Bowhead whales in the Arctic ice fileds
« Le monde de demain » par Viviane Lalande / Scilabus

Qu’apprendre de ces animaux champions de la longévité ?

Andrew Steele, docteur en physique à l'Université d'Oxford, auteur et chroniqueur chez Polytechnique Insights
Le 12 juillet 2022 |
7 min. de lecture
Andrew Steele
Andrew Steele
docteur en physique à l'Université d'Oxford, auteur et chroniqueur chez Polytechnique Insights

Il existe des insectes éphémères dont les femelles émer­gent, s’accouplent, pon­dent leurs œufs et meurent sous les 5 min­utes qui suiv­ent. De l’autre côté du spec­tre de la longévité, on estime la durée de vie des requins nageant dans les eaux glaciaires du Groen­land à env­i­ron 400 ans. La diver­sité des espérances de vie dans la nature      est aus­si incroy­able que l’étendue des tailles, formes, régimes et styles de vie observ­ables chez les êtres vivants.  Qu’est-ce que les ani­maux peu­vent donc nous appren­dre sur notre pro­pre vieillissement ?

1. Les vers de terre

Avec son mil­limètre de long, et sa trans­parence qua­si-par­faite, il fau­dra sûre­ment être muni d’un micro­scope, et un peu d’aide, pour repér­er le C. ele­gans — nom sci­en­tifique don­né à un mod­este ver néma­tode, devenu l’un des piliers de la recherche sur le vieil­lisse­ment. Ces néma­todes ont été décou­verts par le sci­en­tifique Syd­ney Bren­ner dans son com­post1 en cher­chant un nou­veau « mod­èle d’organisme » — une créa­ture qui partage suff­isam­ment de car­ac­téris­tiques biologiques avec des ani­maux plus com­plex­es, comme l’humain, mais qui est plus facile à étudi­er en lab­o­ra­toire, nous per­me­t­tant de mieux com­pren­dre com­ment nous fonctionnons. 

Le ver nous apporte de nom­breux avan­tages con­cer­nant les recherch­es sur la longévité : sa petite taille per­met d’en cul­tiv­er des cen­taines dans une boîte de Pétri et son espérance de vie naturelle, ne dépas­sant pas les deux semaines, donne la pos­si­bil­ité de faire des expéri­ences détail­lées en quelques mois, là où les con­clu­sions devraient pren­dre des années, voire des décen­nies, pour des ani­maux à la durée de vie plus longue.

Par­mi ses nom­breuses con­tri­bu­tions à la recherche en biolo­gie, la plus remar­quable qu’il nous ait apprise est qu’il suf­fit de mod­i­fi­er un seul gène pour éten­dre dras­tique­ment la durée de vie d’une espèce. Le pre­mier « gène de longévité » du ver a été décou­vert à la fin des années 1980, et a per­mis, à cette époque, d’augmenter d’environ 50 % la durée de vie de ce dernier2 — cepen­dant, l’idée que l’altération d’un seul gène pou­vait éten­dre l’espérance de vie d’une créa­ture en ayant plus de 20 000 était telle­ment excen­trique, qu’elle n’a su attir­er suff­isam­ment d’attention sur elle. Peu d’années après, un autre gène a été décou­vert, et celui-ci per­me­t­tait de dou­bler la durée de vie du ver — pas­sant de deux semaines à qua­tre3. Ce résul­tat      étant encore plus sur­prenant – d’autant qu’il a été fait sur un gène totale­ment dif­férent – a poussé les sci­en­tifiques à recon­sid­ér­er cette folle idée.

Aujourd’hui, il y a un énorme cat­a­logue de gènes pou­vant aug­menter l’espérance de vie : le C. ele­gans en a plus de 600, et il en existe des cen­taines sup­plé­men­taires dans d’autres organ­ismes4. Par exem­ple, la souris ayant vécu le plus longtemps n’avait pas de régime par­fait, ni de pro­gramme d’exercices spé­ci­fique, ou de médica­ments mir­a­cles — la « souris de Laron » avait une seule muta­tion sur un gène lié à l’hormone de crois­sance, une muta­tion qui a per­mis à cette cham­pi­onne de la longévité de mourir à une semaine de son cinquième anniver­saire, alors que les souris « nor­males » vivent rarement au-dessus des trois ans5.  

2. Les opossums

Finale­ment, pourquoi les vers vivent-ils seule­ment 14 jours, et les souris quelques années, alors que les requins du Groen­land, eux, peu­vent vivre plus de 400 ans ? C’est vrai, pourquoi les créa­tures gran­dis­sent à en devenir faibles, pour en mourir ensuite ? L’évolution est bien sou­vent résumée à « la survie du plus fort » — alors pourquoi nous per­met-elle de vieil­lir jusqu’à mourir ? L’opossum, un mar­su­pi­al améri­cain qui ressem­ble à une souris de la taille d’un chat, a fourni une indi­ca­tion for­tu­ite sur la manière dont cela peut se pro­duire dans la nature. 

