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Qu’est-ce que la décroissance ?

« La décroissance va bien au-delà de la réduction du PIB »

Le 1 février 2022 |
4 min. de lecture
Timothée Parrique
Timothée Parrique
chercheur en économie écologique à la School of Economics de l’Université de Lund en Suède
En bref
  • La décroissance est une réduction planifiée et démocratique de la production et de la consommation dans les pays riches pour réduire les pressions environnementales et les inégalités, tout en améliorant le bien-être.
  • Les économistes qui étudient la décroissance s’accordent pour dire qu’elle ne sera pas possible sous les contraintes de l’économie actuelle, un autre système économique, qui pourrait prospérer sans être forcé de toujours croître, est nécessaire.
  • Les pressions environnementales sont corrélées aux revenus. Les derniers chiffres disponibles nous indiquent que les 10 % des individus les plus riches sont responsables de la moitié des émissions à l’échelle de la planète.
  • On peut verdir une petite partie de la croissance, mais seulement pour quelques pressions environnementales. Il faut continuer à verdir la production à travers l’éco-efficacité, tout en investissant dans la sobriété, et trouver comment réduire la production et la consommation.

D’où vient le concept de décroissance ?

Le terme « décrois­sance souten­able » est apparu en France en 2002 comme slo­gan pour cri­ti­quer le con­cept de développe­ment durable. Ses orig­ines sont divers­es1 et remon­tent à l’émergence de l’écologie poli­tique dans les années 1970 avec des auteurs comme André Gorz et la cri­tique du salari­at, Nicholas Georges­cu-Roe­gen et la bioé­conomie, Cor­nelius Cas­to­ri­adis et l’autonomie rad­i­cale, Françoise d’Eaubonne et l’écoféminisme, Ivan Illich et la con­vivi­al­ité, Marylin War­ing et la cri­tique de la compt­abil­ité nationale. L’idée a été théorisée en France par des académiques comme Serge Latouche2 et Paul Ariès3 avant de se dévelop­per à l’étranger sous l’appellation de « degrowth ».

Aujourd’hui, comment pourrait-on la définir ?

La décrois­sance est une réduc­tion plan­i­fiée et démoc­ra­tique de la pro­duc­tion et de la con­som­ma­tion dans les pays rich­es pour réduire les pres­sions envi­ron­nemen­tales et les iné­gal­ités, tout en amélio­rant le bien-être. Qua­tre car­ac­téris­tiques donc : souten­abil­ité, jus­tice, bien-être, et démoc­ra­tie. À la dif­férence d’une réces­sion, la décrois­sance n’est pas acci­den­telle et générale, mais choisie et sélec­tive. C’est un pro­jet de société qui vise à aban­don­ner la course à l’accumulation moné­taire pour priv­ilégi­er une vision du développe­ment cen­trée sur la san­té sociale et la résilience écologique.

On décrit souvent la décroissance de manière assez caricaturale comme un retour à l’âge de pierre ou à la bougie. Qu’en est-il exactement ?

C’est un malen­ten­du. Des pays comme les Pays-Bas ou la Corée du Sud ont la même qual­ité de vie que les États-Unis, l’Australie, ou le Cana­da, mais avec une empreinte écologique beau­coup plus faible, et un pays comme le Cos­ta Rica parvient même à de hautes per­for­mances sociales sans dépass­er ses bud­gets écologiques4. Pro­duire ou con­som­mer moins peut rimer avec vivre mieux, de la même manière que moins manger — de viande rouge, par exem­ple — peut rimer avec une meilleure san­té. Le défi est de réor­gan­is­er l’économie pour qu’elle puisse per­me­t­tre que ce régime bio­physique se fasse de la manière la plus juste et con­viviale pos­si­ble. C’est pour cela que les décrois­sants mobilisent une large boîte à out­ils d’instruments, allant de la réduc­tion du temps de tra­vail5 (pour partager les emplois disponibles dans des secteurs en décrois­sance), à la sécu­rité sociale de l’alimentation6 (pour assur­er que per­son­ne ne tombe dans la pau­vreté ali­men­taire), ou à l’introduction d’une carte car­bone7 pour réduire l’utilisation des éner­gies fos­siles. Tout un pro­gramme, on ne peut plus mod­erne, qui n’a rien à voir avec les pier­res et les bougies !

