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Patrice Georget – chronique
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3 biais de loyauté qui nous empêchent d’avancer

Patrice Georget
Patrice Georget
enseignant-chercheur en psychosociologie à l’École universitaire de Management IAE Caen

Analyser un prob­lème avec recul, imag­in­er des solu­tions cohérentes et choisir l’option la plus per­ti­nente sup­pose de pren­dre une dis­tance raisonnable avec trois loy­autés psy­chologiques dont on n’a pas tou­jours conscience.

#1 Loyauté au passé

Effet de fixation

Avez-vous déjà eu une idée fixe qui vous empêchait d’avancer ? Vous avez alors ten­té de vous en débar­rass­er, par exem­ple en pen­sant à autre chose, mais plus vous ten­tiez de ne plus y penser plus l’idée lanci­nante reve­nait à la sur­face et blo­quait votre réflex­ion. Ce phénomène appa­raît dès lors que des automa­tismes men­taux ont été intéri­or­isés. Certes cela per­met de résoudre les prob­lèmes habituels de manière rapi­de et effi­cace, mais la spé­ci­ficité d’un prob­lème est sou­vent de recou­vrir un car­ac­tère inattendu.

Pour com­pren­dre la dynamique des idées fix­es, par­tons d’une tâche de réso­lu­tion de prob­lème très sim­ple : con­cevoir en dix min­utes le plus de solu­tions pour qu’un œuf de poule lâché d’une hau­teur de 10 mètres ne se casse pas ! Voyons com­ment fonc­tionne l’effet de fix­a­tion des automa­tismes liés aux pra­tiques pro­fes­sion­nelles1. Lorsque l’on soumet ce prob­lème à des ingénieurs ou à des design­ers indus­triels, on con­state que ces derniers sont plus créat­ifs : ils génèrent plus d’idées, et celles-ci sont plus orig­i­nales. Il y a un effet de loy­auté implicite à leur back­ground pro­fes­sion­nel, alors même que celui-ci n’a pas lieu d’être au regard du prob­lème à résoudre.

Est-il pos­si­ble de lut­ter con­tre ces effets ? Revenons à notre prob­lème du lâch­er d’œuf, les chercheurs2 vont accom­pa­g­n­er la con­signe d’un exem­ple pour stim­uler et aider les par­tic­i­pants à résoudre ce prob­lème : « vous pou­vez par exem­ple con­cevoir un para­chute pour l’œuf ». Le résul­tat est con­tre-intu­itif : cet exem­ple va entraîn­er une baisse du nom­bre de solu­tions d’une part, et une chute de leur orig­i­nal­ité d’autre part, et ce tout autant chez les ingénieurs que les designers.

Com­ment inter­préter un tel résul­tat ? Les chercheurs vont mon­tr­er que cer­tains exem­ples réduisent la créa­tiv­ité, on les appelle des exem­ples restric­tifs, alors que d’autres vont la stim­uler, ce sont les exem­ples expan­sifs. Dans notre sit­u­a­tion, l’exemple du para­chute con­stitue un exem­ple restric­tif en ce sens qu’il fait par­tie des exem­ples les plus clas­siques, il est com­mun et n’a rien d’original puisqu’il est habituelle­ment cité spon­tané­ment par les par­tic­i­pants. Mais le fait de le don­ner en exem­ple va activ­er une idée fixe et restrein­dre la réflex­ion. Alors que les exem­ples expan­sifs comme « dress­er un aigle pour qu’il récupère l’œuf en vol ; con­gel­er l’œuf » sont plus inat­ten­dus, ils vont avoir pour effet de libér­er l’esprit de l’effet de fixation.

Dit autrement, il est pos­si­ble de stim­uler la créa­tiv­ité pour résoudre des prob­lèmes, à la con­di­tion d’éviter d’activer l’effet de fix­a­tion (réduire les exem­ples clas­siques) et de stim­uler à l’aide d’exemples atypiques.

#2 Loyauté au présent

Émotions et biais d’immédiateté

Rares sont les sit­u­a­tions où nous résolvons des prob­lèmes en toute quié­tude : stress, fatigue, empresse­ment, émo­tions sont le lot quo­ti­di­en de nom­breux métiers. Quel est le poids de ces fac­teurs dans la manière d’appréhender un prob­lème ? Pour répon­dre, pro­je­tons-nous dans une sit­u­a­tion de réso­lu­tion de prob­lème bien con­nue : le jeu de l’ultimatum34.