L’écologiste Steve Aus­tad a com­mencé à étudi­er ces créa­tures lorsqu’elles se sont égarées dans des pièges placés par un de ses col­lègues, prévus pour des renards trop­i­caux. Il décide de prof­iter de ces pris­es involon­taires pour les équiper de col­liers émet­teurs. C’est en con­tin­u­ant à les étudi­er qu’il a con­staté quelque chose de remar­quable : la vitesse incroy­able à laque­lle ils vieil­lis­saient. Les ani­maux pas­saient d’adultes pleine­ment fonc­tion­nels à décrépits ou décédés en quelques mois.

Pourquoi les opos­sums per­dent-ils si rapi­de­ment la forme ? La réponse, mal­heureuse­ment pour eux, est qu’ils sont déli­cieux. Imag­inez la vie du point de vue d’un de ces opos­sums : en tant que souris docile de la taille d’un chat, vous feriez un excel­lent casse-croûte pour un pré­da­teur (comme ces renards trop­i­caux que le col­lègue d’Austad essayait d’attraper). Par con­séquent, plus de la moitié des opos­sums sauvages trou­vent la mort entre les griffes (ou les ser­res) d’une autre créa­ture. Si les opos­sums vieil­lis­sent      avec une telle vitesse, c’est en rai­son d’un com­pro­mis évo­lu­tif6 : il est inutile de rester en forme et en bonne san­té jusqu’à l’âge de 10 ans, si l’on est presque sûr d’être mangé au cours des trois ou qua­tre pre­mières années. Au lieu de cela, l’évolution con­cen­tre l’énergie de l’opossum pour qu’il ait beau­coup de bébés avant que les pré­da­teurs ne le dévorent, sans se préoc­cu­per de l’effondrement de son corps s’il parvient à éviter son mal­heureux destin.

Ain­si, selon la théorie d’Austad, s’il pou­vait trou­ver une pop­u­la­tion d’opossums dans un endroit sans pré­da­teurs, l’évolution pour­rait adopter une approche dif­férente : grandir et vieil­lir à un rythme plus lent, sans se pré­cip­iter pour lit­térale­ment et métaphorique­ment dépass­er les pré­da­teurs en ayant des enfants aus­si vite que pos­si­ble. Il a effec­tive­ment trou­vé un tel endroit : l’île de Sape­lo, juste au nord de la Floride, qui, après s’être séparée du con­ti­nent améri­cain il y a 4 000 ans, a per­du ses grands car­ni­vores. 4 000 ans, c’est peut-être long pour l’homme, mais c’est assez court pour que l’on puisse observ­er la sélec­tion naturelle en action.

Ce qu’il a décou­vert sur Sape­lo, c’est une pop­u­la­tion d’opossums intrépi­des : con­traire­ment à leurs homo­logues du con­ti­nent qui étaient nerveux et noc­turnes, eux se prom­e­naient à la vue de tous, en plein jour. Et, alors que les opos­sums du con­ti­nent avaient une durée de vie max­i­male de 2,5 ans, les ver­sions intrépi­des de Sape­lo pou­vaient vivre près de qua­tre ans7. Au cours de quelques mil­liers de généra­tions d’opossums, une élé­gante expéri­ence naturelle nous a mon­tré pourquoi nous vieil­lis­sons : l’évolution n’investit pas les ressources néces­saires pour main­tenir une espèce en vie, si elle risque de toute façon de mourir d’une autre cause.

3. Les baleines

Si le fait de s’installer sur une île sans pré­da­teurs et d’élever pro­gres­sive­ment des humains plus âgés pen­dant des mil­liers d’années ressem­ble à un roman de sci­ence-fic­tion dystopique, la leçon tirée des opos­sums peut nous men­er à quelque chose de plus réal­is­able. Si vous voulez trou­ver des ani­maux qui vivent vrai­ment longtemps, trou­vez ceux qui sont peu exposés aux pré­da­teurs — et peut-être que nous pour­rions appren­dre quelque chose sur la longévité au tra­vers de leur biologie.

La baleine boréale en est un bon exem­ple. Avec ses 100 tonnes, elle fait par­tie des plus grands ani­maux ayant jamais vécu et, par con­séquent, elle est très rarement mangée — quelques rap­ports font état de groupes d’orques attaquant des baleines boréales, mais leur prin­ci­pale men­ace reste l’industrie de la chas­se à la baleine, qui, heureuse­ment, appar­tient main­tenant en grande par­tie au passé. En con­séquence, ces géants des océans ont acquis l’une des durées de vie les plus longues de la nature — on estime que la plus vieille baleine jamais enreg­istrée avait 211 ans8.

