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Du pétrole au lithium, la transition énergétique redistribue les cartes de la géopolitique

Transition énergétique : un Eldorado pour les pays du « triangle du lithium » ?

María Eugenia Sanin,
maîtresse de conférences en économie à l’Université Paris Saclay et coordinatrice de l'axe Politiques Sectorielles à la Chaire Energie et Prospérité
Le 6 mai 2021 |
5 min. de lecture
Maria Eugenia Sanin
María Eugenia Sanin
maîtresse de conférences en économie à l’Université Paris Saclay et coordinatrice de l'axe Politiques Sectorielles à la Chaire Energie et Prospérité
En bref
  • L’Argentine, le Chili et la Bolivie forment le « triangle du lithium », qui abrite près de 60 % des ressources mondiales de ce minerai. Des gisements lithinifères ont également été récemment découverts au Pérou, sous forme de roche dure.
  • Compte tenu de la demande toujours plus forte de batteries, la production de lithium est appelée à croître de manière exponentielle dans les années à venir.
  • Par ailleurs, 55 % de l’énergie produite en Amérique latine et aux Caraïbes est renouvelable, ce qui devrait permettre à la région de jouer un rôle important dans le domaine de la production d’hydrogène vert.
  • Pour tirer pleinement parti du potentiel de ces ressources, l’Amérique latine et les Caraïbes devront instaurer une réglementation adéquate, établir des partenariats stratégiques et investir dans des activités de R&D.

Cer­tains pays rich­es en pét­role sont par­fois con­fron­tés à ce qu’il est con­venu d’appeler une « malé­dic­tion des ressources », dès lors que l’ensemble de l’économie nationale repose sur les recettes provenant de l’extraction, du raf­fi­nage et l’exportation de cette richesse. En effet, il n’est pas rare que cette indus­trie mobilise la total­ité des cap­i­taux d’investissement et de la main‑d’œuvre qual­i­fiée des pays con­cernés, au détri­ment des autres secteurs et du sys­tème économique dans son ensem­ble. Bien que l’Amérique latine et les Caraïbes n’aient pas échap­pé à ce phénomène, la sit­u­a­tion devrait évoluer. Con­nue de longue date pour la pro­fu­sion de ses com­bustibles fos­siles (par­ti­c­ulière­ment au Venezuela), la région devrait égale­ment être amenée à jouer un rôle impor­tant dans la pro­duc­tion de deux ressources d’avenir : le lithi­um et l’hydrogène vert.

Une demande mon­di­ale de lithi­um en croissance

Le « salar » [désert de sel] d’Uyuni, en Bolivie, abrite le plus impor­tant gise­ment de lithi­um au monde. Le pays forme d’ailleurs, avec l’Argentine et le Chili le « tri­an­gle du lithi­um », source de quelque 60 % des ressources mon­di­ales du min­erai (cf. la fig­ure ci-dessous, où sont présen­tées les don­nées liées aux réserves et à la pro­duc­tion dans dif­férents pays). Des gise­ments lithinifères sous forme de roche dure ont par ailleurs été récem­ment décou­verts au Pérou.

dia­grammes élaborés à par­tir des don­nées du rap­portUSGS Min­er­al Com­mod­i­ty Sum­maries 2021 *Unité : kilo­tonnes de car­bon­ate de lithi­um équiv­a­lent (LCE). À not­er que les réserves de la Bolivie ne sont pas indiquées.

La pro­duc­tion de lithi­um (de même que celle du cobalt, du graphite et d’autres ressources minérales) est appelée à croître de manière expo­nen­tielle dans les années à venir. La demande devrait en effet pass­er de 323 kilo­tonnes de car­bon­ate de lithi­um équiv­a­lent (LCE) en 2019 à 1 793 kilo­tonnes en 2030, du fait notam­ment des besoins du marché chi­nois. Ceci s’explique par la demande gran­dis­sante en matière de tech­nolo­gies non pol­lu­antes qu’impose la tran­si­tion énergé­tique – telles que les éoli­ennes et les pan­neaux solaires – et qui sont trib­u­taires des bat­ter­ies lithi­um-ion pour garan­tir l’approvisionnement en élec­tric­ité en cas d’absence de soleil ou de vent. Comme le recours aux véhicules élec­triques est par ailleurs égale­ment appelé à se généralis­er, la demande en lithi­um devrait con­tin­uer de progresser. 

