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Patrice Georget – chronique
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Les trois pièges tendus par les stéréotypes

Patrice Georget
Patrice Georget
enseignant-chercheur en psychosociologie à l’École universitaire de Management IAE Caen
En bref

  • Les stéréotypes sont des impressions que partagent l’ensemble des membres d’un groupe à propos de l’ensemble des membres d’un autre groupe, ou du sien propre.
  • Ils nous aident à réfléchir rapidement, à comprendre le monde grâce à des catégories simplifiées, à préserver notre ego et à conserver un consensus social.
  • Les recherches en psychologie sociale ont montré que les stéréotypes agissent sur nos jugements indépendamment de notre conscience, souvent là où on ne les attend pas.
  • Les stéréotypes peuvent être source d’auto-censure : on parle alors de « prophéties auto-réalisatrices ».
  • Les stéréotypes font partie de notre « ADN social », mais on peut s’entraîner à les mesurer pour se corriger.

« Un père et son fils ont un grave acci­dent de voiture. Le père som­bre dans un pro­fond coma. Le fils est blessé, il faut l’opérer d’urgence. On l’emmène à l’hôpital. En entrant dans la salle d’opération, l’interne en chirurgie regarde l’enfant et déclare la chose suiv­ante : ‘il y a trop d’émotion pour moi, je ne peux pas l’opérer : c’est mon fils !’ ». Com­ment est-ce pos­si­ble ? Prenez une minute pour réfléchir à la ques­tion qui précède, et avant d’en décou­vrir la réponse, com­mençons par explor­er le monde com­mun des stéréotypes. 

Com­mun ? Oui en effet, les stéréo­types sont des impres­sions que parta­gent l’ensemble des mem­bres d’un groupe à pro­pos de l’ensemble des mem­bres d’un autre groupe ou du sien pro­pre1. Ce sont des briques con­sti­tu­tives de notre fonc­tion­nement men­tal, au même titre que les biais cog­ni­tifs, heuris­tiques et autres rac­cour­cis de pen­sée. Ils nous aident à réfléchir rapi­de­ment et sans effort, à com­pren­dre le monde grâce à des caté­gories sim­pli­fiées, à préserv­er notre égo grâce à des com­para­isons sou­vent avan­tageuses avec autrui, et à nour­rir un con­sen­sus social. Der­rière ces évi­dences se cachent pour­tant trois pièges qu’il con­vient d’anticiper pour garder un min­i­mum de libre-arbi­tre dans ses juge­ments et pris­es de décision.

#1 Juger à l’insu de notre plein gré

Éty­mologique­ment, le terme de stéréo­type vient de l’imprimerie et désigne la matrice rigide qui sert à imprégn­er des motifs de façon répétée et à l’identique. Trans­posés à la psy­cholo­gie, les stéréo­types cor­re­spon­dent ain­si à des images men­tales répéti­tives et figées – pas tou­jours con­scientes, mais tou­jours exagérées – qui col­orent notre per­cep­tion d’autrui en la sim­pli­fi­ant. Motivés par un mécan­isme de sim­pli­fi­ca­tion du monde, ils con­cer­nent les caté­gories de pre­mière impres­sion : apparence physique, orig­ine et appar­te­nance géo­graphique, pro­fes­sions, sexe, tranche d’âge, etc… Les per­son­nes les plus séduisantes se voient par exem­ple attribuer des com­pé­tences et un équili­bre psy­chologique qu’elles ne pos­sè­dent pas for­cé­ment. De ce fait, on les écoute plus lors d’une dis­cus­sion en groupe, on les note mieux lors d’une éval­u­a­tion, on leur prête facile­ment hon­nêteté et charisme…2.

Bien enten­du, cha­cun va attribuer à son pro­pre groupe des préjugés plutôt val­orisants : « ce qui est intel­li­gent, économe et spon­tané pour son groupe devient débrouil­lardise, avarice et impul­siv­ité pour l’autre groupe3 ». D’ailleurs, tous les stéréo­types ne sont pas faux, et cer­tains s’appuient même sur des faits bien étab­lis. Ce qui peut pos­er prob­lème, c’est d’une part leur général­i­sa­tion abu­sive et sou­vent sim­pliste, et d’autre part leur rigid­ité et leur per­sis­tance. Bon nom­bre de stéréo­types émer­gent en l’absence de toute réal­ité, sur la base de cas par­ti­c­uliers ou de rumeurs4, véhiculés par les médias, des relais d’opinion ou encore cer­tains groupes de pres­sion, d’autant plus facile­ment avec Inter­net et les réseaux sociaux. 

