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π Géopolitique
Le poids démographique détermine-t-il encore la géopolitique ?

Géopolitique : l’impact des migrations est essentiellement régional

Richard Robert, journaliste et auteur
Le 24 novembre 2021 |
4 min. de lecture
Hervé Le Bras
Hervé Le Bras
directeur d'études en démographie à l'EHESS et directeur de recherche émérite à l'Ined
En bref
  • L’impact géopolitique des migrations reste faible si l’on considère les rapports entre grandes puissances, mais il est plus marqué à l’échelle régionale.
  • Une partie des tensions au sein de l’Union européenne se jouent sur la question des migrations.
  • L'utilisation de la migration comme instrument de pression par certains pays voisins de l’UE est une nouveauté.
  • En dehors de l'Europe, les migrations « climatiques » ont lieu aujourd’hui sur de très courtes distances.
  • Le phénomène des réfugiés, tant en Afrique qu’en Europe, peut affecter la stabilité des États et les relations qu’ils entretiennent.

Les migrations ont-elles un impact géopolitique ?

Au plan glob­al, cet impact est faible, car les rap­ports entre les grandes puis­sances ne sont pas affec­tés par les ques­tions migra­toires. En revanche, cet impact se lit à l’échelle régionale, notam­ment en Europe et en Afrique. Par­tons de l’Europe, où l’on peut repér­er deux phénomènes.

Le pre­mier est la sen­si­bil­ité poli­tique de ce sujet. Le phénomène migra­toire lui-même ne s’exacerbe pas. En France, pays de 67 mil­lions d’habitants, on compte env­i­ron 150 000 immi­grés sup­plé­men­taires venus de pays hors de l’UE, en moyenne, chaque année depuis 15 ans. En Alle­magne, au cours des dix dernières années, ce nom­bre s’est élevé à 270 000 per­son­nes en moyenne, et les autres pays européens sont dans une sit­u­a­tion ana­logue. Mais les pays du sud de l’Eu­rope n’avaient pas d’im­mi­gra­tion il y a une trentaine d’an­nées, et la nou­veauté du phénomène provoque des per­tur­ba­tions poli­tiques. Dans les pays du Nord, l’Alle­magne, la Suède, la Norvège ont large­ment ouvert leurs fron­tières aux réfugiés avant de faire marche arrière. La sen­si­bil­ité du sujet et l’apparition de mou­ve­ments pop­ulistes peu­vent avoir un impact poli­tique et façon­ner la con­duite des pays européens, avec des ten­sions inter­na­tionales comme on l’a vu récem­ment entre Paris, Alger et Rabat.

Ces ten­sions s’observent égale­ment au sein de l’UE. La ligne très dure de la Pologne ou de la Hon­grie va de pair avec un para­doxe démo­graphique. Les pays de l’Est et des Balka­ns sont dans une sit­u­a­tion par­ti­c­ulière : leur pop­u­la­tion dimin­ue, leur fécon­dité est faible, leurs citoyens émi­grent, mais ces pays sont hos­tiles à tout apport migra­toire. Par exem­ple, la Roumanie est passée de 23 mil­lions d’habitants en 1990 à 19 mil­lions en 2020. Ils auraient donc besoin de l’immigration pour main­tenir leur pop­u­la­tion active ou leur niveau d’é­d­u­ca­tion. Mais le souci de l’identité cul­turelle prend le dessus. Une cer­taine hypocrisie est cepen­dant de règle. Ain­si la Pologne, qui refuse un con­tin­gent de 500 réfugiés que lui demande Brux­elles, accueille env­i­ron 1,5 mil­lions de migrants tem­po­raires venus de l’Ukraine voisine.

Cela nous amène au deux­ième phénomène, qui con­stitue la vraie nou­veauté : l’u­til­i­sa­tion de la migra­tion par cer­tains pays voisins de l’UE comme instru­ment de pres­sion. La Biélorussie joue sur les flux migra­toires pour faire pres­sion sur la Pologne ou la Litu­anie, et à tra­vers elles sur Brux­elles. La Turquie a un accord avec l’UE sur la ges­tion des réfugiés du Moyen-Ori­ent ; elle mod­ule sa posi­tion dans sa rela­tion ten­due avec l’UE. On pour­rait aus­si évo­quer la Libye et le flux de migrants sub­sa­hariens. Dans ce con­texte région­al par­ti­c­uli­er, la migra­tion est dev­enue une arme géopolitique.

