Et si les océans permettaient de limiter le réchauffement climatique ? Bien sûr, réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) est crucial. Mais équilibrer les quantités de CO2 émises et celles naturellement captées – par les plantes, les océans, les sols – est une gageure au rythme actuel des activités humaines. Tant que l’équilibre ne sera pas atteint, la concentration de CO2 atmosphérique continuera à augmenter. Le captage anthropique du CO2 atmosphérique est considéré comme nécessaire par le Groupe d’experts intergouvernemental du climat (GIEC) pour limiter le réchauffement climatique à 2 °C1. Les solutions existantes : la reforestation, la bioénergie avec captage et stockage, l’épandage de biochar ou encore les méthodes basées sur l’océan.
Océan et CO2, un potentiel immergé
L’océan est un puits de carbone naturel majeur. Dans son dernier rapport, le GIEC détaille : « Les océans contiennent 45 fois plus de carbone que l’atmosphère, et l’absorption océanique a déjà consommé près de 30–40 % des émissions anthropiques de carbone. » Le CO2 est capté en surface des océans par des processus physico-chimiques naturels. Une fois dissous, le carbone est transporté par les courants marins vers les océans profonds. Malheureusement, le phénomène ne suffit pas à compenser l’augmentation rapide de la concentration atmosphérique en CO2 liée aux activités humaines. « Avec l’absorption de carbone anthropique, l’océan de surface se sature rapidement et les processus qui transportent le carbone vers les profondeurs ne sont pas assez rapides pour compenser la forte hausse atmosphérique, explique Laurent Bopp. Résultat, il n’absorbe aujourd’hui que 25 % de nos émissions. » À cela s’ajoutent les retombées du changement climatique. « Certains effets réduisent l’efficacité océanique : hausse des températures des eaux de surface, modification des courants océaniques et baisse de la production de phytoplancton. », poursuit Laurent Bopp.
L’océan n’absorbe aujourd’hui que 25 % de nos émissions
Une idée émerge alors : « booster » la pompe océanique. Depuis la fin des années 80, l’idée de fertiliser le phytoplancton avec du fer s’est imposée. En augmentant la productivité de ces végétaux, le transport du carbone vers les fonds est accentué et les océans peuvent capter plus de CO2 atmosphérique. « Depuis les années 2000, le potentiel de cette technique a été exploré grâce à la modélisation, rapporte Laurent Bopp. La fertilisation de l’ensemble des océans aurait une efficacité très faible face aux émissions anthropiques. »
« Alcaliniser l’eau pour augmenter le pH »
Autre solution majeure : l’alcalinisation artificielle des océans. « Nous explorons l’idée de ré-alcaliniser l’eau pour augmenter le pH, ce qui permet de capter plus de CO2 atmosphérique. », détaille T. Alan Hatton. Il est possible d’ajouter des poudres minérales alcalines dans l’océan ou d’utiliser des procédés électrochimiques. Ces techniques offrent l’avantage d’augmenter la capacité de captage des océans mais aussi de contrebalancer leur acidification en cours, néfaste pour les écosystèmes. « Nous sommes à un stade précoce d’avancement avec principalement des recherches en laboratoire, même si quelques démonstrations existent à l’échelle pilote. », résume T. Alan Hatton. Début juin, le média MIT Technology Review2 révèle que l’ancien directeur technique de MetaPlatforms, Mike Schroepfer, vient de créer une organisation (Carbon to Sea) dédiée à l’alcalinisation artificielle. « Nous avons moins de recul sur l’alcalinisation que sur la fertilisation, seules quelques expériences près des côtes – et non en pleine mer – ont été menées. », précise Laurent Bopp. À l’Université de Californie (UCLA), un institut dédié au captage du CO2 annonce fin 20223 l’implantation de deux systèmes pilotes à Los Angeles et Singapour via sa startup SeaChange. Le procédé repose sur l’alcalinisation des eaux par électrolyse : le CO2 dissous dans l’eau est ainsi transformé en carbonate solide et/ou bicarbonate aqueux4.
