physique quantique expliquée par l'un de ses prix Nobel
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Comment le quantique change la face du monde

La physique quantique expliquée par l’un de ses prix Nobel

Alain Aspect, prix Nobel de physique 2022, professeur à l'Institut d'Optique Graduate School (Université Paris-Saclay) et professeur à l'École polytechnique (IP Paris)
Le 10 octobre 2023 |
5 min. de lecture
Alain Aspect
Alain Aspect
prix Nobel de physique 2022, professeur à l'Institut d'Optique Graduate School (Université Paris-Saclay) et professeur à l'École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • Depuis le 20ème siècle, le quantique révolutionne la compréhension des principes fondamentaux de la physique (matière, courant électrique, liaison chimique…)
  • Concrètement le quantique permet d’étudier et de contrôler des objets microscopiques individuels.
  • Depuis une vingtaine d’année nous assistons à la « deuxième révolution quantique », impulsée par la découverte des principes d’isolation et d’intrication des objets quantiques.
  • Une fois développé, l’ordinateur quantique promet de révolutionner le monde moderne dans de nombreux domaines.
  • Le défi de demain : former plus de personnes à la physique quantique pour développer ce champ de recherche.

Cet arti­cle a été pub­lié en exclu­siv­ité dans notre mag­a­zine Le 3,14 sur le quan­tique.
Décou­vrez-le ici.

La physique quan­tique est l’ensem­ble des lois physiques qui régis­sent le com­porte­ment du monde au niveau des élec­trons, des atom­es, des molécules et des cristaux. Les lois de la mécanique new­toni­enne que nous con­nais­sons à notre échelle ne sont plus val­ables à l’échelle du nanomètre (un mil­liardième de mètre), qui cor­re­spond à la taille d’un atome. La physique quan­tique a com­mencé à se dévelop­per dans le pre­mier quart du 20e siè­cle avec Planck et Ein­stein, et à par­tir de 1925 les grands physi­ciens Heisen­berg, Schrödinger et Dirac ont mis au point un for­mal­isme math­é­ma­tique qui est util­isé depuis lors.

La physique quan­tique est indis­pens­able, par exem­ple, pour expli­quer pourquoi la matière est sta­ble. Depuis la fin du 19e siè­cle, on sait que la matière est con­sti­tuée de charges pos­i­tives et néga­tives et que ces charges pos­i­tives et néga­tives s’at­tirent. La matière devrait donc s’ef­fon­dr­er sur elle-même. Il n’en est rien grâce au com­porte­ment quan­tique de l’élec­tron, qui n’est pas seule­ment une par­tic­ule, mais aus­si une onde. Lorsque vous essayez de con­fin­er un élec­tron, vous êtes obligé de con­sid­ér­er une longueur d’onde de plus en plus petite et donc une énergie de plus en plus grande. Cette énergie n’é­tant pas disponible, l’élec­tron ne peut être con­finé dans une dimen­sion inférieure à la taille de l’atome. La physique quan­tique per­met égale­ment de com­pren­dre la liai­son chim­ique entre atomes.

Son for­mal­isme per­met aus­si de décrire le courant élec­trique dans les matéri­aux au niveau micro­scopique, ce qui a per­mis aux physi­ciens d’inventer et fab­ri­quer des tran­sis­tors et des cir­cuits inté­grés, à la base des ordi­na­teurs. Il per­met égale­ment de com­pren­dre com­ment les pho­tons (par­tic­ules de lumière) sont absorbés ou émis par la matière, ce qui a été essen­tiel pour inven­ter le laser.

Quid les ordinateurs quantiques ?

Le con­cept d’or­di­na­teur quan­tique est apparu au cours des deux dernières décen­nies env­i­ron et a été déclenché par plusieurs per­cées expéri­men­tales réal­isées à par­tir des années 1970 : la pre­mière est que nous avons appris à observ­er et à con­trôler des objets micro­scopiques indi­vidu­els. Aupar­a­vant, nous ne pou­vions manip­uler que de grands ensem­bles de par­tic­ules. Aujour­d’hui, nous pou­vons piéger un élec­tron, un atome et l’observer et le con­trôler. Nous pou­vons aus­si émet­tre un pho­ton unique et l’utiliser.

La deux­ième série d’a­vancées est liée à l’in­tri­ca­tion quan­tique, décrite pour la pre­mière fois dans l’article d’E­in­stein, Podol­sky et Rosen de 1935 et qui n’est con­cev­able que dans le cadre de la physique quantique.

L’in­tri­ca­tion se pro­duit lorsque deux par­tic­ules ayant inter­a­gi dans le passé puis séparées dans l’e­space, for­ment un tout quan­tique insé­para­ble qui con­tient plus d’in­for­ma­tions que celle con­tenue dans la somme des infor­ma­tions de chaque par­tic­ule. C’est cette pro­priété qui ouvre la porte à l’in­for­ma­tique quan­tique : en effet, si au lieu d’avoir seule­ment deux bits quan­tiques intriqués dans lesquels encoder l’in­for­ma­tion quan­tique, vous en avez trois, qua­tre, cinq, 10 ou 100, la quan­tité sup­plé­men­taire d’in­for­ma­tion, par rap­port à une mémoire clas­sique, con­tenue dans ces par­tic­ules est gigan­tesque, car elle croît de manière exponentielle.

