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Qu’est-ce que la décroissance ?

« La sobriété énergétique porte d’autres promesses que la décroissance »

Le 1 février 2022 |
5 min. de lecture
Julie Mayer
Julie Mayer
maître de conférences à l'Université de Rennes
Mathias Guerineau
Mathias Guérineau
maître de conférences en science de gestion à l’Université de Nantes
En bref
  • La sobriété énergétique se définit comme une façon de s’organiser pour répondre à ses besoins, en modérant ses recours aux dispositifs énergétiques. Autrement dit, il s’agit de consommer moins pour faire mieux.
  • La transition énergétique et la « révolution verte » entrent en collision avec les inégalités sociales. D’ici 2030, l’empreinte carbone des 1 % et 10 % les plus riches sera respectivement 30 et 9 fois supérieures à celle compatible avec la limitation des 1,5 °C de réchauffement.
  • Le terme reste encore le « chiffon rouge » de la transition écologique, car il est connoté. Quand on parle de sobriété, certains entendent « restriction » ou « décroissance ».
  • Il est vrai que la sobriété impose de penser une croissance limitée. Mais nous parlons ici de sobriété « choisie », d’une « dé-consommation intelligente » qui peut créer de la valeur économique, sociale, environnementale sur les territoires.

Quelles sont les promesses de la sobriété énergétique ?

La sobriété énergé­tique se définit comme une façon de s’organiser pour répon­dre à ses besoins en mod­érant ses recours aux dis­posi­tifs énergé­tiques. Autrement dit, il s’agit de con­som­mer moins pour faire mieux. D’abord, sur le plan écologique, dimin­uer nos con­som­ma­tions finales est une con­di­tion pour attein­dre la neu­tral­ité car­bone, en par­ti­c­uli­er si l’on veut bas­culer essen­tielle­ment vers les éner­gies renou­ve­lables, comme le mon­trent les dif­férents scé­nar­ios de RTE 1, de l’ADEME2 et de Negawatt3. Selon les scé­nar­ios, la con­som­ma­tion d’én­ergie devrait être réduite de 23% à 55% en 2050 par rap­port à 2015 : pour tenir le cap de la tran­si­tion énergé­tique et écologique, la sobriété sem­ble dif­fi­cile­ment contournable. 

Mais la sobriété porte égale­ment d’autres promess­es. Le réchauf­fe­ment cli­ma­tique con­stitue un prob­lème par­mi d’autres lim­ites plané­taires cri­tiques que nous sommes en train de franchir : l’effondrement de la bio­di­ver­sité, l’épuisement de cer­tains matéri­aux rares… Cha­cun de ces prob­lèmes ren­voie à la ques­tion : où est la lim­ite dans ce que nous pou­vons pro­duire et con­som­mer pour préserv­er et vivre en har­monie avec le sys­tème Terre ? La tran­si­tion énergé­tique et la « révo­lu­tion verte » entrent aus­si en col­li­sion avec les iné­gal­ités sociales : une étude mon­tre que d’ici 20304, l’empreinte car­bone des 1 % et des 10% les plus rich­es du monde serait respec­tive­ment 30 et 9 fois supérieures à celle com­pat­i­ble avec la lim­i­ta­tion du réchauf­fe­ment à 1,5 °C. Repenser les façons de con­som­mer des pop­u­la­tions plus aisées est donc une con­di­tion néces­saire à une tran­si­tion plus « juste » : cette réduc­tion des iné­gal­ités sociales fait d’ailleurs par­tie des objec­tifs de développe­ment durable fixés par l’ONU. 

Enfin, on observe que la sobriété énergé­tique est sou­vent créa­trice de valeur quand elle est choisie : moins de pol­lu­tion, la préser­va­tion des milieux naturels, des économies finan­cières à redis­tribuer, le ren­force­ment du lien social grâce à la mutu­al­i­sa­tion d’usages.