De son côté, une équipe de recherche du Massachusetts Institute of Technology (États-Unis) vient de mettre au point un nouveau procédé d’alcalinisation5 qu’elle estime efficace et peu couteux. L’électrolyse est également employée, mais le procédé n’utilise ni membranes ni produits chimiques, des éléments qui augmentent le coût et la complexité des autres procédés d’électrolyse. En pratique, le système est similaire à une pile : un courant électrique circule entre deux électrodes. Ces dernières sont plongées dans l’eau de mer, y générant des réactions chimiques. Le CO2 dissous dans l’eau est ainsi extrait sous forme gazeuse et confiné. L’eau est enfin alcalinisée avant d’être rejetée. « Les modules pourraient être installés sur des plateformes stationnaires au niveau des parcs éoliens ou solaires en mer, ou sur des cargos sillonnant les mers, ou encore intégré à des procédés de dessalement à terre […]. », écrivent les auteurs.
Une fois optimisé, le système pourrait permettre de capter chaque tonne de CO2 à un coût de 56 $. « Nous pensons qu’il est possible d’industrialiser le procédé, même si un certain nombre d’améliorations sont nécessaires auparavant. », explique T. Alan Hatton, co-auteur de l’étude. Notons qu’une fois le CO2 gazeux confiné grâce au système, il doit encore être « valorisé ». Il est possible de le transformer en carburant de synthèse, ou encore de le stocker à long terme dans des réservoirs géologiques, des procédés qui ne sont pas mis en œuvre à large échelle à ce jour.
Alcalinisation : il faut se jeter à l’eau
L’alcalinisation artificielle est-elle la solution pour capter les émissions anthropiques résiduelles ? L’Agence internationale de l’énergie estime qu’il sera nécessaire de capter et stocker 7 gigatonnes de CO2 par an d’ici 2050 pour atteindre la neutralité carbone6. L’Académie des Sciences américaine juge la quantité nécessaire à 10 Gt par an7. D’après le GIEC, l’océan est en théorie en mesure de stocker des milliers de gigatonnes de CO2 sans dépasser les niveaux préindustriels de saturation en carbonate si les retombées sont distribuées uniformément à la surface des océans. Plusieurs études estiment le potentiel de stockage des océans à quelques Gt de CO2 par an, et une modélisation montre qu’il est possible de doubler le potentiel de captage de la Méditerranée après 30 ans d’alcalinisation8. « Il est fondamental d’estimer et de suivre la quantité de CO2 atmosphérique additionnelle absorbée grâce à ces techniques, commente Laurent Bopp. Or les études existantes comportent encore beaucoup d’incertitudes, et le potentiel est encore très mal connu. »
Il est possible de doubler le potentiel de captage de la Méditerranée après 30 ans d’alcalinisation.
En raison de la concentration plus importante de CO2 dans les océans que dans l’atmosphère, le procédé présente un intérêt majeur. « Contrairement à la fertilisation du phytoplancton, l’alcalinisation repose sur des processus physico-chimiques, bien mieux connus que les processus biologiques. », ajoute Laurent Bopp. Autre atout : le procédé ne présente pas de limite théorique au stockage. « C’est l’un des processus-clés qui régule le climat à des échelles de temps longues. », mentionne Laurent Bopp. Reste que les scientifiques ont encore peu de recul sur ces procédés étudiés depuis quelques décennies, et que l’océan lui-même est un système mal connu. La réinjection d’eau alcaline pourrait contrebalancer les retombées néfastes de l’acidification des océans, mais les effets sur les écosystèmes n’ont été que très peu étudiés. « Il est important de veiller à disperser l’eau alcalinisée pour ne pas perturber la biodiversité, conclut T. Alan Hatton. Et nous devons être conscients de l’impact sur l’environnement local de la filtration des eaux océaniques : rétention des nutriments, habitats locaux, etc. »