π Science et technologies π Société π Santé et biotech
Travail, handicap, armée : la révolution de l’humain augmenté

Biohacking : promesses médicales ou périls éthiques ?

Andrew Steele, docteur en physique à l'Université d'Oxford, auteur et chroniqueur chez Polytechnique Insights
Le 6 septembre 2023 |
9 min. de lecture
Andrew Steele
Andrew Steele
docteur en physique à l'Université d'Oxford, auteur et chroniqueur chez Polytechnique Insights
En bref
  • L’idée de réécrire notre ADN remonte au 20e siècle, lorsque des techniques de sélection ont été largement acceptées pour être utilisées sur les êtres humains.
  • Malgré les avancées scientifiques, la génétique reste un domaine encore très peu compris en raison de sa complexité.
  • Des projets, utilisant la technologie CRISP ou celle de Neuralink, ayant cet objectif, voient tout de même le jour.
  • Éradiquer des maladies génétiques mortelles ou améliorer des performances cognitives de nos descendants, le biohacking continue de se développer et de faire rêver certains, malgré les défis éthiques qu’il engendre.

À quoi ressem­blera donc l’avenir de l’humanité ? Sur­vivrons-nous aux prochains siè­cles en ayant des descen­dants sem­blables à ce que nous sommes aujourd’hui ? Ou bien des amélio­ra­tions biologiques et tech­nologiques nous per­me­t­tront de porter des mem­bres mécaniques plus forts et plus mani­ables, tout en amélio­rant notre géné­tique pour aug­menter autant nos per­for­mances cog­ni­tives que nos vies, qui seront plus longues et plus saines ?

Les avancées sci­en­tifiques, de l’informatique à la biotech­nolo­gie, font que ce futur et les défis éthiques qu’il engen­dre méri­tent d’être pris en con­sid­éra­tion. Mais elles sig­ni­fient aus­si que ceux qui sont prêts à aller plus loin (et par­fois à pren­dre des risques impor­tants) peu­vent essay­er d’augmenter leur pro­pre corps depuis chez eux. Exam­inons quelques-unes des pré­dic­tions, promess­es, périls et car­ac­téris­tiques du bio­hack­ing, et voyons ce qu’il en advient.

Développer de meilleurs bébés

Avec une quan­tité presque inépuis­able de titres sug­gérant que les sci­en­tifiques ont trou­vé le « gène de » ceci ou de cela, allant de mal­adies com­plex­es à des traits de car­ac­tère, il est dif­fi­cile de se défaire de ce sen­ti­ment que notre des­tin est écrit dans notre ADN. Alors, pour­rions-nous réécrire cet ADN et amélior­er tous les aspects de notre vie, de la san­té à l’intelligence ?

Cette idée a pris racine au début du 20e siè­cle, lorsque les tech­niques de sélec­tion sim­i­laires à celles qui nous ont per­mis d’optimiser les ani­maux d’él­e­vage et les cul­tures ont été, éton­nam­ment, large­ment accep­tées pour être util­isées sur les êtres humains. Les poli­tiques eugéniques ont été pro­mues par des hommes poli­tiques, de Win­ston Churchill à William Bev­eridge, et étudiées par des géants de la sta­tis­tique et de la géné­tique comme Fran­cis Gal­ton et même Fran­cis Crick, l’un des décou­vreurs de la struc­ture de l’ADN. Bien que les crimes hor­ri­bles des nazis aient entaché la répu­ta­tion de ce domaine, l’eugénisme s’est adap­té et a survécu, en min­imisant les liens man­i­festes avec la race et le con­trôle coerci­tif des nais­sances, et en met­tant l’accent sur la lib­erté indi­vidu­elle et l’importance de l’État-providence pour max­imiser le poten­tiel humain par d’autres moyens que l’hérédité pure.

Alors même que le déclin poli­tique de l’eugénisme se pour­suiv­ait, la sci­ence mod­erne nous a mon­tré que l’ensem­ble de l’édifice repo­sait sur des fon­da­tions frag­iles : la plu­part des traits et des mal­adies pour lesquels nous pour­rions vouloir opér­er une sélec­tion sont incroy­able­ment com­plex­es d’un point de vue géné­tique. Mal­heureuse­ment, pour ces gros titres promet­tant un « gène pour » quelque chose, la plu­part des traits d’intérêt sont haute­ment « polygéniques », avec des cen­taines ou des mil­liers de gènes agis­sant en lien les uns avec les autres ain­si qu’avec l’environnement pour créer une prédis­po­si­tion — ce qui n’est même pas une cer­ti­tude ! — pour qu’une car­ac­téris­tique don­née se manifeste.

