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Le développement du numérique : aux dépens de l’humain ?

« Le capitalisme cognitif a rendu notre temps de loisir productif »

Le 8 juin 2021 |
5 min. de lecture
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Yann Moulier Boutang
professeur en sciences économiques à l'Université de technologie de Compiègne
En bref
  • Pour Yann Moulier Boutang, nous entrons actuellement dans un nouveau modèle capitaliste dit « cognitif », qui se baserait non plus sur le travail physique, mais sur l’activité cérébrale.
  • Selon lui, un parallèle peut ainsi être dressé entre les externalités positives générées par le numérique (la créativité, la coopération…) et la pollinisation : les humains se sont longtemps focalisés sur la vente du miel (le produit fini), alors même que l’activité la plus productive des abeilles était la pollinisation, qui génère entre 500 et 5 000 fois plus de valeur.
  • Ce modèle de captation et de traitement massif des données a engendré une véritable révolution de la science, avec un retour de la méthode inductive basée sur l’intelligence collective ayant permis de résoudre des problèmes aussi complexes que celui de la « machine à traduire »…
  • … Mais il pose cependant la question de la marchandisation de notre temps de loisir, et de la propriété intellectuelle.

Qu’est-ce que le « cap­i­tal­isme cog­ni­tif » ? Pourquoi pensez-vous que nous entrons dans une 3ème forme de capitalisme ?

Nous avons déjà con­nu deux mod­èles cap­i­tal­istes : mer­can­tiliste et indus­triel. Le sys­tème indus­triel fai­sait du tra­vail sa marchan­dise prin­ci­pale, et était bien plus effi­cace pour pro­duire de la valeur que le cap­i­tal­isme mer­can­tiliste qui l’avait précédé. Son mod­èle repo­sait sur la force de tra­vail des ouvri­ers, qui la vendaient puis la restau­raient pour la ven­dre à nou­veau le lende­main. Ce vieux sché­ma s’appliquait très bien à la force physique : le mus­cle est chargé en énergie et brûle une quan­tité don­née de sucre par heure, jusqu’à se décharg­er et se tétanis­er, empêchant la pour­suite du tra­vail. Le fonc­tion­nement de l’exploitation de la force de tra­vail était donc très sim­ple à com­pren­dre parce qu’il était binaire : activité/repos. 

Le prob­lème, c’est que cette analyse clas­sique ne s’applique plus au sys­tème actuel, basé sur le tra­vail intel­lectuel. Le pro­pre du cap­i­tal­isme cog­ni­tif est d’incorporer à son mod­èle économique de plus en plus de con­nais­sances immatérielles et de ser­vices. Pour fonc­tion­ner, il n’a donc pas besoin de force mus­cu­laire, mais d’activité cérébrale. Or le cerveau, lui, ne s’arrête jamais de fonc­tion­ner, y com­pris la nuit. Nom­bre de per­son­nes ont d’ailleurs expéri­men­té cela avec le télé­tra­vail. Con­traire­ment aux mus­cles, un cerveau n’est jamais au repos, et l’électroencéphalogramme plat est syn­onyme de mort.

Plus encore, l’activité cérébrale ne peut pas être con­trainte. On peut physique­ment oblig­er les gens à suiv­re une cadence par­ti­c­ulière et à se coor­don­ner sur une chaîne de tra­vail, mais on ne peut pas oblig­er des cerveaux à coopér­er. L’attention – comme la con­fi­ance, l’amour et tous les sen­ti­ments qui régis­sent les inter­ac­tions entre les per­son­nes – ne peut pas être fixée par un organ­i­gramme ou un con­trat. C’est le prob­lème du pro­fesseur qui assiste de façon impuis­sante à la démo­bil­i­sa­tion de ses étu­di­ants, et se demande com­ment s’assurer que leur atten­tion ne s’égare pas.

Pour que les cerveaux pro­duisent de façon con­tin­ue, sans divaguer, le cap­i­tal­isme cog­ni­tif a donc dévelop­pé des moyens de capter et de con­serv­er l’attention. Et pour cela, il dis­pose d’outils beau­coup plus fins que les con­trats. Les réseaux soci­aux, par exem­ple, utilisent des élé­ments de design très insi­dieux pour jouer sur notre nature gré­gaire, nos biais cog­ni­tifs, et notre goût pour l’aléatoire1 afin de nous faire rester sur l’application – et donc nous faire pro­duire – le plus longtemps possible.

Le cap­i­tal­isme cog­ni­tif repose donc sur la cap­ta­tion des exter­nal­ités positives ?

Oui. C’est exacte­ment ce qu’il se passe avec les abeilles : longtemps, on s’est focal­isé sur la vente du miel ou la cire – des pro­duits finis – avant de se ren­dre compte que leur activ­ité la plus pro­duc­tive était en réal­ité la pollini­sa­tion, qui génère entre 500 et 5 000 fois plus de valeur que le miel !