Les recherch­es en psy­cholo­gie sociale ont mon­tré à quel point les stéréo­types agis­sent sur nos juge­ments indépen­dam­ment de notre con­science, et, qui plus est, sou­vent là où on ne les attend pas. C’est la rai­son pour laque­lle la méth­ode de recherche expéri­men­tale est une excel­lente manière de les révéler. 

Illus­trons avec une étude ingénieuse de Madeleine Heil­man et Julie Chen5 de 2005. Elles réalisent deux reportages pro­fes­sion­nels stricte­ment iden­tiques, qui met­tent en avant Dominique, tan­tôt un homme, tan­tôt une femme, chargé(e) de mis­sion dans une entre­prise de ser­vice, cinq ans d’ancienneté, man­ag­er de qua­tre per­son­nes. Le reportage présente les activ­ités de Dominique au fil d’une journée-type. Dominique ter­mine sa journée en étant sol­lic­ité par un(e) col­lègue pour lui ren­dre un petit ser­vice lié à un retard de dossier. Dans une ver­sion du reportage, Dominique accepte de rester aider son col­lègue, alors que dans une autre ver­sion, Dominique refuse. Il y a donc qua­tre ver­sions du reportage. Qua­tre groupes dif­férents de spé­cial­istes des ressources humaines sont ensuite exposés à un des reportages, et doivent éval­uer Dominique sur plusieurs reg­istres, dont la per­for­mance professionnelle.

Si Dominique est un homme et qu’il accepte d’aider un col­lègue, alors sa per­for­mance pro­fes­sion­nelle est jugée supérieure à Dominique-femme qui aide son col­lègue ! De même, Dominique-homme est moins sous-éval­ué que Dominique-Femme en cas de refus d’aider un col­lègue. Pourquoi ? Et bien parce que le stéréo­type « il est dans la nature des femmes d’aider autrui » implique que si une femme aide un col­lègue, on con­sid­ère que c’est nor­mal ; alors que si la femme ne fait pas preuve d’altruisme, on cherche une rai­son, par exem­ple on estime qu’elle n’est pas si pro­fes­sion­nelle que ça… En revanche, un homme qui n’aide pas cela pose moins de prob­lème, puisque ce n’est pas inscrit dans les attentes sociales ; alors qu’un homme qui aide, cela se remar­que… jusqu’à con­sid­ér­er que c’est lié à ses com­pé­tences pro­fes­sion­nelles ! Cette con­t­a­m­i­na­tion pos­i­tive ou néga­tive relève d’un effet de Halo, telle une vague qui irrigue les juge­ments sur la base d’une pre­mière impres­sion. Ces phénomènes sont rarement con­scients, ce qui les rend pernicieux. 

On le voit, il existe une véri­ta­ble con­struc­tion sociale de nos juge­ments et déci­sions, qui, d’une cer­taine manière, s’impose à notre réflex­ion. Il est d’ailleurs temps de revenir à notre énigme de départ : qui est l’interne en chirurgie ? Le beau-père ? Le père adop­tif, adultérin, con­joint du père ? Oui c’est pos­si­ble, mais il y a plus sim­ple : c’est la mère de l’enfant ! L’association stéréo­typée chirurgien = homme a‑t-elle fonc­tion­né chez vous ?

#2 Faire allégeance

Pour les per­son­nes qui en sont la cible, les stéréo­types et leur ver­sant négatif, les préjugés, peu­vent con­stituer une véri­ta­ble men­ace et devenir des fardeaux psy­chologiques6. Les « mau­vais­es répu­ta­tions7 » con­stituent des stig­mates et sont source d’auto-censure dont l’effet ne fait mal­heureuse­ment que con­firmer les croy­ances : on par­le de prophéties auto-réalisatrices.

Pour illus­tr­er ces phénomènes, Lau­ra Kray et ses col­lègues de l’Université de Berke­ley8 ont réal­isé une étude très intéres­sante sur les stéréo­types de genre, dans la capac­ité à négoci­er dans le monde des affaires. 

Nous sommes dans un MBA, les étu­di­ant-e‑s réalisent une étude de cas dans laque­lle ils pren­nent con­nais­sance du dossier d’une entre­prise de biotech­nolo­gies, dont ils vont devoir négoci­er au mieux la vente. L’entreprise est estimée entre 17 et 26 mil­lions de dol­lars, ils ont un dossier com­plet sur son bilan et son marché, et vont se retrou­ver face à un client dont l’objectif est d’acheter l’entreprise le moins cher pos­si­ble. À eux de trou­ver les argu­ments pour la ven­dre le plus cher possible. 

