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Travail, handicap, armée : la révolution de l’humain augmenté

Super-soldats : l’humain augmenté en temps de guerre

Marina Julienne, journaliste indépendante
Le 22 juin 2022 |
5 min. de lecture
Pierre Bourgois
Pierre Bourgois
maître de conférences en science politique à l'Université catholique de l'Ouest (Angers) et membre de l'équipe Stratégie, État et Recherche de la Paix (SERP)
En bref
  • Les États-Unis se sont positionnés comme la première puissance en matière de soldat augmenté, avec pour objectif la création de soldats n’ayant aucune limitation physique, physiologique ou cognitive.
  • L’exosquelette n’est pas la seule option envisagée pour l’armée, une motorisation du bas du corps est également en adéquation avec les objectifs américains.
  • La pharmacologie entre aussi en jeu avec des psychostimulants ou encore des anxiolytiques permettant de diminuer le stress des combattants.
  • Cependant ces augmentations ne sont pas sans risques, elles peuvent avoir des conséquences sur le plan psychologique, physique et posent des questions éthiques.

Pourquoi avez-vous choisi d’explorer le thème du soldat augmenté aux États-Unis ?

J’ai rédigé ma thèse sur la pen­sée bio­con­ser­va­trice du poli­to­logue améri­cain Fran­cis Fukuya­ma. Selon lui, la nature humaine est un élé­ment fon­da­men­tal de l’ordre poli­tique et du tri­om­phe de la démoc­ra­tie libérale, et le pro­jet tran­shu­man­iste « d’amélioration humaine » men­ace en ce sens le devenir même des sociétés libérales. Ces réflex­ions m’ont amené à m’intéresser à la dimen­sion mil­i­taire des per­spec­tives d’augmentation. Les États-Unis se sont posi­tion­nés comme la pre­mière puis­sance en matière de sol­dat aug­men­té, puisque le départe­ment de la Défense améri­cain (DoD), notam­ment par le biais de l’Agence pour les pro­jets de recherche avancée de défense (DARPA), témoigne depuis plusieurs années d’une volon­té de dévelop­per des « super sol­dats », con­sid­érant notam­ment que « les sol­dats n’ayant aucune lim­i­ta­tion physique, phys­i­ologique ou cog­ni­tive seront la clé de la survie et de la dom­i­na­tion opéra­tionnelle à l’avenir ».

Ces « super soldats » existent-ils déjà ?

Il est impor­tant de soulign­er, au préal­able, la diver­sité des moyens d’augmentation, chaque tech­nolo­gie dis­posant de réal­ités et con­traintes spé­ci­fiques. Pour ce qui est des dis­posi­tifs matériels d’augmentation, l’exemple le plus con­nu reste l’exosquelette, et sa mise en appli­ca­tion sur le ter­rain mil­i­taire appa­raît bien plus com­plexe qu’en matière civile, tant le sol­dat se retrou­ve le plus sou­vent con­traint de s’adapter aux capac­ités de la machine. Les exosquelettes n’apparaissent pas en mesure, à l’heure actuelle, de répon­dre à la com­plex­ité des mou­ve­ments humains ain­si qu’aux mul­ti­ples inter­ac­tions pos­si­bles entre l’individu et son envi­ron­nement, et restent par ailleurs soumis au prob­lème de l’autonomie. Mais tout cela pour­rait évoluer.

Le Pen­tagone sur­veille de près le pro­to­type Onyx, de l’entreprise Lock­heed Mar­tin, motorisé pour les mem­bres inférieurs, ou le dis­posi­tif sou­ple Wyss Exo­suit, dévelop­pé par l’université d’Harvard. Cepen­dant, ces pro­jets restent claire­ment éloignés des ambi­tions ini­tiales d’armure-exosquelette inspirée d’Iron Man. Au-delà des exosquelettes, on peut citer des pro­grammes, comme le « Z‑Man », qui lui est super­visé directe­ment par la DARPA et qui, s’inspirant des lézards geck­os, vise à per­me­t­tre aux com­bat­tants d’escalader des murs ver­ti­caux tout en por­tant une charge de com­bat com­plète, sans l’utilisation de cordes ou d’échelles. La DARPA tra­vaille égale­ment sur des lentilles ultra-con­nec­tées offrant un sys­tème de réal­ité aug­men­tée, avec pour objec­tif de « fournir aux sol­dats indi­vidu­els des don­nées provenant de drones de recon­nais­sance et de cap­teurs sur le champ de bataille » ou encore à de mul­ti­ples dis­posi­tifs cog­ni­tifs — avec ou sans inter­ven­tion chirurgicale.