Dans le domaine de la fab­ri­ca­tion de bat­ter­ies, la chaîne de valeur est de plus en plus inté­grée ver­ti­cale­ment, sachant que le lithi­um ne représente que 4 à 7 % du coût glob­al de ces pro­duits. Pour tir­er pleine­ment prof­it du poten­tiel que recè­lent leurs immenses réserves lithinifères, les pays lati­no-améri­cains devront met­tre en place une régle­men­ta­tion et pour­suiv­re leurs parte­nar­i­ats stratégiques et leurs investisse­ments, notam­ment en faveur de la recherche-développe­ment et de la qual­i­fi­ca­tion de la main‑d’œuvre. 

De fait, le lithi­um pour­rait bien devenir une ressource qui, pour peu que la fab­ri­ca­tion de bat­ter­ies repose sur une exploita­tion durable du min­erai, rejail­li­ra sur le reste de l’économie. Néan­moins, de réels efforts devront être déployés pour pou­voir tir­er pleine­ment prof­it de cet atout, sachant que le lithi­um est une ressource non renou­ve­lable qui n’occupe qu’une place mod­este dans la chaîne de valeur glob­ale. Ceci explique pourquoi il est néces­saire que les pays d’Amérique latine et des Caraïbes procè­dent aux investisse­ments voulus afin de s’imposer au sein des autres étapes de la chaîne de valeur s’ils enten­dent tir­er prof­it de l’avantage dont ils dis­posent. Le cas échéant, le reste de l’économie pour­rait béné­fici­er des retombées de ce secteur, ce qui leur per­me­t­tra ain­si d’échapper à la « malé­dic­tion des ressources ».

Le Chili, par exem­ple, occu­pait la pre­mière place sur le marché jusqu’en 2017, avant d’être sup­plan­té par l’Australie. Cela s’explique en par­tie par le manque de clarté en matière de fis­cal­ité, de régle­men­ta­tion et de rede­vances imposées par les autorités, mais aus­si par les dif­fi­cultés aux­quelles ont été con­fron­tés les nou­veaux acteurs pour accéder au marché intérieur. Une régle­men­ta­tion plus adap­tée aurait per­mis au pays d’avoir de meilleures chances de se main­tenir en tête du marché du lithium. 

L’hydrogène vert en plein essor

L’hydrogène con­naît aus­si un véri­ta­ble essor en Amérique latine et aux Caraïbes. Les sources d’énergie renou­ve­lables comptent pour 55 % de la pro­duc­tion d’électricité dans la région – soit près du dou­ble de la moyenne mon­di­ale (35 %) –, sachant par ailleurs que cer­tains pays comme l’Uruguay présen­tent un taux pou­vant attein­dre 95 %. Si cette source d’énergie rivalise d’ores et déjà avec les com­bustibles fos­siles (cf. la fig­ure ci-dessous, qui mon­tre que le pho­to­voltaïque est désor­mais moins coû­teux que la pro­duc­tion à cycle com­biné au gaz), la pro­duc­tion d’énergies renou­ve­lables est dépen­dante du vent et de l’ensoleillement, ce qui la rend insta­ble et oblige à la cou­pler à des sources sta­bles afin de garan­tir un appro­vi­sion­nement con­tinu. C’est pourquoi le recours à des tech­nolo­gies de stock­age per­for­mantes est tou­jours néces­saire, et ouvre la voie aux tech­nolo­gies liées à l’hydrogène (en demande crois­sante) dans le domaine des batteries.