Ne suffirait-il pas de verdir la croissance ?

On peut verdir une petite par­tie de la crois­sance, mais seule­ment pour quelques pres­sions envi­ron­nemen­tales (les gaz à effet de serre, mais pas l’utilisation des matéri­aux ou les impacts sur la bio­di­ver­sité) et jamais com­plète­ment.8 Il va donc fal­loir con­tin­uer à verdir la pro­duc­tion à tra­vers l’éco-efficacité (la stratégie actuelle), mais aus­si inve­stir dans la sobriété et trou­ver des moyens de réduire la pro­duc­tion et la consommation.

La décroissance est-elle devenue un objet de recherche ?

Oui, il existe aujourd’hui plus de 500 arti­cles académiques en anglais9. On y trou­ve des papiers con­cepts sur les défis de la décrois­sance dans des secteurs comme le trans­port10 ou le tourisme11, des études empiriques sur le rôle des iné­gal­ités dans le réchauf­fe­ment cli­ma­tique12 et des scé­nar­ios de mod­éli­sa­tion macroé­conomique13. Le sujet monte en pop­u­lar­ité et des uni­ver­sités comme celles de Barcelone, Leeds, Vienne, et Lund com­men­cent à se spé­cialis­er sur cette thématique.

La décroissance n’implique donc pas forcément une grande révolution anticapitaliste ?

Le cap­i­tal­isme est un sys­tème qui favorise l’accumulation du cap­i­tal. Le prob­lème est que, dans une économie où les pres­sions envi­ron­nemen­tales sont cor­rélées au PIB, l’accumulation se fait aux dépens des écosys­tèmes (et très sou­vent, sans aug­menter le bien-être). Les écon­o­mistes qui étu­di­ent la décrois­sance s’accordent pour dire qu’elle ne sera pas pos­si­ble sous les con­traintes de l’économie actuelle. Il faut donc con­stru­ire un autre sys­tème économique qui pour­rait prospér­er sans être for­cé de tou­jours croître. Cer­tains par­lent d’une économie du bien-être14, d’économie sociale et sol­idaire15, ou bien d’économie per­ma­cir­cu­laire16. L’idée prin­ci­pale est bien que le cap­i­tal­isme soit un sys­tème inadap­té aux défis écologiques du 21ème siè­cle. La grande ques­tion reste de savoir quelles insti­tu­tions garder, et quelles autres supprimer. 

N’y a‑t-il pas une contradiction à vouloir une société plus sobre, tout en assurant à tout le monde un revenu universel, qui s’apparente plutôt à un outil de relance keynésienne ?

Ça dépend quel type de revenu uni­versel ! Pour organ­is­er la décrois­sance, cer­tains pro­posent une Dota­tion Incon­di­tion­nelle d’Autonomie17 qui serait don­née en par­tie en euros, en mon­naies locales, et en droits d’accès à des ser­vices publics. Il existe d’autres instru­ments comme la garantie sociale18, ou le revenu incon­di­tion­nel19, ou le revenu de tran­si­tion écologique20. Le but n’est pas de relancer l’économie dans son ensem­ble, mais plutôt de favoris­er cer­tains secteurs (les éco-inno­va­tions et les inno­va­tions sociales, la mobil­ité active, les pra­tiques de don, le loge­ment social, etc.) et d’en pénalis­er d’autres (la spécu­la­tion finan­cière, la pub­lic­ité, la pro­duc­tion auto­mo­bile, l’aviation, l’industrie de la viande).

Concrètement, comment pousser à une réduction de la consommation ?

