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Comment les neurosciences transforment notre rapport à l’intelligence

Se vacciner contre le complotisme en période d’« infodémie »

Patrice Georget, enseignant-chercheur en psychosociologie à l’École universitaire de Management IAE Caen
Le 18 février 2021 |
6 min. de lecture
Patrice Georget
Patrice Georget
enseignant-chercheur en psychosociologie à l’École universitaire de Management IAE Caen
En bref
  • Pour fonctionner, notre cerveau est obligé d’avoir recours à des biais cognitifs, qui permettent un traitement plus rapide de l’information en la simplifiant.
  • Mais les biais cognitifs peuvent aussi conduire à renforcer des préjugés sans preuves tangibles, à créer de faux souvenirs, à accentuer notre attrait pour le sensationnel...
  • Les fake news et les complots font souvent appel à ces biais cognitifs pour remettre en question de façon irrationnelle des valeurs que nous ne sommes pas habitués à défendre parce que nous les prenons pour acquises comme la liberté d’expression.
  • Il existe cependant des moyens de renforcer son « immunité » contre les fake news, notamment en apprenant à cerner les mécanismes de ces biais cognitifs, ou en renforçant son esprit critique.

Com­ment rester vig­i­lant face aux épidémies d’informations dou­teuses en péri­ode de crise ? Quelle atti­tude dévelop­per face aux argu­men­ta­tions com­plo­tistes et aux dis­cours para­noïaques qui s’affranchissent des faits ?

La libre cir­cu­la­tion de l’information, car­ac­téris­tique des démoc­ra­ties, est aus­si l’un de leurs points faibles majeurs, à cause des mécan­ismes de cré­dulité psy­chologique qui guet­tent cha­cun d’entre nous. En effet, notre cerveau est vic­time de rac­cour­cis que l’on con­sid­ère trop sou­vent comme l’apanage des autres. 

Les biais cog­ni­tifs, les préjugés, les stéréo­types et les faux sou­venirs ori­en­tent de manière insi­dieuse nos per­cep­tions et nos juge­ments. Ils se délectent de sen­sa­tion­nel, de sat­is­fac­tion rapi­de, d’argumentation sim­ple voire sim­pliste, mais aus­si d’explications con­sen­suelles et de pen­sées dichotomiques, à l’œuvre par exem­ple dans le fameux faux-dilemme : « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes con­tre nous ».

Soucieux de décider et d’agir dans le présent et l’immédiat, ces mécan­ismes psy­chologiques relèvent de ce que l’économiste et prix Nobel Richard Thaler nomme notre « moi faiseur » 1. Il s’oppose en duel au « moi plan­i­fi­ca­teur », c’est-à-dire aux proces­sus cog­ni­tifs qui requièrent plus d’effort et de dis­cerne­ment, deman­dent un temps long, de la mod­estie, de la prise de recul et des out­ils pour observ­er, com­par­er les faits. La ges­tion du duel entre le « moi faiseur » et le « moi plan­i­fi­ca­teur » est au cœur de notre libre arbi­tre, et ce d’autant plus que les envi­ron­nements de crise, d’incertitude sur l’avenir et d’« infodémie » mobilisent forte­ment les préjugés. 

Con­tre les thès­es complotistes

C’est là un objet majeur de la recherche con­tem­po­raine, comme en témoignent par exem­ple les travaux sur l’inhibition menés en France par Olivi­er Houdé 2. L’inhibition est un proces­sus de con­trôle atten­tion­nel et de résis­tance cog­ni­tive qui per­met de blo­quer les heuris­tiques, les intu­itions dou­teuses et les préjugés figés afin de libér­er le discernement. 

Ce proces­sus peut s’entraîner et se dévelop­per, mais avec dif­fi­culté puisque pour le « moi faiseur », les fake news et les thès­es com­plo­tistes sont des mets de choix, com­posés d’une rhé­torique à « lubri­fi­ants per­suasifs » : fig­ures d’autorité con­tes­ta­tri­ces, cor­réla­tions illu­soires, sophismes, général­i­sa­tions hâtives… la liste est longue. Cha­cun se ras­sure en se per­suadant qu’il a plus ou moins con­science du duel et qu’il en maîtrise les arcanes. 