Qu’en est-il de la chimie ?

Sur le plan de la phar­ma­colo­gie, les forces armées améri­caines, comme de nom­breuses puis­sances mil­i­taires, ont régulière­ment fait usage de sub­stances au cours de l’histoire. Plus large­ment, il existe un lien très fort entre la drogue et la guerre. On peut men­tion­ner le cas des amphé­t­a­mines (visant à lut­ter con­tre le stress ou la fatigue), util­isées pen­dant la Sec­onde Guerre mon­di­ale, la guerre de Corée, la guerre du Viet­nam ou la guerre du Golfe. Elles ont néan­moins sus­cité de longs débats, notam­ment du fait de leurs effets sec­ondaires (euphorie, rythme car­diaque et ten­sion plus élevés, l’insomnie, etc.). Une alter­na­tive a été trou­vée avec le modafinil (Provig­il). Ce puis­sant psy­chos­tim­u­lant con­tribue aus­si à amélior­er la vig­i­lance des sol­dats, mais sans les effets sec­ondaires des amphé­t­a­mines. Par ailleurs, cer­taines sub­stances comme l’anxiolytique « ema­punil » ou le bêtablo­quant « pro­pra­nolol » peu­vent dimin­uer les trou­bles du stress post-trau­ma­tique ou réduire le sen­ti­ment de peur.

Quels sont les avantages et inconvénients de ces matériels et produits pour les soldats ?

L’augmentation peut poten­tielle­ment répon­dre à cer­tains de leurs besoins. Les dis­posi­tifs matériels peu­vent, par exem­ple, alléger le com­bat­tant por­tant des charges lour­des, réduire la fatigue liée à la marche longue, etc. Les médica­ments peu­vent de leur côté lim­iter le stress ou encore l’épuisement. Pour­tant, cela ne doit pas mas­quer les nom­breuses et divers­es prob­lé­ma­tiques asso­ciées, notam­ment sur le plan éthique.

Quelle est la position de la France sur ce sujet ?

L’ancienne min­istre des Armées Flo­rence Par­ly a annon­cé la créa­tion, en 2020, d’un Comité d’éthique de la défense dont le pre­mier avis por­tait juste­ment sur le sol­dat aug­men­té. Ce rap­port fixe les con­di­tions selon lesquelles l’augmentation des sol­dats peut être envis­agée. Il pré­conise par exem­ple de ne pas recourir à des moyens « invasifs », touchants au corps du sol­dat, et fixe cer­taines « lignes rouges » à ne pas franchir, comme l’ingénierie géné­tique. La posi­tion française de don­ner son feu vert à la recherche sur les sol­dats aug­men­tés est alors apparue en accord avec les préoc­cu­pa­tions éthiques de l’avis. Ce doc­u­ment com­porte plusieurs lim­ites et a subi cer­taines cri­tiques (voir encadré), mais il a le mérite de porter au grand jour ces ques­tions. En effet, alors que la puis­sance améri­caine s’est posi­tion­née en leader des recherch­es autour du sol­dat aug­men­té, elle n’a tou­jours pas établi une posi­tion éthique claire entourant son développe­ment et son usage. Si d’autres pays anglo-sax­ons, comme l’Angleterre, le Cana­da, et l’Australie, mul­ti­plient les réflex­ions en la matière, l’initiative française mar­que donc claire­ment une étape importante.

Les États-Unis sont-ils vraiment en avance sur ces recherches, par rapport à la Chine et à l’Europe notamment ?