Notre temps de loisir est donc devenu pro­duc­tif. Le sys­tème est capa­ble de s’approprier les nom­breuses exter­nal­ités pos­i­tives générées par nos activ­ités les plus insignifi­antes : notre atten­tion, notre ingéniosité, nos inter­ac­tions, ou même nos sim­ples recherch­es Google sont autant de façons de pro­duire de la valeur. C’est d’ailleurs grâce à cela que nous pou­vons accéder à des ser­vices ultra-sophis­tiqués gratuitement.

Ce nou­veau cap­i­tal­isme élar­git d’ailleurs con­sid­érable­ment la masse des gens qui sont act­ifs, et l’activité des indi­vidus en réseaux – non marchande et sou­vent gra­tu­ite –, pro­duit des don­nées extrême­ment pré­cieuses pour les entre­pris­es, qui sont util­isées pour ali­menter des IA capa­bles de résoudre des casse-têtes aus­si com­plex­es que celui de la « machine à traduire », par exem­ple. C’est tout bon­nement une révo­lu­tion de la sci­ence ! On extrait du big data des con­nais­sances fiables, et ce de façon infin­i­ment plus rapi­de et moins coû­teuse que les anci­ennes méth­odes, qui repous­saient les démarch­es induc­tives au prof­it exclusif de l’hypothético-déductif. Nom­bre de per­son­nes se sont cassé les dents sur cette machine à traduire, mais c’est l’intelligence col­lec­tive qui aura per­mis de la réalis­er sans pass­er par la linguistique.

Cela pose évidem­ment le prob­lème des fake news : la nou­velle vérité devient celle qui a le plus grand nom­bre d’occurrences… et dans le cas de la machine à traduire, cela peut con­tribuer à repro­duire des fautes de langue fréquentes. Mais au glob­al, c’est extrême­ment efficace.

Cette pro­duc­tion en réseau soulève égale­ment des inter­ro­ga­tions autour de la pro­priété intel­lectuelle. Com­ment con­tin­uer à attribuer des titres de pro­priété alors que le savoir est sou­vent copro­duit, et facile­ment repro­ductible numériquement ?

Dans le monde analogique, on par­ve­nait tou­jours à dis­tinguer la copie de l’original. La pro­priété intel­lectuelle était alors basée sur le fait que l’original perce­vait un prix de vente de la copie. Or, aujourd’hui, tous les obsta­cles tech­niques à la copie dis­parais­sent, et ce mod­èle n’est plus viable. Il va sûre­ment il y avoir des trans­for­ma­tions juridiques mas­sives dans les 15 années à venir.

Il y a d’ailleurs des débats sur les meilleurs mod­èles alter­nat­ifs. L’open source, basé sur l’ouverture totale des don­nées – qui devi­en­nent ain­si des biens publics –, pose des prob­lèmes de finance­ment. Le mod­èle du copy­left (inven­té par Richard Stall­man) est une piste intéres­sante, qui a notam­ment per­mis de créer les Cre­ative Com­mons comme alter­na­tive au copy­right. Nous avons ten­dance à con­sid­ér­er que toute pro­priété est con­sti­tuée de l’usus (le droit d’utiliser le bien), du fruc­tus (le droit de le louer), et de l’abusus (le droit de l’aliéner défini­tive­ment, et donc de le ven­dre). Mais ce mod­èle juridique clas­sique est très dif­fi­cile à appli­quer à des biens immatériels. Le sys­tème des Cre­ative Com­mons per­met de mod­uler ça, en autorisant le repartage de l’information ou de l’œuvre dans les mêmes con­di­tions que celles définies par son auteur (« share alike »). Cela aide à créer un espace val­orisant la cir­cu­la­tion de l’information, tout en échap­pant aux lim­ites des droits de pro­priété clas­siques, qui sou­vent sont un obsta­cle à la dif­fu­sion de la connaissance.

Les biens com­muns numériques sont à la base même du cap­i­tal­isme cog­ni­tif, en ce qu’ils stim­u­lent l’interaction et la créa­tion. Mais les plate­formes ne jouent pas tou­jours le jeu… La ques­tion du droit d’auteur, par exem­ple, peut pos­er prob­lème sur cer­tains réseaux soci­aux. Accepter les cook­ies ou accepter les con­di­tions d’utilisation, c’est en réal­ité faire une ces­sion de droits. Le secteur privé vit donc des exter­nal­ités pos­i­tives du secteur pub­lic ! Il est ain­si légitime de deman­der à ce secteur privé de con­tribuer au finance­ment des activ­ités publiques qui aug­mentent sa pro­duc­tiv­ité. Cette réha­bil­i­ta­tion des biens publics numériques – par­ti­c­ulière­ment mise en évi­dence dans la sus­pen­sion de l’économie lors de la pandémie de Covid-19 – fait par­tie à mon sens d’une remise en ques­tion du néo-libéral­isme qui avait paru si puis­sant depuis les années Thatcher.

Propos recueillis par Juliette Parmentier
1https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​1​4​7​3025/

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