Imag­inez un joueur (appelé « offreur ») à qui l’on donne 100 euros. On lui pro­pose d’offrir une par­tie de cette somme à un sec­ond joueur. Ce dernier, appelé le « répon­dant », va devoir accepter la somme ou bien la refuser. S’il l’accepte, les deux joueurs repar­tent avec la somme ain­si répar­tie, s’il refuse, les deux joueurs doivent redonner tout l’argent et repar­tent bre­douilles. Les résul­tats mon­trent bien enten­du de nom­breuses vari­a­tions (par exem­ple selon l’anonymat, l’âge), mais on observe que les offreurs allouent en moyenne 40 % de la somme ini­tiale au répon­dant. Com­ment ces derniers vont-ils répon­dre ? Et bien dès lors que la somme qui leur est pro­posée est inférieure à 20 % de la somme à partager, les répon­dants refusent l’argent, con­sid­érant qu’ils sont lésés : ils préfèrent per­dre et faire per­dre plutôt que subir un traite­ment jugé forte­ment inéquitable.

Sur la base de ces résul­tats sta­bles et robustes, de nom­breux chercheurs56 ont manip­ulé les états émo­tion­nels des par­tic­i­pants (en l’occurrence ici des répon­dants). Que mon­trent les résul­tats ? En sit­u­a­tion d’émotion intense comme la colère ou l’indignation, les répon­dants ont une sen­si­bil­ité morale exac­er­bée. Ils ont ten­dance à refuser les offres qui ne sont pas proches de 50/50. Dit autrement, ils préfèrent per­dre plutôt que de voir l’autre avoir plus qu’eux ! La réso­lu­tion du prob­lème est ain­si plus déter­minée par la ges­tion de leur frus­tra­tion du présent que par la per­spec­tive du gain. Ils veu­lent l’égalité plus que l’équité, et se posi­tion­nent donc dans une pos­ture puni­tive de l’offreur. C’est le biais d’immédiateté qui gou­verne la manière dont ils gèrent la sit­u­a­tion, au détri­ment de la per­spec­tive tem­porelle d’une récom­pense moné­taire de type « mieux que rien ».

Songez au mail désagréable que vous recevez de la part d’un col­lègue, et à la manière dont vous allez appréhen­der ce prob­lème : réa­gir tout de suite pour gér­er votre frus­tra­tion du moment, quitte à le regret­ter ensuite, ou bien écrire une réponse que vous placez dans les brouil­lons pour lire à tête reposée le lende­main ? Ques­tion de ges­tion du temps présent ! Les états émo­tion­nels négat­ifs sont asso­ciés à des com­porte­ments plus risqués, car ils opèrent sur le « présent accéléré » en occul­tant demain : méfiez-vous de vous dans le présent !

#3 Loyauté au futur

Excès d’optimisme et croyance en ses propres promesses

Nous ten­tons de résoudre dans le présent bon nom­bre de prob­lèmes futurs grâce à des promess­es aux­quelles nous croyons, mais que nous ne tien­drons pas sys­té­ma­tique­ment. Ce n’est pas parce que l’on a prévu d’agir de telle ou telle manière que mis en sit­u­a­tion nous le fer­ons : les atti­tudes et bonnes inten­tions sont par­fois de piètres pré­dicteurs des com­porte­ments7. Par exem­ple ce n’est pas parce que nous avons suivi, com­pris et accep­té une ses­sion de for­ma­tion de sécu­rité que nous allons néces­saire­ment rester vig­i­lants, atten­tifs et éviter le dan­ger ou réduire la prise de risque lorsque nous devrons résoudre un prob­lème en sit­u­a­tion. En cause le biais d’optimisme, qui nous amène à croire aujourd’hui que nous serons demain moins exposés aux évène­ments négat­ifs que les autres per­son­nes. De ce fait nous min­imisons la dif­fi­culté des prob­lèmes à venir et sommes par­fois les spé­cial­istes des promess­es inten­ables : songez aux engage­ments à per­dre du poids, à réduire ses addic­tions, à réguler ses émo­tions, à finalis­er un dossier à temps, etc.

Une par­tie de nos promess­es nous échap­pent, car nous man­quons de mod­estie sur nous-mêmes dans le futur. Dit autrement, notre manière d’appréhender aujourd’hui les prob­lèmes de demain manque de réal­isme quant à la nature du prob­lème que nous ren­con­trerons et quant à notre capac­ité à gér­er la sit­u­a­tion. Bien enten­du il ne s’agit pas de devenir pes­simiste ! Il s’agit de met­tre en place des parades pour « lut­ter con­tre soi » lorsque cela s’avère utile.

C’est ain­si qu’agit Ulysse dans l’Odyssée : Ulysse dit « le malin » con­naît les faib­less­es de la volon­té humaine et sait toute la dif­fi­culté qu’il aura à résis­ter aux chants des sirènes si dans l’avenir il y est exposé. Tous les marins trop ambitieux avant lui ont été dupés par leur excès de con­fi­ance et dévorés par les sirènes. Mais, curieux, il souhaite mal­gré tout accéder à cette con­nais­sance inac­ces­si­ble, tout en se méfi­ant de lui-même. Il va utilis­er un strat­a­gème pour maîtris­er en amont la per­son­ne qu’il sera dans le futur, en se faisant attach­er au mât de son navire, alors que ses marins se seront mis des boules de cires dans les oreilles pour ne pas céder à la ten­ta­tion des sirènes. Arrivé à prox­im­ité de l’île aux sirènes et séduit par leur chant, Ulysse va sup­pli­er ses com­pagnons de le détach­er, mais sans suc­cès. L’empêchant ain­si, grâce à cette parade d’anticipation, d’en suc­comber. Ulysse sort grandit de cet épisode, car il con­naît main­tenant mieux que quiconque ce qui peut manip­uler l’âme humaine.