Cer­tains de nos biais cog­ni­tifs sont d’ailleurs là pour nous don­ner le sen­ti­ment que nous ne sommes pas à la mer­ci de ces chausse-trappes ! Il en est ain­si du biais d’excès de con­fi­ance, qui explique que plus de la moitié des gens esti­ment avoir une intel­li­gence supérieure à la moyenne, que 93% des auto­mo­bilistes se con­sid­èrent comme meilleurs que la médi­ane des con­duc­teurs 3, et que 94% des enseignants d’université pensent qu’ils sont plus com­pé­tents que leurs col­lègues 4 ! 

Et vous ? Ne lancez-vous pas les dés plus douce­ment pour faire un petit nom­bre et plus vigoureuse­ment pour faire un grand nom­bre ? Le biais d’illusion de con­trôle nous per­suade de dis­pos­er d’un pou­voir ras­sur­ant, y com­pris face à l’incertitude.

L’effet des « tru­ismes culturels » 

Mais un autre prob­lème, moins évi­dent, explique la puis­sance des fake news et des thès­es com­plo­tistes : les « tru­ismes cul­turels » et le déficit de com­pé­tence démoc­ra­tique aux­quels ils sont asso­ciés. Un tru­isme cul­turel est une représen­ta­tion com­mune, acquise au cours de l’éducation, con­sid­érée comme un ter­rain d’entente large­ment partagé entre les mem­bres d’une com­mu­nauté, et donc rarement débattue, voire jamais défendue, ce qui en fait sa faib­lesse. Il en va des valeurs peu con­tro­ver­sées (l’honnêteté, l’égalité et l’équité), ou de principes con­sid­érés comme évi­dents dans cer­taines sociétés (la laïc­ité ou encore l’universalité des droits humains). 

Puisque nous con­sid­érons les tru­ismes comme évi­dents, nous avons peu con­science des raisons pour lesquelles nous y adhérons, et nous sommes peu entraînés à les défendre lorsqu’ils sont remis en cause. Songeons aux enseignants se retrou­vant devant leur classe pour jus­ti­fi­er de la lib­erté d’expression au lende­main de l’assassinat de Samuel Paty. 

Les tru­ismes con­tem­po­rains sont bien sou­vent les cibles des théories com­plo­tistes, qui présen­tent par exem­ple la sci­ence comme un réc­it tout à fait com­pa­ra­ble aux autres (Eti­enne Klein l’explique par­faite­ment dans son dernier opus­cule, Le goût du vrai, 2020 5). Ain­si, le tru­isme qui dit que « la con­nais­sance sci­en­tifique recherche la vérité et œuvre pour le bien de l’humanité » est remis en cause, tout comme le mérite de la vac­ci­na­tion, ou encore le réchauf­fe­ment cli­ma­tique lié à l’activité humaine. 

Fake news : les raccourcis 

Le scep­ti­cisme naît d’un manque d’immunité col­lec­tive des tru­ismes cul­turels. Com­ment alors stim­uler la défense du corps social ? Bien enten­du, cela passe en pre­mier lieu par une vul­gar­i­sa­tion effi­cace de toutes les cibles des théories com­plo­tistes. Par exem­ple le fonc­tion­nement de la sci­ence et les fonde­ments de la lib­erté d’expression et de la laïc­ité. Mais aus­si par une com­préhen­sion de notre cré­dulité indi­vidu­elle et col­lec­tive face à la dynamique des fake news et des théories du com­plot, dans le but d’inhiber notre « moi faiseur » lorsqu’il se fait trop pressant.

Mais le savoir ne sem­ble pas suff­isant, il faut lui adjoin­dre un savoir-faire, sous la forme d’une com­pé­tence à con­tre-argu­menter face aux fake news et au com­plo­tisme. Cette ques­tion de la défense des tru­ismes, qui n’est pas nou­velle mais ressur­git à l’aune de l’actualité, a été for­mal­isée par le psy­cho­logue William McGuire dans sa théorie de « l’inoculation psy­chologique », dont on con­state un impor­tant retour dans les pub­li­ca­tions sci­en­tifiques de ces trois dernières années. Le but de l’inoculation psy­chologique est, par analo­gie avec l’inoculation biologique, d’aider les indi­vidus à créer leurs pro­pres défens­es, des « anti­corps psy­chologiques », con­tre des ten­ta­tives extérieures d’influence. 