Des ani­maux d’une telle grandeur qu’ils n’en sont presque pas comestibles, dotés d’une durée de vie incroy­able, cor­re­spon­dent pré­cisé­ment aux attentes de l’évolution, mais présen­tent un cer­tain para­doxe lorsqu’on les con­sid­ère à l’échelle cel­lu­laire. La taille d’une cel­lule reste plus ou moins con­stante, qu’il s’agisse d’un être humain, d’une souris ou d’une baleine de 100 tonnes, ce qui sig­ni­fie qu’une baleine boréale pos­sède env­i­ron 1000 fois plus de cel­lules qu’une per­son­ne, et celles-ci vivent au moins deux fois plus longtemps. L’énigme qui en découle est sim­ple : pourquoi les baleines boréales ne sont-elles pas toutes atteintes d’un cancer ?

Le can­cer est causé par des erreurs aléa­toires appa­rais­sant dans le code géné­tique d’une cel­lule. C’est l’une des raisons pour lesquelles le can­cer est une mal­adie du vieil­lisse­ment : plus on vit longtemps, plus ces erreurs géné­tiques ont le temps de pro­lifér­er. Cela sig­ni­fie égale­ment que chaque cel­lule présente un risque ; le fait d’en avoir 1000 fois plus devrait aug­menter con­sid­érable­ment les « chances » d’en dévelop­per un. Et pour­tant, les baleines ne sem­blent pas être des géantes tumeurs nageuses. Quel est leur secret ? Une sug­ges­tion a été faite en fouil­lant dans le code géné­tique de la baleine boréale : elle pos­sède des copies sup­plé­men­taires et des vari­a­tions sub­tiles des gènes respon­s­ables de la répa­ra­tion de l’ADN9, ce qui sig­ni­fie peut-être que ses cel­lules sont plus vig­i­lantes aux muta­tions qui pour­raient don­ner lieu à un cancer.

En plus d’être résis­tantes au can­cer, les baleines boréales ne sem­blent pas non plus souf­frir de cataractes, l’opacification du cristallin qui affecte de nom­breux ani­maux (y com­pris les humains) à mesure que nous vieil­lis­sons, peut-être en rai­son des sub­stances chim­iques antioxy­dantes présentes dans leurs lentilles10. Pour arriv­er à des âges aus­si incroy­ables, les baleines doivent esquiver, ou retarder, toutes les prin­ci­pales mal­adies qui nous ren­dent la vie mis­érable bien avant d’atteindre les 200 ans. La baleine est un ani­mal dif­fi­cile à étudi­er en lab­o­ra­toire, mais leur biolo­gie recèle très cer­taine­ment quelques astuces de longévité que nous feri­ons bien d’aller chercher.

1Mark G. Sterken et al., The lab­o­ra­to­ry domes­ti­ca­tion of Caenorhab­di­tis ele­gans, Trends Genet. 31, 224–31 (2015). DOI: 10.1016/j.tig.2015.02.009
2D. B. Fried­man andT. E. John­son, Three mutants that extend both mean and max­i­mum life span of the nema­tode, Caenorhab­di­tis ele­gans, define the age‑1 gene J. Geron­tol. 43, B102–9 (1988)
3C. Keny­on et al., A C. ele­gans mutant that lives twice as long as wild type, Nature 366, 461–4 (1993). DOI: 10,103 8/366 461 a 0
4GenAge data­base of age­ing-relat­ed genes
5Hol­ly M. Brown-Borg and Andrzej Bartke, GH and IGF1: Roles in ener­gy metab­o­lism of long-liv­ing GH mutant mice, J. Geron­tol. A Biol. Sci. Med. Sci. 67, 652–60 (2012). DOI: 10.1093/gerona/gls086
6Thomas Flatt and Lin­da Par­tridge, Hori­zons in the evo­lu­tion of aging, BMC Biol. 16, 93 (2018). DOI: 10.1186/s12915-018‑0562‑z
7Steven N. Aus­tad, Retard­ed senes­cence in an insu­lar pop­u­la­tion of Vir­ginia opos­sums (Didel­phis vir­gini­ana), J. Zool. 229, 695–708 (1993)
81. J. C. George et al., Age and growth esti­mates of bow­head whales (Bal­ae­na mys­tice­tus) via aspar­tic acid racem­iza­tion, Can. J. Zool. 77, 571–580 (1999)
9Insights into the evo­lu­tion of longevi­ty from the bow­head whale genome, Cell Rep. 10, 112–22 (2015). DOI: 10.1016/j.celrep.2014.12.008
101. D. Borch­man, R. Stim­mel­mayr and J. C. George, Whales, lifes­pan, phos­pho­lipids, and cataracts, J. Lipid Res. 58, 2289–2298 (2017)

Auteurs

Andrew Steele

Andrew Steele

docteur en physique à l'Université d'Oxford, auteur et chroniqueur chez Polytechnique Insights

Après un doctorat en physique à l'université d'Oxford, Andrew Steele réalisa que le vieillissement était le défi scientifique le plus important de notre époque. Il a ainsi changé de domaine pour se tourner vers la biologie computationnelle. Après avoir passé cinq ans à utiliser l'apprentissage automatique pour étudier l'ADN et les dossiers médicaux du NHS, il est maintenant écrivain, auteur de Ageless : The new science of getting older without getting old, et présentateur plein temps.

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter