« Le monde de demain » par Viviane Lalande / Scilabus

Pensons-nous tous de la même manière ?

Hélène Lœvenbruck, directrice de recherche CNRS et responsable de l’équipe Langage du Laboratoire de Psychologie et Neurocognition à Grenoble
Le 6 septembre 2022 |
5 min. de lecture
Hélène Lœvenbruck
Hélène Lœvenbruck
directrice de recherche CNRS et responsable de l’équipe Langage du Laboratoire de Psychologie et Neurocognition à Grenoble
En bref
  • La parole intérieure sans sensation auditive ou visuelle représente un défi pour les théories actuelles de la cognition et du langage.
  • En 2015, le neurologue Adam Zeman et son équipe ont introduit le terme « aphantasie » pour décrire un manque spécifique d'imagerie mentale que certains individus signalent.
  • Il n'existe toujours pas de test objectif pour savoir si l'on a une aphantasie ou non, mais certaines expériences récentes semblent prometteuses.
  • Au Laboratoire de Psychologie et NeuroCognition de Grenoble, une vaste étude en ligne sur ce sujet lancée en juillet 2021 suggère que 200 des 1 000 participants pourraient avoir une aphantasie.
  • De tels résultats suggèrent que la conscience de soi est elle-même construite de manière extrêmement variée, et pas seulement par le langage.

Cet arti­cle fait par­tie du pre­mier numéro de notre mag­a­zine Le 3,14 dédié au cerveau. Décou­vrez-le ici

Une fois le lien établi entre le lan­gage — en par­ti­c­uli­er interne — et la pen­sée ain­si que la con­science de soi, on peut se deman­der si une pri­va­tion de cet out­il ne se réper­cuterait pas sur les fonc­tions cog­ni­tives et métacog­ni­tives. Dans cer­tains cas d’aphasie non flu­ente — perte par­tielle ou com­plète de la capac­ité à s’exprimer à voix haute résul­tant de lésions cérébrales — la parole interne est elle aus­si atteinte. On observe alors sou­vent aus­si des trou­bles cog­ni­tifs et mnésiques. Cepen­dant, ces trou­bles ne sont pas for­cé­ment dus au déficit de parole intérieure, les lésions cérébrales pou­vant elles-mêmes affecter dif­férentes opéra­tions cognitives. 

La leçon des « late-talkers »

Un autre élé­ment de réponse peut se trou­ver dans les études sur les per­son­nes qui, dans l’enfance, se sont mis à par­ler tar­di­ve­ment, les par­leurs tardifs ou late-talk­ers. Est-ce que, chez ces per­son­nes, des con­cepts ont pu émerg­er et être manip­ulés men­tale­ment, avec un lan­gage peu dévelop­pé ? Un cas célèbre est celui d’Albert Ein­stein, qui aurait présen­té un retard de lan­gage dans l’enfance. Le math­é­mati­cien Jacques Hadamard a recueil­li son témoignage sur son fonc­tion­nement cog­ni­tif1. À la ques­tion posée sur les images men­tales ou les formes de « mots intérieurs » qu’il emploie pour réfléchir, Albert Ein­stein répond : « Les mots et le lan­gage, écrits ou par­lés, ne sem­blent pas jouer le moin­dre rôle dans le mécan­isme de ma pen­sée. Les entités psy­chiques qui ser­vent d’éléments à la pen­sée sont cer­tains signes ou des images plus ou moins claires, qui peu­vent « à volon­té » être repro­duits et com­binés ». 

Ain­si l’utilisation du lan­gage pour Ein­stein arrive seule­ment à « un sec­ond stade », celui dans lequel il doit « traduire » sa pen­sée en mots pour autrui. On ne sait pas si ce mode de pen­sée non ver­bale a un lien causal avec le fait qu’il s’est mis à par­ler tar­di­ve­ment, mais cela révèle qu’une forme de pen­sée con­ceptuelle peut se dérouler sans lan­gage. On peut même envis­ager que la pen­sée puisse, par­fois, chez cer­tains indi­vidus, non seule­ment se pass­er du lan­gage mais aus­si d’image visuelle et de toute sen­sa­tion physique. En effet, des recherch­es récentes en sci­ences cog­ni­tives révè­lent que les représen­ta­tions men­tales sont par­fois amodales, abstraites.

On peut même envis­ager que la pen­sée puisse, par­fois, chez cer­tains indi­vidus, non seule­ment se pass­er du lan­gage mais aus­si d’image visuelle et de toute sen­sa­tion physique. 