Pour y par­venir, il s’est astreint à lim­iter sa capac­ité à opér­er des choix, en exerçant un con­trôle de soi con­traig­nant. Une manière de résoudre des prob­lèmes par antic­i­pa­tion de soi ! Ces straté­gies des­tinées à anticiper l’appréhension des prob­lèmes futurs por­tent le nom de « self-nudg­ing »8910. Elles per­me­t­tent d’anticiper des com­porte­ments impul­sifs gou­vernés par l’excès d’optimisme. Vous utilisez déjà des tech­niques douces de self-nudg­ing pour anticiper un futur dif­fi­cile à con­trôler : le cochon-tire­lire pour ne pas touch­er à l’argent des vacances, ou encore la promesse faite publique­ment à tous vos amis que vous per­drez du poids d’ici l’été…

En con­clu­sion, il y a trois prix à pay­er pour résoudre des prob­lèmes avec dis­cerne­ment : faire la paix avec son passé11, se méfi­er du présent accéléré, et cen­sur­er dès aujourd’hui cer­tains com­porte­ments prévus demain… le con­trôle de notre part obscure est loin d’être un long fleuve tranquille !

1Agogué, M., Le Mas­son, P., Dal­mas­so, C., Houdé, O., & Cas­sot­ti, M. (2015). Resist­ing clas­si­cal solu­tions: The cre­ative mind of indus­tri­al design­ers and engi­neers. Psy­chol­o­gy of Aes­thet­ics, Cre­ativ­i­ty, and the Arts, 9(3), 313–318.
2Cas­sot­ti, M., Camar­da, A., Poirel, N., Houdé, O. & Agogué, M. (2016). Fix­a­tion effect in cre­ative ideas gen­er­a­tion: Oppo­site impacts of exam­ple in chil­dren and adults. Think­ing Skills and Cre­ativ­i­ty, Else­vi­er, 19, pp.146 – 152.
3Güth W., Schmit­tberg­er R. et Schwarze B. (1982). An exper­i­men­tal analy­sis of ulti­ma­tum bar­gain­ing. Jour­nal of Eco­nom­ic Behav­ior and Orga­ni­za­tion, 3, 367–388.
4Tis­serand, J.-C. (2016). Le jeu de l’ultimatum, une méta-analyse de 30 années de recherch­es expéri­men­tales. L’Actualité économique, 92 (1–2), 289–314.
5Andrade E. B., & Ariely D. (2009). The endur­ing impact of tran­sient emo­tions on deci­sion mak­ing, Orga­ni­za­tion­al Behav­ior and Human Deci­sion Process­es, 109(1), 1–8.
6Petit, E. (2009). Émo­tions et prise de déci­sion dans le jeu de l’ultimatum. Les Cahiers Inter­na­tionaux de Psy­cholo­gie Sociale, 83, 71–90
7Ajzen, I. (2011). The the­o­ry of planned behav­ior: Reac­tions and reflec­tions. Psy­chol­o­gy & Health, 26, 1113–1127
8Lades, L. K. (2014). Impul­sive con­sump­tion and reflex­ive thought: Nudg­ing eth­i­cal con­sumer behav­ior. Jour­nal of Eco­nom­ic Psychology,41, 114–128.
9Tor­ma, G., Asche­mann-Wiz­el, J. & Thogersen, J. (2018). I nudge myself: Explor­ing ‘self nudg­ing’ strate­gies to dri­ve sus­tain­able con­sump­tion behav­iour. Inter­na­tion­al Jour­nal of Con­sumer Stud­ies, 42, 141–154.
10Rei­ju­la, S., & Her­twig, R. (2020). Self-nudg­ing and the cit­i­zen choice archi­tect. Behav­ioral Pub­lic Pol­i­cy, 1–31.
11Mon­estès, J.L. (2013). Faire la paix avec son passé. Paris, Odile Jacob.

Auteurs

Patrice Georget

Patrice Georget

enseignant-chercheur en psychosociologie à l’École universitaire de Management IAE Caen

Patrice Georget est enseignant-chercheur en psychosociologie à l’Ecole Universitaire de Management IAE Caen qu’il a dirigée de 2015 à 2020. Il a été consultant dans l’industrie en management de la diversité et en prévention des risques. Il est expert auprès de l’APM (Association Progrès du Management) depuis 2009 et intervenant GERME.

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