En quoi consiste la sobriété énergétique en termes concrets ?

Par­mi elles, la sobriété « mon­i­torée » cor­re­spond à une opti­mi­sa­tion incré­men­tale des usages énergé­tiques indi­vidu­els : met­tre en place des éco-gestes, ou pilot­er les con­som­ma­tions, par exem­ple. Vient ensuite la sobriété « sym­bi­o­tique », définie par la recherche d’une rela­tion har­monieuse et de syn­er­gies avec l’environnement naturel : elle est expéri­men­tée notam­ment dans les éco-hameaux ou dans les « low techs ». Des modes de vie plus sim­ples, plus proches de la nature, et plus col­lec­tifs, y sont explorés. Enfin, la sobriété « gou­vernée » con­cerne plutôt le réa­gence­ment des infra­struc­tures, de sorte à ce qu’elles induisent mécanique­ment des usages sobres : l’architecture des habi­tats ou les plans d’urbanisme peu­vent ain­si être repen­sés pour favoris­er le partage de ser­vices, ou pro­pos­er un dimen­sion­nement plus adap­té des appareils de pro­duc­tion, des réseaux de trans­ports. Ce sont trois façons très dif­férentes d’arriver à la sobriété, mais dans les faits, elles sont sou­vent complémentaires.

En ter­mes con­crets, on peut com­mencer à ques­tion­ner ses con­som­ma­tions ; « est-ce que j’en ai réelle­ment besoin ? » ou « peut-on s’y pren­dre autrement ? ». Par exem­ple, dimin­uer le niveau de réso­lu­tion des vidéos vision­nées en ligne, débranch­er les appareils élec­triques lorsqu’ils ne sont pas util­isés, sont de petites actions qui, sans mod­i­fi­er le con­fort, peu­vent avoir un impact sig­ni­fi­catif lorsqu’elles sont agrégées. Autre exem­ple, l’Atelier des ter­ri­toires dans la ville de Caen, en Nor­mandie, expéri­mente depuis plusieurs année l’élaboration d’un pro­jet de ter­ri­toire impli­quant les habi­tants et citoyens, aboutis­sant à tester des propo­si­tions de ser­vices urbains mutu­al­isés tels que des jardins partagés.

Il ne faut pas oubli­er le rôle des entre­pris­es dans tout cela : les acteurs de l’économie sociale et sol­idaire ou encore les coopéra­tives por­tent des mod­èles économiques qui asso­cient lucra­tiv­ité lim­itée et créa­tion de valeur. Le réseau des « Licoornes », regroupant l’énergéticien Ener­coop, l’opérateur télé­phonique Tele­coop, ou encore Label Emmaüs ou la NEF, con­stitue un exem­ple intéres­sant de développe­ment de busi­ness inté­grant un impératif de sobriété. Par exem­ple, Tele­coop pro­pose un abon­nement fac­turé en fonc­tion de la con­som­ma­tion réelle de don­nées, mobiles, tout en inci­tant les con­som­ma­teurs à mod­ér­er leurs usages numériques. 

On observe aus­si une éclo­sion d’initiatives portées par des col­lec­tifs ingénieurs, pour débat­tre ou expéri­menter des solu­tions sobres. Dans les col­lec­tifs « Ingénieur-e‑s Engagé-e‑s » ou « Pour un réveil écologique » la sobriété ren­con­tre une forte réson­nance. Le LowTech­Lab ou le Cam­pus de la Tran­si­tion sont aus­si des ini­tia­tives où s’expérimentent de nou­velles façons de com­bin­er les exper­tis­es tech­niques et tech­nologiques des ingénieurs, tout en réin­ven­tant des pro­jets de « mieux-vivre » en rela­tion plus har­monieuse avec la nature. 

Comment se fait-il que cette notion rencontre autant d’opposition ?