La teneur de l’enjeu fait de la com­para­i­son autour du sol­dat aug­men­té une entre­prise com­plexe. Mal­gré tout, il est pos­si­ble d’affirmer que la puis­sance améri­caine fait preuve d’efforts con­sid­érables, depuis plusieurs décen­nies, dans la recherche, le développe­ment et l’usage de moyens d’augmentation. Cer­taines déc­la­ra­tions et élé­ments ont par ailleurs fait état des volon­tés russ­es ou chi­nois­es en la matière, ce qui place bien le sol­dat aug­men­té comme un enjeu stratégique pour les puis­sances contemporaines.

Vers une éthique de défense

Com­posé de dix-huit mem­bres venant du monde mil­i­taire, insti­tu­tion­nel, académique, sci­en­tifique ou médi­cal, « le comité d’éthique de défense » a pour mis­sion d’entretenir au prof­it du min­istère une réflex­ion éthique « appro­fondie, per­ma­nente et prospec­tive, con­cer­nant les enjeux liés à l’évolution du méti­er des armes ou l’émergence de nou­velles tech­nolo­gies dans le domaine de la défense ». Son pre­mier rap­port, pub­lié en 2020, por­tait sur le sol­dat aug­men­té. Il a été cri­tiqué dans une Tri­bune 1 signée de Bernadette Ben­saude-Vin­cent, mem­bre de l’Académie des tech­nolo­gies, d’Emmanuel Hirsch, prési­dent ­du Con­seil pour l’éthique de la recherche et l’intégrité sci­en­tifique (Poléthis) de l’Université Paris-Saclay et de Kostas Kostare­los, pro­fesseur de nanomédecine à l’Université de Man­ches­ter et à l’Institut cata­lan de nano­science de Barcelone.

« Puisque d’autres pays ont fait le choix de mod­i­fi­er les car­ac­téris­tiques humaines du sol­dat afin d’en faire un instru­ment inté­gré aux straté­gies de la guerre tech­nologique, nous ne dis­pose­ri­ons d’aucune autre option que de nous soumet­tre aux impérat­ifs de cette com­péti­tion, notent les sig­nataires de cette tri­bune. Con­vient-il de se résoudre à accepter cette muta­tion anthro­pologique, qui con­cerne l’intégrité de la per­son­ne, au nom de l’intérêt supérieur de la défense nationale […] ? Puisque l’armée est, par voca­tion, engagée dans des rap­ports de force, ce comité estime légitime de dot­er les troupes des moyens les mieux adap­tés aux cir­con­stances. Aus­si, ten­ant compte d’un principe de réal­ité, se borne-t-il à fix­er quelques seuils ou lim­ites qu’il con­viendrait de ne pas out­repass­er. […] En même temps, l’avis rap­pelle que les mil­i­taires ayant devoir d’obéissance, y com­pris jusqu’au sac­ri­fice, aucun principe ne s’opposerait à leur impos­er le recours à des inter­ven­tions sur leur corps ou leur psy­chisme ayant pour jus­ti­fi­ca­tion et objec­tif d’accroître leurs per­for­mances. On n’ose imag­in­er les manip­u­la­tions aux­quelles pareille licence pour­rait inciter les autorités mil­i­taires, dès lors qu’un intérêt supérieur les exonér­erait d’un principe éthique fon­da­men­tal depuis le code de Nurem­berg : celui du con­sen­te­ment libre, éclairé et exprès ! […] »

Les auteurs con­clu­ent par la néces­sité de men­er une réflex­ion au niveau nation­al et inter­na­tion­al sur le sujet.

1https://​www​.lemonde​.fr/​i​d​e​e​s​/​a​r​t​i​c​l​e​/​2​0​2​1​/​0​1​/​0​4​/​a​r​m​e​e​-​f​r​a​n​c​a​i​s​e​-​u​n​e​-​r​e​f​l​e​x​i​o​n​-​e​t​h​i​q​u​e​-​e​t​-​p​o​l​i​t​i​q​u​e​-​s​u​r​-​l​e​-​s​o​l​d​a​t​-​a​u​m​e​n​t​e​-​e​s​t​-​n​e​c​e​s​s​a​i​r​e​_​6​0​6​5​1​6​2​_​3​2​3​2​.html

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