Deux groupes d’étudiant-e‑s sont con­sti­tués. Pour le pre­mier groupe, qual­i­fié « d’exercice », l’étude de cas est présen­tée ain­si : « Vous réalisez cet exer­ci­ce dans le but de vous famil­iaris­er avec les con­cepts fon­da­men­taux de l’activité de négo­ci­a­tion. Cet exer­ci­ce vous per­met de vous entraîn­er, utilisez-le comme un out­il d’apprentissage ». Pour le sec­ond groupe (qual­i­fié de « vraie vie »), l’étude est présen­tée ain­si : « Vous réalisez cet exer­ci­ce de négo­ci­a­tion parce qu’il con­stitue un test qui vous sera très utile pour con­naître vos apti­tudes, com­pé­tences et lacunes en négo­ci­a­tion. Le back­ground de notre école mon­tre que ce test est un bon indi­ca­teur de vos per­for­mances de négo­ci­a­tion dans l’avenir pro­fes­sion­nel ». On le voit, dans cette ver­sion la pres­sion devient forte, l’enjeu est de mon­tr­er ce dont on est capable. 

Le graphique suiv­ant présente le taux de per­for­mance des étu­di­ant-e‑s des deux groupes.

On voit dans la con­signe « exer­ci­ce » que hommes et femmes sont tout autant per­for­mants les uns que les autres. Par con­tre, dès que l’enjeu de la sit­u­a­tion devient fort (« Vraie vie »), alors les hommes se voient stim­ulés, et les femmes freinées. Pourquoi ? Les auteurs analy­sent ce résul­tat à l’aide du con­cept de stig­ma­ti­sa­tion : la négo­ci­a­tion dans le monde des affaires demande assertiv­ité, com­péti­tion voire agres­siv­ité, qual­ités préjugées mas­cu­lines, ce qui a un effet moteur chez les hommes dans la con­di­tion « vraie vie ». L’effet est inver­sé chez les femmes. Ce proces­sus n’est pas vrai­ment con­scient, et c’est là tout le prob­lème de l’autocensure due aux stéréotypes. 

Mais alors, que se passe-t-il si on rend les choses explicites ? Les femmes vont-elles pren­dre con­science et se rebeller ? C’est ce que font les auteurs dans un sec­ond temps de la recherche, avec une nou­velle pro­mo­tion d’étudiant-e‑s. Nous avons tou­jours deux groupes : le groupe « vraie vie », qui a la même con­signe que précédem­ment. Et un nou­veau groupe, qual­i­fié de « prise de con­science », dont voici la con­signe : « Cet exer­ci­ce vous per­met d’évaluer vos apti­tudes en négo­ci­a­tion dans le monde des affaires. Il vous per­me­t­tra de véri­fi­er si vous avez les qual­ités req­ui­s­es : exi­gence, logique, capac­ité à exprimer ses idées sans laiss­er transparaître ses émo­tions et sans être trop accom­modant. Qual­ités pour lesquelles de grandes vari­a­tions de per­for­mances ont été mesurées, par exem­ple en ce qui con­cerne les dif­férences entre les hommes et les femmes ». Les résul­tats par­lent d’eux-mêmes : cette con­signe a un effet de stim­u­la­tion pos­i­tive auprès des femmes !

Le résul­tat obtenu dans cette sec­onde phase sem­ble promet­teur : il mon­tre qu’il serait pos­si­ble de dépass­er les stéréo­types, à une con­di­tion : en par­ler, les mon­tr­er. Il s’agit de trans­former un risque en oppor­tu­nité, et pour cela il ne faut pas laiss­er les stéréo­types fonc­tion­ner en sous-main : ce sont des proces­sus de l’ombre, ils agis­sent d’autant plus qu’on n’y pense pas et qu’ils ne sont pas révélés. Le fait de les ren­dre vis­i­ble, de les expliciter et de les dénon­cer est une excel­lente oppor­tu­nité pour les cham­bouler ! Mais est-ce suffisant ?

