­en­tifiques ont con­tribué de manière sig­ni­fica­tive à la com­préhen­sion du développe­ment cog­ni­tif, influ­ençant à la fois la psy­cholo­gie de l’en­fant et l’é­d­u­ca­tion.
3Michel de Mon­taigne (1533 – 1592), human­iste de la Renais­sance, explore des ques­tions sur la con­di­tion humaine, la con­nais­sance, et l’ex­péri­ence per­son­nelle à tra­vers une approche scep­tique et intro­spec­tive. Dans ses Essais, une œuvre majeure qui a pro­fondé­ment influ­encé la pen­sée occi­den­tale, Mon­taigne cite sou­vent Sex­tus Empir­i­cus. Par ses écrits, Mon­taigne ne pré­tend pas accéder à la vérité absolue, mais il encour­age l’examen de soi, la recon­nais­sance de ses lim­ites et la tolérance à l’in­cer­ti­tude (le fameux que Sais-je ? qui devient sa devise). Comme Pyrrhon, le philosophe bor­de­lais aime sus­pendre son juge­ment pour sa tran­quil­lité morale. Un peu plus tard, c’est au tour de Blaise Pas­cal (1623 – 1662) d’admirer les scep­tiques pour avoir mon­tré l’ignorance de l’homme, mais il pro­longera la réflex­ion. Pour le philosophe Cler­mon­tois, le doute pro­duit par l’inhibition de la pen­sée rapi­de n’est pas un refuge, mais plutôt une épreuve. En somme, Pas­cal cri­tique le dog­ma­tisme et le scep­ti­cisme absolu dans sa ten­ta­tive de réc­on­cili­er le scep­ti­cisme et la foi.
4Le boud­dhisme, notam­ment dans sa forme zen ou ther­avā­da, prône une sus­pen­sion du juge­ment spécu­latif sur le monde : « Ne vous fiez à aucun écrit, à aucune tra­di­tion. Expéri­mentez par vous-même. » — Boud­dha. Dans ce con­texte, le Nirvāṇa du boud­dhisme serait l’équivalent de l’ataraxie de Pyrrhon. Cer­tains his­to­riens pensent même que Pyrrhon, ayant voy­agé avec Alexan­dre en Inde, a été influ­encé par des sages boud­dhistes ou gym­nosophistes.

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