Tout comme en médecine, le corps social démoc­ra­tique a besoin d’une immu­nité pour résis­ter aux « infodémies », surtout s’il est frag­ilisé par une crise. 

Un vac­cin con­tre les complots 

Le proces­sus d’inoculation psy­chologique con­siste en un entraîne­ment inver­sé : appren­dre à manier des straté­gies com­plo­tistes, à pro­duire des argu­men­ta­tions fal­lac­i­euses, et à remet­tre en cause les tru­ismes dans le but d’en décor­ti­quer les mécan­ismes, pour ensuite mieux les décon­stru­ire à l’aide d’un véri­ta­ble savoir-faire. S’entraîner à remet­tre en cause nos évi­dences n’est pas chose sim­ple car il s’agit de van­ter ce que l’on veut com­bat­tre pour mieux le maîtris­er ensuite. C’est pour­tant une voie promet­teuse de la recherche contemporaine. 

Un ate­lier d’inoculation se divise clas­sique­ment en trois ses­sions : une phase de défense, une phase d’attaque, et enfin une phase de réfu­ta­tion. La phase de défense con­siste à fournir ou pro­duire des argu­ments favor­ables à l’idée que l’on souhaite défendre (par exem­ple, la lib­erté d’expression). Dans la phase d’attaque, les par­tic­i­pants sont amenés à écouter ou bien à éla­bor­er hon­nête­ment et sincère­ment des argu­ments défa­vor­ables à cette idée, mais aus­si à utilis­er les arti­fices com­plo­tistes classiques. 

Dans notre exem­ple, il s’agit de remet­tre en cause la lib­erté d’expression. Dit autrement, ils se com­por­tent l’espace d’un instant en adver­saire et/ou en con­spir­a­tionniste. Enfin, la phase de réfu­ta­tion du pro­to­cole d’inoculation con­siste à con­tre-argu­menter dans le but de s’entraîner à stim­uler ses défens­es psy­chologiques. Le fait de pra­ti­quer ces ate­liers en petits groupes génère une « inoc­u­la­tion sociale », où l’on apprend aus­si de ses pairs. Il existe aujourd’hui des expéri­men­ta­tions basées sur des « ate­liers de démoc­ra­tie » ou encore des « fake news games » où l’on apprend à simuler des rôles de com­plo­tiste et autres manip­u­la­teurs. Des chercheurs comme Jon Roozen­beek à Cam­bridge mon­trent à quel point ce type de péd­a­gogie aide à réduire le pou­voir per­suasif des faux arti­cles de presse, à rel­a­tivis­er les théories con­spir­a­tionnistes et aigu­is­er la défense de nos pro­pres valeurs 6. La démoc­ra­tie ne va pas de soi : nos sociétés ont plus que jamais besoin de dévelop­per et d’entraîner les com­pé­tences de leurs citoyens si elles veu­lent rester actri­ces de leur avenir.

1Richard Thaler (2018) Mis­be­hav­ing
2Olivi­er Houdé (2019) L’In­tel­li­gence humaine n’est pas un algo­rithme
3Ola Sven­son. Are we all less risky and more skill­ful than our fel­low dri­vers? Acta Psy­cho­log­i­ca 47, 143–148, 1981
4K. Patri­cia Cross. Not Can But Will Col­lege Teach­ing Be Improved. New Direc­tions for High­er Edu­ca­tion, 17:1–15, 1977
5Eti­enne Klein (2020) Le goût du vrai
6Roozen­beek, J., van der Lin­den, S. (2019). Fake news game con­fers psy­cho­log­i­cal resis­tance against online mis­in­for­ma­tion. Pal­grave Com­mun 5, 65

Auteurs

Patrice Georget

Patrice Georget

enseignant-chercheur en psychosociologie à l’École universitaire de Management IAE Caen

Patrice Georget est enseignant-chercheur en psychosociologie à l’Ecole Universitaire de Management IAE Caen qu’il a dirigée de 2015 à 2020. Il a été consultant dans l’industrie en management de la diversité et en prévention des risques. Il est expert auprès de l’APM (Association Progrès du Management) depuis 2009 et intervenant GERME.

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