Il me sem­ble impor­tant de pré­cis­er que l’opposition à la sobriété énergé­tique se présente le plus sou­vent sous une forme de résis­tance pas­sive, c’est-à-dire qu’on la prend finale­ment peu en con­sid­éra­tion. Dans les feuilles de route des poli­tiques publiques, et par­fois dans celles des entre­pris­es, la sobriété est men­tion­née mais ses modal­ités de mise en œuvre restent floues. La sobriété est en fait sou­vent con­fon­due avec l’efficacité énergé­tique, qui désigne plutôt l’amélioration de la per­for­mance des tech­nolo­gies, comme l’isolation ther­mique des bâti­ments. Mais des mesures d’efficacité seules entraî­nent poten­tielle­ment un « effet rebond » : les gains d’énergie per­mis par des tech­nolo­gies effi­caces sont com­pen­sés par une aug­men­ta­tion des usages. Le pari de la tech­nolo­gie seule est donc très incertain.

Même si de plus en plus d’acteurs publics, privés et citoyens s’approprient la sobriété, le terme reste encore le « chif­fon rouge » de la tran­si­tion écologique, car il est con­noté. Quand on par­le de sobriété, cer­tains enten­dent « restric­tion » ou « décrois­sance ». Il est vrai que la sobriété impose de penser une crois­sance lim­itée. Mais nous par­lons ici de sobriété « choisie », d’une « dé-con­som­ma­tion intel­li­gente » qui peut créer de la valeur économique, sociale, envi­ron­nemen­tale sur les ter­ri­toires.  C’est un dis­cours qui a encore du mal à être enten­du et compris. 

Enfin, la sobriété peut amen­er des résis­tances si elle n’est définie que par des com­porte­ments indi­vidu­els : des injonc­tions sou­vent con­tra­dic­toires, entre con­som­mer moins pour préserv­er l’environnement et con­som­mer plus pour relancer l’économie, voire cul­pa­bil­isatri­ces, peu­vent frein­er les efforts indi­vidu­els. Le mou­ve­ment des gilets jaunes, ou encore le phénomène d’éco-anxiété, en sont une expres­sion. La sobriété est une façon de s’organiser col­lec­tive­ment. C’est par ailleurs tout l’objet de notre recherche qui explore, à tra­vers des études de cas, com­ment d’autres modes d’organisation sont pos­si­bles. Mais aller vers ces modes d’organisation néces­site par­fois des ren­verse­ments de par­a­digme, notam­ment dans les men­tal­ités : nous ne sommes pas habitués à val­oris­er le fait de faire « moins », ou faire « juste assez ». Et pour que la sobriété opère un pas­sage à l’échelle, d’autres ren­verse­ments sont à penser : par exem­ple, quels mod­èles économiques, quelles poli­tiques publiques pour la sobriété ? Tout reste à construire !

Propos recueillis par Pablo Andres
1https://​www​.rte​-france​.com/​a​n​a​l​y​s​e​s​-​t​e​n​d​a​n​c​e​s​-​e​t​-​p​r​o​s​p​e​c​t​i​v​e​s​/​b​i​l​a​n​-​p​r​e​v​i​s​i​o​n​n​e​l​-​2​0​5​0​-​f​u​t​u​r​s​-​e​n​e​r​g​e​t​iques
2https://​tran​si​tion​s2050​.ademe​.fr
3https://​negawatt​.org/​S​c​e​n​a​r​i​o​-​n​e​g​a​W​a​t​t​-2022
4https://​www​.oxfam​.org/​f​r​/​c​o​m​m​u​n​i​q​u​e​s​-​p​r​e​s​s​e​/​l​e​s​-​e​m​i​s​s​i​o​n​s​-​d​e​-​c​o​2​-​d​e​s​-​1​-​l​e​s​-​p​l​u​s​-​r​i​c​h​e​s​-​p​a​r​t​i​e​s​-​p​o​u​r​-​e​t​r​e​-​3​0​-​f​o​i​s​-plus

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