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π Géopolitique
Le poids démographique détermine-t-il encore la géopolitique ?

« L’arsenalisation » de la démographie dans les rapports géopolitiques

Richard Robert, journaliste et auteur
Le 24 novembre 2021 |
4 min. de lecture
En bref
  • Pendant longtemps la puissance a été déterminée par la population. Avec désormais le PIB par habitant, elle reste un déterminant majeur.
  • Mais la géopolitique reflète des dynamiques : plus que les chiffres absolus, ce sont les tendances qu’il faut observer.
  • En outre les logiques de puissance sont désormais « intensives en capital » et en technologie, plus qu’en travail. La capacité d’innovation peut l’emporter sur le facteur démographique.
  • Le thème des « migrants climatiques » reprend celui de la « bombe démographique » des années 1960. Mais jusqu’à présent, les perturbations sont locales et non géopolitiques.
  • En revanche « l’arsenalisation » des mouvements migratoires doit être considérée avec attention car elle renouvelle le répertoire des conflits hybrides.

Les rela­tions inter­na­tionales se jouent entre décideurs poli­tiques. Mais der­rière ce jeu d’échecs mar­qué par la per­son­nal­ité, les tac­tiques et les straté­gies d’un petit nom­bre d’acteurs, de puis­santes dynamiques humaines sont à l’œuvre. La géopoli­tique décrit ces dynamiques, liées à la géo­gra­phie humaine et physique. Par­mi elles, la démo­gra­phie a depuis longtemps été repérée comme un fac­teur-clé dans l’as­cen­sion ou le déclin d’un pays sur la scène internationale.

La population, ça compte !

Pen­dant longtemps la puis­sance a été en fonc­tion directe de la pop­u­la­tion. La France napoléoni­enne était le pays le plus peu­plé d’Europe. L’Allemagne du XIXe siè­cle a con­nu à son tour une crois­sance démo­graphique qui a con­tribué à expli­quer son expan­sion­nisme entre 1848 et 1945. Durant les deux pre­mières décen­nies de la Guerre froide, les États-Unis et l’Union sovié­tique ont été les cham­pi­ons de la démo­gra­phie : out­re la taille de leur pop­u­la­tion, ils avaient une forte capac­ité à dévelop­per leur « cap­i­tal humain ».

L’accession rapi­de de la Chine au rang de super­puis­sance glob­ale s’explique par une crois­sance spec­tac­u­laire du PIB par tête, mais aus­si par une crois­sance démo­graphique soutenue, pas­sant de 590 mil­lions d’habitants en 1953 (Taïwan inclus) à 1,4 mil­liard aujourd’hui. L’Inde et la Chine ont con­nu une tran­si­tion démo­graphique plus tar­dive que les pays européens, ce qui con­tribue à expli­quer le décen­trement de la puis­sance mon­di­ale vers l’Asie : les puis­sances émer­gentes sont asi­a­tiques, et depuis Oba­ma la puis­sance améri­caine se tourne vers l’Asie (on par­le à par­tir de 2011 de « piv­ot »).

Chiffres absolus ou tendance ?

Au fil du XXe siè­cle, le rap­port entre masse et puis­sance s’est com­plex­i­fié, et ce sont des ten­dances démo­graphiques plus dis­crètes qui expliquent ou reflè­tent les dynamiques de puis­sance. Mais la ques­tion reste cen­trale. En 1976, alors que l’Occident est empêtré dans la crise économique et que l’URSS sem­ble pren­dre de l’avance, c’est un démo­graphe, Emmanuel Todd, qui prédit « la chute finale » de l’empire sovié­tique, en s’appuyant sur des indi­ca­teurs comme le taux de sui­cide ou la hausse de la mor­tal­ité infantile.

Aujourd’hui, de la même façon, c’est en obser­vant les ten­dances et dynamiques que la démo­gra­phie est un bon pré­dicteur de la puis­sance. La Chine déjà, l’Amérique bien­tôt, pour­raient rejoin­dre l’Europe dans le camp de la décrois­sance démo­graphique et d’une forme de déclin géopolitique.

La puissance sans le nombre ?

Nicholas Eber­stadt note dans l’entretien qu’il nous a accordé que les pays démo­graphique­ment en déclin peu­vent aus­si se raidir et con­tre­bal­ancer leur décrochage en réaf­fir­mant d’autant plus vigoureuse­ment leur rôle inter­na­tion­al. C’est le cas de la Russie aujourd’hui et aus­si, dans un autre reg­istre, de la Corée du Nord.

Comme l’écrit Pierre Buh­ler dans La Puis­sance au XXIe siè­cle, « la rela­tion entre démo­gra­phie et puis­sance, si elle peut paraître évi­dente, ne per­met pas néces­saire­ment d’établir une rela­tion claire de causal­ité ». D’autant plus que, à l’instar des économies avancées, les logiques de puis­sance sont « inten­sives en cap­i­tal » et « inten­sives en tech­nolo­gie ». La capac­ité d’innovation, explique Buh­ler, est désor­mais cen­trale et elle peut l’emporter sur le fac­teur démo­graphique : ce sera d’autant plus le cas à l’avenir que les moyens mil­i­taires seront, eux, moins « inten­sifs en tra­vail (humain) » : une guerre robo­t­isée et à haute inten­sité tech­nologique peut se pass­er d’hommes.

L’arsenalisation de la démographie

Dans les années 1960, cer­tains experts ont pro­mu l’idée que la crois­sance démo­graphique était en soi un fac­teur de boule­verse­ment géopoli­tique. Paul Ehrlich, a ain­si pub­lié en 1968 The Pop­u­la­tion Bomb, un ouvrage à suc­cès dans lequel il alerte con­tre la prob­a­bil­ité de famines meur­trières qui provo­queraient des guerres.

On retrou­ve aujourd’hui cette crainte dans l’inquiétude face aux « migrants cli­ma­tiques », alors que, comme le rap­pelle Hervé Le Bras dans l’entretien qu’il nous a accordé, les phénomènes observés jusqu’à présent se jouent pour l’essentiel à l’échelle locale. Il est vrai que cela pour­rait évoluer dans l’hypothèse d’un boule­verse­ment général du cli­mat. Mais nous n’y sommes pas encore, même si l’on con­naît le rôle du prix de cer­taines den­rées (dont le blé, dont les cours sont très sen­si­bles à la météo mon­di­ale) dans le déclenche­ment des « révo­lu­tions arabes » en 2011.

Plus sig­ni­fi­catif appa­raît le poten­tiel désta­bil­isa­teur des vagues de réfugiés qui cherchent à fuir les guer­res en Afrique et au Moyen-Ori­ent pour trou­ver asile dans d’autres pays africains et européens. La sen­si­bil­ité à la ques­tion migra­toire dans nom­bre de pays européens peut faire de ces « vagues », même mod­estes, une don­née poli­tique por­teuse de désta­bil­i­sa­tion à l’échelle régionale. La Turquie lors de la crise syri­enne dans les années 2010, la Biélorussie aujourd’hui, peu­vent jouer de ces vagues dans les rela­tions com­plex­es, entre con­flict­ual­ité larvée et négo­ci­a­tion, qu’elles entre­ti­en­nent avec l’Union européenne. Cette « arse­nal­i­sa­tion » (weapon­i­sa­tion) des migra­tions est une nou­veauté géopoli­tique, qui s’intègre dans le réper­toire en per­pétuelle évo­lu­tion des straté­gies asymétriques et des guer­res hybrides.

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