Pro­duc­tion de lithi­um par pays en 2019 et 2020 en LCE. A not­er que les réserves bolivi­ennes ne sont pas réper­toriées. Source : Élab­o­ra­tion pro­pre basée sur USGS Min­er­al Com­mod­i­ty Sum­maries 2021

En Amérique latine et aux Caraïbes, les prix de l’hydrogène sont très com­péti­tifs et offrent un avan­tage con­cur­ren­tiel dans le domaine de la pro­duc­tion d’hydrogène vert (compte tenu de l’augmentation de l’offre), sachant que les éner­gies renou­ve­lables comptent pour près de 60 % du coût total de pro­duc­tion. On estime ain­si que l’hydrogène vert chilien devien­dra com­péti­tif par rap­port à la pro­duc­tion d’énergie fos­sile dès le moyen terme (sans tenir compte des coûts liés aux émis­sions de CO2), ce qui dépasse les prévi­sions à l’échelle mondiale.

Les per­spec­tives mon­di­ales con­cer­nant l’hydrogène sont par ailleurs très promet­teuses. Moyen­nant l’adoption des poli­tiques, cette source d’énergie pour­rait représen­ter 7 % du bou­quet énergé­tique d’ici à 2050 (soit 187 mil­lions de tonnes), sous réserve d’un réchauf­fe­ment de la planète lim­ité à 1,5 °C. Par ailleurs, pour peu que des mesures ambitieuses et uni­verselles soient mis­es en œuvre, 696 mil­lions de tonnes d’hydrogène pour­raient être mobil­isées, ce qui per­me­t­trait de répon­dre à 24 % de la demande énergé­tique mondiale.

Le marché de l’hydrogène s’apparente à celui du gaz naturel, dans la mesure où les coûts d’acheminement (par­ti­c­ulière­ment con­traig­nant sur de longues dis­tances) sont très élevés, et du fait de l’absence de demande cap­tive. Puisqu’il repose par con­séquent sur des con­trats à long terme (comme c’est aus­si le cas pour le lithi­um), son essor est soumis à un strict ren­force­ment de la régle­men­ta­tion, afin de garan­tir des risques financiers min­i­maux – tant pour les acheteurs que pour les vendeurs –, tout en garan­tis­sant des retombées sur les autres secteurs de l’économie.

L’hydrogène vert et le lithi­um sont donc appelés à jouer un rôle cen­tral dans la com­plé­tion de l’objectif mon­di­al d’émissions nettes nulles d’ici 2050. Si les prévi­sions sont très encour­ageantes, elles sous-esti­ment très prob­a­ble­ment – comme par le passé, s’agissant du recours aux éner­gies renou­ve­lables – le poten­tiel que recè­lent la pro­duc­tion d’hydrogène et la fab­ri­ca­tion de bat­ter­ies. Afin que les États lati­no-améri­cains tirent pleine­ment par­ti des mul­ti­ples avan­tages con­cur­ren­tiels dont ils dis­posent, et pour que ces atouts stim­u­lent l’ensemble des autres secteurs économiques, il con­vient de met­tre en place dès aujourd’hui les con­di­tions prop­ices aux investisse­ments et à la trans­for­ma­tion de la chaîne de valeur.

Auteurs

Maria Eugenia Sanin

María Eugenia Sanin

maîtresse de conférences en économie à l’Université Paris Saclay et coordinatrice de l'axe Politiques Sectorielles à la Chaire Energie et Prospérité

María Eugenia Sanin mène des projets de recherche internationaux et supervise de nombreux étudiants en doctorat à l’Université Paris Saclay. Elle a été consultante en énergie et environnement pour des organismes multilatéraux ainsi que pour le secteur public et privé en Amérique, Europe et Afrique. Post-doctorante à l'Ecole Polytechnique, María Eugenia Sanin a un Doctorat de l'Université Catholique de Louvain et une License de l'Université uruguayenne UDELAR.

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