Penser sans image et sans son 

La nature des représen­ta­tions men­tales est depuis longtemps l’objet de débats, entre les ten­ants de la cog­ni­tion incar­née, ou somatosen­sorielle, et les défenseurs de la con­cep­tion men­tal­iste abstraite. Ces débats ont été ravivés récem­ment par la mise en évi­dence de formes d’imagerie men­tale atypiques. 

En 2010, le neu­ro­logue Adam Zeman et son équipe ont rap­porté le cas d’un patient ayant per­du la capac­ité d’imagerie visuelle volon­taire après une angio­plas­tie 2. Son déficit de visu­al­i­sa­tion men­tale n’était accom­pa­g­né d’aucun trou­ble de la recon­nais­sance visuelle, ni d’aucune autre per­tur­ba­tion. Il pou­vait par exem­ple par­faite­ment décrire sa ville, mais se dis­ait inca­pable de la visu­alis­er dans sa tête.  L’article de Zeman a eu un grand reten­tisse­ment médi­a­tique et de nom­breuses per­son­nes se sont spon­tané­ment déclarées comme privées d’imagerie visuelle depuis leur nais­sance. Des enquêtes ont alors révélé qu’une pro­por­tion non nég­lige­able de la pop­u­la­tion générale sem­ble ne pas avoir, de façon innée, d’imagerie men­tale visuelle volontaire. 

En 2015, Zeman et son équipe ont donc intro­duit le terme « d’aphantasie », du grec φαντασία (« imag­i­na­tion »), pour décrire cette absence spé­ci­fique d’imagerie men­tale 3. Il est aus­si apparu que l’incapacité à créer volon­taire­ment des images men­tales peut s’étendre à d’autres modal­ités : les sons, les odeurs, les goûts, le touch­er. Il n’existe pas encore de test objec­tif pour savoir si on a une aphan­tasie ou pas, mais quelques expéri­ences récentes sem­blent promet­teuses. Par exem­ple, des chercheurs ont mon­tré que les biais d’amorçage par l’imagerie men­tale qu’on observe habituelle­ment lors de la présen­ta­tion de stim­uli visuels ambi­gus n’étaient pas présents chez les per­son­nes qui s’auto-déclarent comme présen­tant une aphan­tasie. Par ailleurs, des études de neu­ro-imagerie ont révélé des sché­mas d’activation neu­ronale mod­ulés par l’intensité de l’imagerie visuelle indi­vidu­elle. Pris ensem­ble, ces résul­tats sug­gèrent que l’aphantasie pour­rait être une absence réelle de per­cepts sen­soriels lors de la représen­ta­tion mentale.

Le con­tin­u­um d’imagerie men­tale visuelle (Pro­jet Aphan­tasie-LPNC, Huson et al., 2022). Adap­té d’une image réal­isée par Freepik.

Au Lab­o­ra­toire de Psy­cholo­gie et Neu­roCog­ni­tion à Greno­ble, nous avons lancé une vaste étude en ligne sur ce sujet en juil­let 2021. L’étude est encore en cours, elle peut se faire en anglais ou en français45.

Elle com­porte des ques­tion­naires sur les représen­ta­tions et l’imagerie men­tales et un test per­cep­tif audio. Nous avons recruté nos par­tic­i­pants de façon très large et en ciblant les réseaux de per­son­nes con­cernées par l’aphantasie. À ce jour, sur env­i­ron 1000 par­tic­i­pants, nous avons déjà recen­sé 200 per­son­nes dont les répons­es aux ques­tion­naires lais­sent envis­ager une aphan­tasie. Par­mi celles-ci, cer­taines rap­por­tent qu’elles peu­vent se par­ler intérieure­ment, mais que leur lan­gage intérieur n’est pas sonore : ce sont juste des mots, pas de sen­sa­tion de voix, pas d’intonation, pas non plus d’image visuelle des mots écrits ou des gestes (de la langue des signes). À l’inverse, notre enquête a révélé que cer­taines per­son­nes ont une hyper­phan­tasie ver­bale audi­tive, c’est-à-dire une capac­ité à génér­er des ver­bal­i­sa­tions intérieures très sonores, intens­es et très claire­ment ressen­ties sen­sorielle­ment 6.