Il s’agit non seule­ment d’un dilemme impos­si­ble pour les par­ents, mais il illus­tre l’autre prob­lème du dépistage géné­tique en tant que poli­tique sociale. 

Même la couleur des yeux, dont on nous apprend à l’école qu’elle est héritée de manière très sim­ple, est prédite de manière non déter­min­iste par env­i­ron 16 gènes ; la taille est expliquée par env­i­ron 10 000 vari­antes géné­tiques répar­ties sur env­i­ron 30 % de notre ADN, aux­quelles s’ajoutent le régime ali­men­taire et d’autres fac­teurs dans la jeunesse. L’intelligence est à la fois plus dif­fi­cile à quan­ti­fi­er et, même si nous prenons le QI comme une approx­i­ma­tion fiable, elle est encore moins bien com­prise d’un point de vue géné­tique. Il se peut que nous ne soyons même pas capa­bles de sélec­tion­ner avec cer­ti­tude la couleur des yeux, alors pour l’intelligence, n’en par­lons pas.

Cela n’a pas empêché des entre­pris­es de pro­pos­er des ser­vices qui pour­raient per­me­t­tre aux par­ents de choisir un futur enfant sur la base de pré­dic­tions géné­tiques des capac­ités cérébrales. Le dépistage de prob­lèmes géné­tiques graves chez les bébés en développe­ment est déjà courant, mais des entre­pris­es pro­posant des tests géné­tiques plus com­plets ont déjà fait leur appari­tion. Con­nus sous le nom de « diag­nos­tics géné­tiques préim­plan­ta­toires » (DPI), les cou­ples qui ont recours à la FIV peu­vent prélever un échan­til­lon de quelques cel­lules seule­ment sur un ensem­ble d’embryons se dévelop­pant dans une éprou­vette. Ce qui per­met de tester leur ADN pour détecter le risques de mal­adies telles que le can­cer et le dia­bète — ain­si que l’intelligence.

La société améri­caine Genom­ic Pre­dic­tion pro­pose un cer­tain nom­bre de ser­vices sous sa mar­que Life­View, dont une ver­sion de luxe appelée PGT‑P : T pour « test­ing » et P pour « poly­genic ». Les scores de risque polygénique sont cal­culés à l’aide d’une tech­nique sta­tis­tique qui recherche des asso­ci­a­tions entre des change­ments à des cen­taines d’endroits de notre ADN et les risques de patholo­gies spé­ci­fiques. Bien qu’il s’agisse d’une sci­ence fasci­nante au niveau de la pop­u­la­tion pour com­pren­dre com­ment les mal­adies se dévelop­pent, elle présente plusieurs lacunes pour prédire la san­té future des enfants à naître. La prin­ci­pale est que ces asso­ci­a­tions sont pure­ment sta­tis­tiques — sou­vent, les gènes util­isés pour prédire le risque ne sont pas liés de manière causale à la mal­adie en ques­tion : par exem­ple, si vous avez un risque plus faible de can­cer, il se peut que vous sélec­tion­niez involon­taire­ment un embry­on présen­tant un risque plus élevé d’une autre mal­adie pas mesurée par le test.

L’autre prob­lème est que les futurs par­ents seront presque tou­jours oblig­és de faire un com­pro­mis : même si l’on prend les résul­tats au pied de la let­tre, l’embryon le plus intel­li­gent aura peut-être aus­si le risque le plus élevé de dévelop­per un can­cer. Il s’agit non seule­ment d’un dilemme impos­si­ble pour les par­ents, mais il illus­tre l’autre prob­lème du dépistage géné­tique en tant que poli­tique sociale. Même si les tests offraient une cer­ti­tude (ce qui n’est pas le cas), nous seri­ons con­traints de décider si une mal­adie ou un trait de car­ac­tère vaut plus qu’un autre pour les généra­tions futures qui pour­raient ne pas partager notre point de vue — que se passerait-il si nous choi­sis­sons de réduire le risque d’une mal­adie qui sera guérie à l’avenir au détri­ment d’une autre qui ne le sera pas ?