#3 Comprendre n’est pas prendre conscience

Le fait d’avoir com­pris ce qui précède et d’être d’accord avec les pro­pos est-il un garant de con­trôle sur ses pro­pres stéréo­types ? Rien n’est moins cer­tain ! La recherche mon­tre d’ailleurs para­doxale­ment qu’il existe un effet rebond9 : à trop deman­der aux gens de faire abstrac­tion de leurs stéréo­types, ils finis­sent par dévelop­per une illu­sion de con­trôle qui frag­ilise la régu­la­tion de leurs pro­pres stéréo­types. La mod­estie doit donc rester le principe directeur d’une régu­la­tion assumée des stéréo­types : quand bien même nous nous con­sid­érons comme non raciste, non misog­y­ne, non homo­phobe, etc…, nous devons con­serv­er à l’esprit que nous avons toutes et tous des stéréo­types et que nous ne devons pas tomber dans une vision moral­isatrice inef­fi­cace. Con­sid­ér­er que le fait d’avoir des stéréo­types ferait de nous un paria est absurde : les stéréo­types sont inscrits dans notre « ADN social10 », la cul­ture donne forme à notre esprit, y com­pris en ce qu’elle a de plus caricatural. 

Pour cela, une bonne manière de préserv­er notre vig­i­lance vis-à-vis de nous-même con­siste à mesur­er nos pro­pres stéréo­types implicites à l’aide de procé­dures main­tenant bien validées, par exem­ple les « Tests d’association implicites » (TAI)11, dont on trou­ve des out­ils en ligne qui con­stitueront utile­ment la suite de cet arti­cle. Ce type d’exercice per­met, sans aspect moral­isa­teur, d’être con­fron­té à ses pro­pres biais de juge­ment non con­scients, et motivé à les cor­riger : en dernier recours c’est bien le proces­sus d’inhibition psy­chologique qui est salu­taire pour appren­dre à résis­ter à une par­tie de soi-même12.

Cliquez ici pour faire des « tests d’association implicites »

1Leyens, J.P. (2012). Sommes-nous tous racistes ? Psy­cholo­gie des racismes ordi­naires. Wavre, Marda­ga.
2Amadieu, J.F. (2016). La société du paraître. Les beaux, les jeunes… et les autres. Paris, Odile Jacob.
3Leyens, J.P. (2012). Sommes-nous tous racistes ? Psy­cholo­gie des racismes ordi­naires. Wavre, Marda­ga.
4Le Poul­ti­er, F. (2022). Com­ment voguer avec dis­cerne­ment sur des mers encom­brées d’imposteurs ? Manuel psy­choso­cial d’autodéfense intel­lectuelle. Press­es Uni­ver­si­taires de Rennes
5Heil­man, M.E. & Chen, J.J.  (2005). Same behav­ior, dif­fer­ent con­se­quences: Reac­tions to men’s and women’s altru­is­tic cit­i­zen­ship behav­ior. Jour­nal of Applied Psy­chol­o­gy, 90, 431–441.
6Steele, C. M., & Aron­son, J. (1995). Stereo­type threat and the intel­lec­tu­al test per­for­mance of african amer­i­cans. Jour­nal of Per­son­al­i­ty and Social Psy­chol­o­gy, 69, 797–811.
7Croizet, J.C. & Leyens, J.P. (2003). Mau­vais­es répu­ta­tions. Réal­ités et enjeux de la stig­ma­ti­sa­tion sociale. Paris, Col­in.
8Kray, L. J., Thomp­son, L., & Galin­sky, A. (2001). Bat­tle of the sex­es: Gen­der stereo­type con­fir­ma­tion and reac­tance in nego­ti­a­tions. Jour­nal of Per­son­al­i­ty and Social Psy­chol­o­gy, 80(6), 942–958
9Car­rein-Ler­ouge, C., Gras, A., Le Pot­ti­er, A. & Mon­ta­lan, B. (2019). Stéréo­types de sexe et effet rebond : quelles réper­cus­sions sur les acteurs et actri­ces du sys­tème édu­catif confronté·e·s à des choix d’orientation atyp­iques ?”, L’ori­en­ta­tion sco­laire et pro­fes­sion­nelle [Online], 48/4. Online since 30 Decem­ber 2021, con­nec­tion on 02 Octo­ber 2022. URL: http://​jour​nals​.openedi​tion​.org/​o​s​p​/​11404; DOI: https://​doi​.org/​1​0​.​4​0​0​0​/​o​s​p​.​11404
10Schar­nitzky, P. (2015). Les stéréo­types en entre­prise : Les com­pren­dre pour mieux les apprivois­er. Eyrolles.
11Green­wald, A. G., McGhee, D. E., & Schwartz, J. L. K. (1998). Mea­sur­ing indi­vid­ual dif­fer­ences in implic­it cog­ni­tion : The implic­it asso­ci­a­tion test. Jour­nal of Per­son­al­i­ty and Social Psy­chol­o­gy. Vol 74, 1464–1480
12Houdé, O. (2022). Appren­dre à résis­ter. Pour com­bat­tre les biais cog­ni­tifs. Flam­mar­i­on, Champs.

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