Il faut ajouter le cas de la fron­tière entre le Mex­ique et les États-Unis, avec les car­a­vanes de migrants venus d’Amérique cen­trale, mais aus­si d’Haïti et du Venezuela. Leur développe­ment impacte de plus en plus la poli­tique intérieure des États-Unis.

Ces tensions peuvent-elles s’exacerber avec les migrants climatiques ?

C’est un sujet émer­gent. Ce qu’on sait actuelle­ment des migra­tions dites « cli­ma­tiques », c’est qu’elles se pro­duisent sur de cour­tes dis­tances. Dans le delta du Mékong et au Bangladesh, les paysans se dépla­cent à courte dis­tance : ils vont dans les collines voisines. Mais si cela prend de l’am­pleur, cer­tains pays peu­vent être désta­bil­isés. C’est ce que craint l’Inde, qui a instal­lé une bar­rière élec­tri­fiée avec le Bangladesh.

Au Sahel, les avancées du désert – phénomène déjà ancien, qui con­naît des fluc­tu­a­tions – se traduisent surtout par de l’exode rur­al. Quand le désert recule les paysans restent en ville. On observe le même phénomène au Bangladesh : à la suite d’i­non­da­tions, les paysans quit­tent leurs exploita­tions et s’in­stal­lent dans les villes les plus proches : les plus pau­vres et les plus endet­tés restent dans la ville, ceux qui ont un peu de biens revi­en­nent et repren­nent leurs terres.

Vous évoquez le Sahel. Une partie de la question ici tient à la fécondité élevée.

Oui, c’est la dernière grande zone de forte fécon­dité. Un pays comme le Niger compte déjà 22 mil­lions d’habi­tants et croît de 4% par an : un dou­ble­ment tous les dix-sept ans. Les Nigériens se dépla­cent vers le sud, vers le Togo, le Bénin et la Côte d’Ivoire. Là, on observe des risques géopoli­tiques de désta­bil­i­sa­tion. On a déjà vu des trou­bles en Côte d’Ivoire, il y a une dizaine d’an­nées. Le Mali, le Burk­i­na Faso et le Tchad sont égale­ment en déséquili­bre. On imag­ine spon­tané­ment un risque pour l’Eu­rope. Mais un paysan pau­vre du Burk­i­na Faso n’ira pas si loin. On estime qu’entre 80 et 90 % des migra­tions inter­na­tionales des pays africains se font vers d’autres pays africains.  A titre d’exemple, le nom­bre de Nigériens vivant en France a aug­men­té de 2 300 per­son­nes entre 2006 et 2018, soit un flux moyen par an de 200 per­son­nes (source : recense­ments de l’INSEE).

Mais plus que les migra­tions cli­ma­tiques, le fac­teur à con­sid­ér­er ici est la guerre civile. Les deux exem­ples les plus con­nus sont le Dar­four, d’où entre 500 000 et un mil­lion de per­son­nes se sont réfugiées à l’est du Tchad, et la Soma­lie qu’un mil­lion de per­son­nes ont quit­tée pour le Kenya, où le plus grand camp du monde abrite 500 000 per­son­nes. Cela crée des prob­lèmes à l’in­térieur même du pays. Au Tchad, en revanche, je n’ai pas enten­du par­ler de prob­lèmes impor­tants, peut-être parce qu’une par­tie des réfugiés du Dar­four sont des Zaghawa, une eth­nie qui vit à cheval sur les deux pays et à laque­lle appar­tient le prési­dent tchadien.

Une par­tie des migra­tions africaines est ain­si facil­itée par l’inadéquation entre fron­tières admin­is­tra­tives et la répar­ti­tion eth­nique. Mais il n’en reste pas moins que les États africains cherchent, comme les autres, à ren­forcer leurs fron­tières. Ce ren­force­ment peut avoir des effets de bord, comme ceux observés en Europe : en ren­dant la migra­tion dif­fi­cile, les allers-et-retours flu­ides, de type « noria », ont été réduits au prof­it d’une émi­gra­tion défini­tive. Ce qui pose des prob­lèmes aux pays d’accueil, mais aus­si aux pays d’émigration, car une bonne par­tie des migrants d’aujourd’hui sont des pro­fes­sion­nels qual­i­fiés qui se trou­vent ain­si fixés dans des pays riches.

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