La décohérence est un obstacle majeur

Aujour­d’hui cepen­dant, nous sommes encore loin d’un ordi­na­teur quan­tique par­fait, car les bits quan­tiques (qubits) dont nous dis­posons ne sont pas sta­bles et subis­sent ce que l’on appelle la « déco­hérence » lorsqu’ils inter­agis­sent avec leur envi­ron­nement. Cela sig­ni­fie qu’au bout d’un cer­tain temps ils se com­por­tent comme des objets clas­siques et per­dent l’information quan­tique qu’ils con­ti­en­nent. La déco­hérence est un obsta­cle à la réal­i­sa­tion d’un ordi­na­teur quan­tique et va deman­der un gros effort tech­nologique. Mais rien n’interdit que l’on puisse sur­mon­ter la dif­fi­culté plus vite que prévu. Par exem­ple, nous pour­rions trou­ver un sous-espace des états quan­tiques pro­tégé de la déco­hérence. Si tel était le cas, nous pour­rions voir un ordi­na­teur quan­tique de mon vivant.

Je suis con­va­in­cu que tôt ou tard, un ordi­na­teur quan­tique idéal fonc­tion­nant par­faite­ment exis­tera, car d’après mon expéri­ence, lorsque quelque chose qui sem­ble fais­able n’est pas inter­dit par les lois fon­da­men­tales de la physique, les ingénieurs parvi­en­nent à trou­ver un moyen de le réalis­er. Cepen­dant, il faut être réal­iste, je serais éton­né que cela arrive dans un avenir proche.

Un futur réseau quantique et la téléportation

Un inter­net quan­tique, ou si l’on veut être plus pré­cis, un réseau quan­tique, utilis­erait deux ou plusieurs ordi­na­teurs quan­tiques com­mu­ni­quant entre eux en envoy­ant des infor­ma­tions quan­tiques directe­ment à par­tir de l’é­tat quan­tique, sans pass­er par un état clas­sique inter­mé­di­aire. Cela per­me­t­tra de trans­met­tre une très grande quan­tité d’in­for­ma­tions. On peut le met­tre en œuvre par un proces­sus con­nu sous le nom de télé­por­ta­tion quan­tique, qui a déjà été démon­tré pour des par­tic­ules indi­vidu­elles et de petits ensem­bles de par­tic­ules, mais sur des dis­tances n’excédant pas quelques dizaines de kilomètres.

Si le prob­lème de la déco­hérence n’est pas résolu à court terme, une caté­gorie d’or­di­na­teurs quan­tiques « dégradés » appa­raî­tra prob­a­ble­ment en pre­mier. Ces machines de taille inter­mé­di­aire seront beau­coup plus effi­caces qu’un ordi­na­teur clas­sique pour cer­taines tâch­es, comme les prob­lèmes d’op­ti­mi­sa­tion (le fameux prob­lème du voyageur de com­merce, par exem­ple, ou l’op­ti­mi­sa­tion des réseaux électriques).

La deuxième révolution quantique

On par­le sou­vent aujour­d’hui de « quan­tum 2.0 », mais je préfère par­ler de « la deux­ième révo­lu­tion quan­tique », car c’est une révo­lu­tion rad­i­cale. La pre­mière révo­lu­tion quan­tique était d’abord con­ceptuelle et sci­en­tifique, la mise en œuvre d’un nou­veau for­mal­isme math­é­ma­tique pour décrire la dual­ité onde-par­tic­ule. Elle a con­duit à une bien meilleure com­préhen­sion du monde physique, et à des appli­ca­tions qui ont boulever­sé la société. La sec­onde révo­lu­tion est basée sur deux con­cepts nou­veaux : notre capac­ité à isol­er et à con­trôler des objets quan­tiques indi­vidu­els ; et la pos­si­bil­ité d’in­tri­quer ces objets et d’ex­ploiter cette intri­ca­tion dans des appli­ca­tions réelles.

Ces tech­nolo­gies quan­tiques nou­velles boule­verseront-elles notre société comme l’ont fait le tran­sis­tor et le laser ? Il est trop tôt pour le dire, mais je pense qu’il est impor­tant que les entre­pris­es investis­sent dans ces tech­nolo­gies, car si elles appor­tent réelle­ment les avancées révo­lu­tion­naires que nous atten­dons, ceux qui n’au­ront pas investi seront hors-jeu. Il sera impor­tant de dis­pos­er en interne d’experts en physique quan­tique capa­bles d’ex­ploiter rapi­de­ment ces avancées. Aujour­d’hui, nous man­quons de per­son­nes ayant des com­pé­tences en physique quan­tique, et je pense que les entre­pre­neurs doivent s’as­soci­er aux uni­ver­sités pour mieux faire face à ce problème.

À Paris-Saclay, par exem­ple, nous avons un pro­gramme appelé ARTeQ, auquel l’École Poly­tech­nique s’est asso­ciée. Un cer­tain nom­bre d’in­dus­triels le sou­ti­en­nent finan­cière­ment. ARTeQ per­met à des étu­di­ants en sci­ences, mais pas for­cé­ment en sci­ences quan­tiques, d’ac­quérir une bonne base en cul­ture quan­tique afin de pou­voir appli­quer les con­nais­sances acquis­es dans leur futur métier.

Nous avons besoin de chercheurs, d’ingénieurs et de tech­ni­ciens quan­tiques. Mon mes­sage est donc : investis­sez dans la recherche, la tech­nolo­gie et la formation.

Propos recueillis par Isabelle Dumé

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