Biohacking

Si nous ne sommes pas à l’aise pour choisir l’ADN avec lequel nous com­mençons notre vie, peut-être seri­ons-nous plus dis­posés à mod­i­fi­er notre pat­ri­moine géné­tique en tant qu’adultes con­sen­tants ? CRISPR et d’autres tech­nolo­gies de mod­i­fi­ca­tion géné­tique facili­tent con­sid­érable­ment ce proces­sus, tant pour les sci­en­tifiques et les médecins, qui utilisent des thérapies de pre­mière généra­tion pour guérir des mal­adies géné­tiques mortelles, que pour les « bio­hack­ers de garage » qui cherchent à mod­i­fi­er leur pro­pre biolo­gie à la maison.

Le bio­hack­er Josi­ah Zayn­er, qui dirige une entre­prise four­nissant des kits de mod­i­fi­ca­tion de l’ADN, s’est, par exem­ple, injec­té devant la caméra un pro­duit des­tiné à mod­i­fi­er sa géné­tique, cen­sé ren­forcer les mus­cles, grâce à la tech­nolo­gie CRISPR. Le fait qu’il s’agisse même d’une préoc­cu­pa­tion plau­si­ble mon­tre à quel point la tech­nolo­gie a pro­gressé, mais la mod­i­fi­ca­tion de l’ADN par soi-même com­porte de sérieux risques. Tout d’abord, il se peut qu’elle n’ait tout sim­ple­ment rien fait : l’introduction d’une machine d’édition de l’ADN dans un nom­bre suff­isant de cel­lules pour impacter sig­ni­fica­tive­ment la biolo­gie d’un être humain adulte est un tra­vail en cours. De plus, la plu­part des mod­i­fi­ca­tions géné­tiques se font actuelle­ment en dehors du corps humain, en extrayant cer­taines cel­lules et en les mod­i­fi­ant en lab­o­ra­toire dans des con­di­tions con­trôlées. Le plus grand risque, si cela fonc­tionne, pour­rait être le can­cer dû à des mod­i­fi­ca­tions géné­tiques « non ciblées ». Ce type de bio­hack­ing extrême est donc très risqué, et les avan­tages éventuels sont très dif­fi­ciles à quan­ti­fi­er — d’ailleurs, Zayn­er dit regret­ter d’avoir don­né un exem­ple aus­si audacieux.

Le deux­ième type de bio­hack­ing con­siste à fusion­ner la biolo­gie humaine avec des implants tech­nologiques. Elon Musk a co-fondé Neu­ralink, une entre­prise qui fab­rique des inter­faces cerveau-ordi­na­teur, avec l’objectif à long terme de per­me­t­tre une « fusion de l’intelligence biologique et de l’intelligence de la machine ». Il espère que ce sera la solu­tion pour align­er l’intelligence arti­fi­cielle sur les intérêts humains, en don­nant aux humains une inter­face directe pour s’assurer que les pro­grès de l’IA aug­mentent nos désirs plutôt qu’ils ne s’y opposent.

Cepen­dant, mal­gré de grandes déc­la­ra­tions et même l’approbation d’un essai clin­ique par la FDA, Neu­ralink reste du vapor­ware. Musk a promis de « s’attaquer aux lésions cérébrales ou aux lésions de la colonne vertébrale et de com­penser toute capac­ité per­due par une per­son­ne grâce à une puce », mais jusqu’à présent, la démon­stra­tion la plus médi­atisée de l’entreprise en 2021 a été celle d’un singe jouant au jeu « Pong » avec son esprit.

D’autres implants bion­iques sem­blent avoir fait par­ler d’eux non pas parce qu’ils représen­tent des avancées tech­niques con­sid­érables, mais plutôt parce qu’ils parais­sent bizarres et peu con­va­in­cants. Une société, Bio­hax Inter­na­tion­al, a implan­té des « biop­uces » d’identification chez quelques mil­liers de clients. Les cas d’utilisation vont du fait de ne plus avoir à se souci­er de per­dre ses clés à la pos­si­bil­ité de pay­er ses cours­es d’un sim­ple geste du bras. Il sem­ble que la plu­part d’entre nous préfèrent laiss­er un dou­ble des clés à un voisin ou utilis­er leur télé­phone pour pay­er plutôt que de subir une inter­ven­tion chirur­gi­cale, même mineure.