Si les pres­sions envi­ron­nemen­tales sont cor­rélées aux revenus, nous n’allons pas tous décon­som­mer de la même manière. Les derniers chiffres disponibles nous indiquent que les 10 % des indi­vidus les plus rich­es sont respon­s­ables de la moitié des émis­sions à l’échelle de la planète.21 Pour faire face à la crise cli­ma­tique, il va donc fal­loir réduire dras­tique­ment les iné­gal­ités. Cela deman­dera des out­ils sophis­tiqués qui allient effi­cac­ité écologique et jus­tice sociale, comme un impôt sur la for­tune avec un malus sur le car­bone22. Ensuite, ce n’est pas qu’un prob­lème de con­som­ma­tion, mais aus­si de pro­duc­tion. Les entre­pris­es ne répon­dent pas sim­ple­ment à la demande des con­som­ma­teurs, elles inci­tent aus­si à l’achat à tra­vers la pub­lic­ité et l’obsolescence pro­gram­mée. Pour met­tre une économie au régime, il faut d’abord frein­er ces appels à la con­som­ma­tion en régu­lant la pub­lic­ité et en faisant dis­paraître l’obsolescence programmée.

Propos recueillis par Julie de la Brosse
1Pour en savoir plus sur les orig­ines mul­ti­ples de la décrois­sance, voir la col­lec­tion Les précurseurs de la crois­sance de Serge Latouche aux édi­tions Le Pas­sager Clan­des­tin
2Serge Latouche, Le pari de la décrois­sance, 2006
3Paul Ariès, Décrois­sance ou bar­barie, 2005
4Fan­ning et al., The social short­fall and eco­log­i­cal over­shoot of nations, Nature Sus­tain­abil­i­ty, novem­bre 2021
5Gior­gos Kallis et al., « Fri­day Off »: Reduc­ing work­ing hours in Europe, Sus­tain­abil­i­ty, avril 2013
6https://​secu​rite​-sociale​-ali​men​ta​tion​.org
7Mathilde Szu­ba, Carte car­bone : plutôt qu’une taxe, un quo­ta pour chaque citoyen ? Social­ter, juin 2019
8Voir le récent rap­port de Car­bone 4 Décou­plage et crois­sance verte, le rap­port Decou­pling Debunked, et une revue sys­té­ma­tique des études empirique sur le décou­plage : Hel­mut Haberl et al., A sys­tem­at­ic review of the evi­dence on decou­pling of GDP, resource use and GHG emis­sions, juin 2020
9Pour une liste com­plète : https://​tim​o​th​eepar​rique​.com/​a​c​a​d​e​m​i​c​-​a​r​t​i​cles/, et pour une revue de la lit­téra­ture sur le sujet : Gior­gos Kallis, Research On Degrowth, Annu­al Review of Envi­ron­ment and Resources, octo­bre 2018
10Clau­dio Cat­ta­neo et al., A degrowth approach to urban mobil­i­ty options: just, desir­able and prac­ti­cal options, Local envi­ron­ment, Jan­vi­er 2022
11Robert Fletch­er et al., Path­ways to post-cap­i­tal­ist tourism, Tourism Geo­gra­phies, aout 2021
12Yan­nick Oswald et al., Glob­al redis­tri­b­u­tion of income and house­hold ener­gy foot­prints, jan­vi­er 2021
13Simone D’Alessandro et al., Fea­si­ble alter­na­tives to green growth, Nature, mars 2020
14https://​well​beinge​con​o​my​.org
15Jean-Louis Lav­ille, L’économie sociale et sol­idaire. Pra­tiques, théories, débats, 2016
16Dominique Bourg, De l’économie cir­cu­laire à l’économie per­ma­cir­cu­laire, Annales des mines, 2018
17Vin­cent Liegey et al., Un pro­jet de décrois­sance. Man­i­feste pour une Dota­tion incon­di­tionelle d’autonomie, 2013
18https://​www​.social​guar​an​tee​.org
19Bap­tiste Mylon­do, Pour un revenu sans con­di­tion : Garan­tir l’accès aux biens et ser­vices essen­tiels, 2012
20Sophie Swa­ton, Pour un revenu de tran­si­tion écologique, 2018
21Lucas Chan­cel, Cli­mate change and the glob­al inequal­i­ty of car­bon mis­sions 1990–2020, octo­bre 2021
22Lucas Chan­cel, « Il faut un impôt sur la for­tune avec un malus sur le car­bone », Reporterre, avril 2021

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