Le lan­gage intérieur sans sen­sa­tion audi­tive ni visuelle, l’aphantasie ver­bale audi­tive et visuelle, représente un défi pour les théories actuelles de la cog­ni­tion et du lan­gage. Peut-on avoir accès aux mots sans leur son, ni leur gra­phie, ni leur signe ? Les recherch­es en psy­cholin­guis­tique sug­gèrent qu’il existe un niveau de représen­ta­tion, le lemme, dans lequel on a accès à cer­taines car­ac­téris­tiques du mot, sans avoir pré­cisé­ment en tête la forme phonologique, sonore. C’est le phénomène du mot sur le bout de la langue. On se sou­vient par­fois de cer­tains détails du mot que l’on cherche, le nom­bre de syl­labes, la con­sonne par laque­lle il com­mence, sans pour autant être capa­ble de se le dire en entier et donc d’en simuler men­tale­ment le son. 

A l’autre extrême, l’hyperphantasie, la capac­ité d’entendre des voix dans sa tête aus­si claire­ment que dans la réal­ité, pose la ques­tion de la lim­ite entre imagerie men­tale et hal­lu­ci­na­tion. Com­ment ne pas con­fon­dre la voix imag­inée avec une voix effec­tive­ment perçue ?

Cer­tains travaux sem­blent pos­tuler que l’aphantasie est un trou­ble, mais les recherch­es récentes sug­gèrent plutôt qu’il s’agit d’un mode opéra­toire, un fonc­tion­nement men­tal par­ti­c­uli­er, atyp­ique. La ques­tion reste ouverte. Tout comme celle de savoir si l’hyperphantasie est un avan­tage ou un incon­vénient, notam­ment lorsque les réminis­cences ou les sen­sa­tions imag­inées devi­en­nent trop intens­es. Il existe encore peu de recherch­es sur les con­séquences des formes atyp­iques d’imagerie men­tale. On peut sup­pos­er que les per­son­nes avec aphan­tasie trait­ent l’information de manière plus séman­tique, factuelle ou descrip­tive, alors que les per­son­nes qui présen­tent une hyper­phan­tasie s’engageraient dans un traite­ment plus détail­lé sur le plan sen­soriel. La pra­tique du lan­gage intérieur chez ces deux pop­u­la­tions atyp­iques donne prob­a­ble­ment lieu à des représen­ta­tions de soi elles-mêmes très dif­férentes et on peut faire l’hypothèse que la con­science de soi se con­stru­it de façon elle-même extrême­ment var­iée. Il est donc impor­tant de con­tin­uer d’explorer la diver­sité des formes du lan­gage intérieur et de son­der le plus grand nom­bre d’individus. 

Par­ticipez à notre enquête en ligne et faites avancer la recherche !

Propos recueillis par Pablo Andres
1Hadamard Jacques [1945]. An essay on the psy­chol­o­gy of inven­tion in the math­e­mat­i­cal field, Prince­ton Uni­ver­si­ty Press, Prince­ton (N.J.), 1945. Trad. fr. par Jaque­line Hadamard, Essai sur la psy­cholo­gie de l’invention dans le domaine math­é­ma­tique, Gau­thi­er-Vil­lars, Paris, 1975.
2Zeman, A. Z. , Del­la Sala, S. , Tor­rens, L. A.  Goun­touna, V.-E.. McGo­nigle D. J et Logie R. H. [2010]. Loss of Imagery Phe­nom­e­nol­o­gy with Intact Visuo-Spa­tial Task Per­for­mance: A Case of “Blind Imag­i­na­tion”, Neu­ropsy­cholo­gia, vol. 48.
3Zeman A, Dewar M, Del­la Sala S. Lives with­out imagery – Con­gen­i­tal aphan­ta­sia. Cor­tex. 2015 Dec;73:378–80. doi: 10.1016/j.cortex.2015.05.019. Epub 2015 Jun 3. PMID: 26115582.
4Enquête en ligne sur l’imagerie men­tale et l’aphantasie : https://​enquetes​-screen​.msh​-alpes​.fr/​i​n​d​e​x​.​p​h​p​/​9​2​7​9​7​8​?​l​a​ng=fr
5https://lpnc.univ-grenoble-alpes.fr/recherche/projets-en-cours‑0/aphantasie-lpnc
6Huson N., Van­buck­have C., Pesci T., Pas­turel L., Faber L., Guyad­er N., Lœven­bruck H., Chau­vin a. [2022]. Explor­ing prop­er­ties of men­tal imagery and hal­lu­ci­na­tions in a non­clin­i­cal pop­u­la­tion. Fourth annu­al meet­ing of the Ear­ly Car­reer Hal­lu­ci­na­tion Research group, Greno­ble, 21–22 April 2022.

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