D’autres bio­hack­ers essaient d’utiliser des inter­ven­tions médi­cales plus con­ven­tion­nelles pour opti­miser leur corps. Ces inter­ven­tions vont de l’utilisation de sup­plé­ments à celle de médica­ments approu­vés sans éti­quette, comme la rapamycine, pour opti­miser sa san­té ou ses capac­ités cog­ni­tives. Il existe des dizaines d’entreprises qui pro­posent toutes sortes de pro­duits : allant des sup­plé­ments aux preuves dou­teuses aux phar­ma­cies en ligne qui vous envoient des médica­ments sans ordon­nance — sans aucun moyen de véri­fi­er qu’ils sont bien ce qu’ils pré­ten­dent être, ni même qu’ils sont cor­recte­ment dosés, et ain­si de suite.

Qu’il s’agisse d’infections dues à un implant qui a mal tourné ou de prob­lèmes liés aux effets sec­ondaires d’un médica­ment ou d’un com­plé­ment ali­men­taire, la médecine auto­di­dacte s’accompagne d’une mise en garde en matière de santé.

Une échelle variable

La plu­part des idées d’amélioration humaine se situent sur une échelle vari­able (ou peut-être sur une pente glis­sante, selon votre point de vue) : à mesure que ces tech­nolo­gies approchent de la fais­abil­ité et de l’adoption à grande échelle, pour­raient-elles sim­ple­ment cess­er d’être con­sid­érées comme du « bio­hack­ing » et devenir de la médecine nor­male ou de la tech­nolo­gie de tous les jours ?

Lorsque l’on con­sid­ère que l’implantation d’une puce d’identification dans la main est une pra­tique dan­gereuse et excen­trique, il est facile d’oublier que les inter­faces homme-tech­nolo­gie sont déjà util­isées au quo­ti­di­en. Les stim­u­la­teurs car­diaques mod­ernes dotés d’une puce qui main­ti­en­nent le rythme car­diaque, ou les implants cochléaires qui relient un micro­phone externe au cerveau et don­nent à cer­taines per­son­nes sour­des la capac­ité d’entendre, par exem­ple. De même, les moni­teurs de glu­cose implanta­bles sont de plus en plus disponibles pour les dia­bé­tiques, car ils con­stituent une alter­na­tive plus con­fort­able et plus pra­tique aux tests par piqûre au doigt ou aux dis­posi­tifs « MGC » externes.

Il est facile d’imaginer que les lim­ites devi­en­nent plus floues au fur et à mesure que la tech­nolo­gie progresse.

Il est facile d’imaginer que les lim­ites devi­en­nent plus floues au fur et à mesure que la tech­nolo­gie pro­gresse. Beau­coup d’entre nous por­tent déjà des mon­tres intel­li­gentes qui sur­veil­lent notre rythme car­diaque et qui comptent nos pas. Des ver­sions implanta­bles sen­si­bles à la chimie du sang pour­raient-elles diag­nos­ti­quer des mal­adies ou don­ner des con­seils en matière de régime ali­men­taire et d’exercice physique dans les dix ou vingt prochaines années ? S’agit-il de bio­hack­ing ou d’une con­tin­u­a­tion de l’innovation médi­cale et tech­nologique de ces dernières années ?

De même, la fron­tière entre les traite­ments géné­tiques et les amélio­ra­tions n’est pas absolue. La plu­part des gens con­viendraient qu’il est accept­able d’utiliser la thérapie génique pour cor­riger un gène à l’origine d’une mal­adie géné­tique poten­tielle­ment mortelle, même si elle ne l’est pas dans tous les cas. Est-il accept­able de réduire de 50 % le risque de décès par mal­adie car­diaque chez une per­son­ne présen­tant un risque géné­tique élevé ? Qu’en est-il d’une réduc­tion de 10 % chez une per­son­ne ne présen­tant aucun fac­teur de risque géné­tique man­i­feste ? Et si l’on améliore en même temps les capac­ités ath­lé­tiques de ces per­son­nes ? Où trac­er la ligne entre le traite­ment et l’amélioration, et dans quelle mesure sommes-nous à l’aise avec cette dernière ? Ce sont des ques­tions impor­tantes, et la délim­i­ta­tion devien­dra de plus en plus com­pliquée au fur et à mesure que la tech­nolo­gie d’édition des gènes devien­dra plus sûre et plus puis­sante — peut-être même suff­isam­ment sûre pour qu’un jour nous puis­sions tous mod­i­fi­er notre ADN depuis chez nous.

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter