Les biais cognitifs sont-ils compatibles avec la méthode scientifique ?
Les biais cognitifs sont aujourd’hui bien documentés dans la recherche en sciences cognitives1. Ces erreurs systématiques – et donc prévisibles – témoignent non seulement de notre rationalité limitée, mais aussi de la direction choisie par nos jugements et prises de décision. Ils obéissent à des mécanismes bien précis, aux fonctions multiples : gérer de grands flux d’informations, compenser les limites de notre mémoire, préserver l’économie cognitive, décider rapidement, accéder à des perceptions signifiantes, protéger l’intégrité du soi, nous rassurer dans nos décisions.
L’étude scientifique des biais cognitifs consiste à construire une connaissance rationnelle de notre irrationalité. Pour cela, la méthode scientifique s’appuie d’une part sur la description de faits objectivables – recensés avec des outils de quantification ; d’autre part sur des modèles explicatifs invariants (des théories) – dont on cherche l’adéquation avec les faits ; et enfin sur une capacité à prédire, tester et comparer – grâce à une recherche de la causalité des phénomènes, rendue possible par l’approche expérimentale2. La vérité n’étant pas toujours facile à débusquer, la science est nourrie de controverses. Raison pour laquelle la méthode scientifique s’inscrit sur le principe fondamental de la « dispute », c’est-à-dire de la mise en débat des résultats obtenus, entre pairs, sous l’angle de la preuve publique. Elle est donc collective, soumise au régime de la probation et de la réplication, de la nuance, du temps long, de l’indépendance par rapport aux pouvoirs, pour converger vers la vérité.
Les ingrédients de la méthode scientifique et des biais cognitifs s’avèrent parfois (pour ne pas dire souvent) antagonistes. Sans prétendre à l’exhaustivité, identifions quelques points d’achoppement significatifs et susceptibles de mieux comprendre certaines postures contemporaines de défiance vis-à-vis de la science.
Confirmer vs. infirmer
Imaginez que j’aie en tête une règle que je vous propose de deviner. Je vous informe que la suite de nombre « 2, 4 et 6 » respecte cette règle. Pour la deviner, vous pouvez me proposer des suites de trois nombres et je vous dirai si elles sont conformes ou non à ma règle. Lorsque l’on fait l’expérience3, les participants vont logiquement faire une hypothèse sur la règle (par exemple « suite de nombres croissant de deux en deux »), et la tester de manière positive, avec très majoritairement des séries de justification de type « 16, 18, 20 » puis « 23, 25, 27 ». Or ces propositions confirmatoires n’ont pas pour but de tester SI l’hypothèse est vraie, mais QUE l’hypothèse est vraie. Seules des séries qui vont infirmer l’hypothèse formulée par les participants (par exemple ici « 3, 6, 9 ») vont permettre de vérifier SI elle est vraie. Ce « biais de confirmation d’hypothèse » explique pourquoi nous évitons spontanément et soigneusement la recherche d’arguments qui vont à l’encontre de nos croyances : l’aversion à la perte de nos certitudes l’emporte sur la possibilité de gagner en nouvelles connaissances. Comme quelqu’un le disait, « la folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent ».
On a tendance à surestimer la probabilité d’un évènement lorsque l’on sait qu’il s’est déroulé.
La méthode scientifique, à l’inverse, est contre-intuitive, elle nous enseigne comment nous méfier de ce biais grâce à la technique du double aveugle destinée à limiter l’auto-persuasion, et à une posture « infirmatoire » : mettre à l’épreuve des hypothèses en multipliant des expériences susceptibles de les réfuter. Une théorie « résiste » aux faits jusqu’à preuve du contraire. Il n’en reste pas moins que l’activité de recherche n’est pas indemne du biais de confirmation, puisque les résultats positifs sont considérablement valorisés pour les publications, surtout dans les sciences dites « molles ». Par ailleurs, les études de reproductibilité n’ont pas toujours la cote, surtout lorsqu’elles révèlent à quel point nombre de résultats de recherches en sciences humaines et sociales ne sont pas reproduits4…
La puissance du biais de confirmation d’hypothèse tient au fait qu’il ne concerne pas seulement le présent mais aussi… le passé ! En effet, on a tendance à surestimer la probabilité d’un évènement lorsque l’on sait qu’il s’est déroulé : après coup, on se comporte souvent comme si le futur était évident à prévoir (« c’était couru d’avance »), et comme si l’incertitude ou l’inconnu n’intervenaient pas dans les évènements. Ce biais confirmatoire dit « rétrospectif »5 est d’autant plus saillant dans les situations tragiques, et ceci peut expliquer les procès d’intention dont sont les cibles les scientifiques ou les représentants politiques une fois connu le bilan humain d’une pandémie, d’une attaque terroriste ou d’une crise économique.
Le biais rétrospectif s’appuie sur l’extraordinaire capacité de l’esprit humain à la rationalisation, c’est-à-dire la justification a posteriori des événements. On ne résiste jamais longtemps à se raconter une bonne histoire, quitte à distordre la réalité6. De ce fait, on privilégie la recherche effrénée des causes aux simples corrélations, les pseudo-certitudes aux probabilités, le déni du hasard à la prise en compte des aléas, la pensée dichotomique à la nuance, la surestimation des faibles probabilités à l’observation neutre des faits : précisément tout l’inverse de ce que nous apprend la méthode scientifique.
Science dure vs. science humaine
La méthode scientifique peut-elle s’appliquer à l’étude de l’humanité par l’humanité ? Dans une vaste série de recherches en psychologie sociale expérimentale, Jean-Pierre Deconchy et son équipe ont exploré un sujet passionnant : la manière dont l’être humain pense l’être humain, et la manière dont l’être humain pense l’étude de l’être humain. À l’aide de montages expérimentaux ingénieux rassemblés en 2000 dans un ouvrage au titre évocateur (Les animaux surnaturés7), les chercheurs ont montré comment, en deçà d’une acculturation scientifique poussée, certains de nos filtres cognitifs ont pour fonction de nous immuniser contre l’idée que nos pensées et nos comportements s’appuient sur des déterminismes naturels. Et que, par conséquent, en vertu de ces filtres cognitifs, la science serait impropre à comprendre et expliquer la « nature » humaine profonde. Ainsi, l’humanité construit une définition de l’espèce humaine qui l’éloigne de l’idée qu’il serait un être de nature, déterminable par des lois comparables aux autres êtres vivants. Derrière cet impensable biologique se cache un « autre chose », une « sur-nature », et donc une défiance à l’idée même que la science ait son mot à dire sur ce qu’est l’être humain.
On retrouve dans ces recherches l’idée d’une rationalité limitée, mais en ce sens que la connaissance de l’être humain renverrait nécessairement à autre chose qu’à la rationalité. Il est d’ailleurs stupéfiant de constater que, parallèlement aux progrès des sciences cognitives et des neurosciences, on voit fleurir autant de pseudo-sciences humaines qui leur ajoutent un petit supplément d’âme, cette « sur-nature » étudiée par Deconchy : regain du chamanisme, des médecines énergétiques, des techniques de développement personnel. La « caution » du vocabulaire scientifique est censée faire autorité (encore un biais cognitif), dans la même veine que les extrapolations fantaisistes récentes qui prétendent s’inspirer de la physique quantique pour justifier des médecines alternatives ou d’autres phénomènes mystérieux8.
Penser contre soi-même
Notre cerveau tire des conclusions rapides et économes pour nous rendre service. La plupart du temps, elles sont suffisantes et à peu près pertinentes pour nos besoins immédiats. Mais parfois, elles nous desservent et nous conduisent dans des méandres qui discréditent l’idée même de libre arbitre. Lutter contre soi, contre la pente naturelle des biais cognitifs qui affaiblissent notre discernement, nécessite une formation minimale à la méthode scientifique, et pas seulement chez ceux qui se destinent à une profession scientifique. Cela suppose aussi une compréhension des raccourcis de pensée utilisés par notre cerveau pour nous faciliter la vie, et parfois nous bercer d’une illusion de compréhension.
Les fondations comme « La main à la pâte » et globalement tous les dispositifs « tiers-lieu » dédiés à la médiation scientifique, en lien avec les universités et organismes de recherche, sont une urgence sociétale pour renforcer les compétences psycho-sociales, non seulement des scolaires mais aussi des citoyens. C’est le prix à payer pour que la science ne soit pas perçue comme une croyance comme une autre, pour que les opinions douteuses ou trompeuses ne priment pas sur la vérité, et donc pour que nos démocraties maintiennent leurs compétences émancipatrices.