1_TerritoireImmense
π Industrie π Planète π Géopolitique
Les grands fonds marins refont surface

Quels enjeux pour l’exploitation des grands fonds marins

Anaïs Marechal, journaliste scientifique
Le 8 juin 2022 |
5 min. de lecture
Florian Besson
Florian Besson
ingénieur géologue à l'Ifremer
En bref
  • Les grands fonds marins commencent, scientifiquement parlant, autour des 2 000 m de profondeur et représentent près de 56% des océans. Mais la définition géopolitique est au-delà de 200 mètres de profondeur.
  • On connaît mieux la surface de la Lune que le fond de nos océans. La meilleure carte bathymétrique mondiale existante a une résolution d’environ 500 mètres, contre 1,5 mètre sur la Lune.
  • Les grands fonds marins sont attractifs en raison des ressources que ceux-ci possèdent. Cependant, le cadre de l’exploitation minières de ces fonds marins est flou et une réglementation doit être instaurée avant toute exploitation.
  • La France s’est récemment dotée d’une stratégie militaire de maîtrise des fonds marins, pour notamment protéger les nombreux câbles de communication sous- marins qui les jonchent mais aussi les ressources et la biodiversité.

À l’évocation du terme ‘grands fonds marins’, on ne peut s’empêcher de repenser aux aven­tures du cap­i­taine Nemo à bord du Nau­tilus de Jules Verne … Depuis, on en sait un peu plus sur ces milieux. Il faut s’imaginer de vastes éten­dues qui représen­tent 56 % de la sur­face totale des océans. Pour les sci­en­tifiques, les grands fonds marins com­men­cent générale­ment au-delà de 2000 mètres de pro­fondeur. La déf­i­ni­tion géopoli­tique est dif­férente : les grands fonds marins débu­tent dès la fin du plateau con­ti­nen­tal – plus proche des con­ti­nents – à plus de 200 mètres de pro­fondeur. Pour la suite de l’article, nous fer­ons référence à cette dernière définition.

Les eaux bleu foncé

En regar­dant une vue satel­lite de la Terre, on iden­ti­fie les grands fonds marins au pre­mier coup d’œil : ce sont les eaux bleu fon­cé. À ces pro­fondeurs, la lumière ne pénètre pas. On y ren­con­tre pour­tant de nom­breuses espèces ani­males, même si les indi­vidus sont peu nom­breux. Si vous vous bal­adiez à bord du Nau­tilus, vous pour­riez observ­er de grandes éten­dues planes et monot­o­nes – les plaines abyssales – entre­coupées de nom­breux reliefs : monts sous-marins, vol­cans par­fois act­ifs1ou encore fos­s­es océaniques. En sur­volant les dor­sales, vous observer­iez d’immenses chaines de mon­tagnes au cen­tre des océans, qui mis­es bout à bout totalisent plus de 60 000 km. Soit 1,5 fois le tour de la Terre ! « On con­nait mieux la sur­face de la Lune que le fond de nos océans ! relève Flo­ri­an Besson. La meilleure carte bathymétrique (ndlr : topogra­phie des fonds marins) mon­di­ale exis­tante a une réso­lu­tion d’environ 500 mètres, con­tre 1,5 mètres sur la Lune. » Près de 20 % des grands fonds ont tout de même été car­tographiés avec plus de pré­ci­sion grâce aux navires équipés de son­deurs. À tra­vers le pro­jet Seabed2030, les Nations Unies ambi­tion­nent de car­togra­phi­er à haute réso­lu­tion l’ensemble des fonds marins d’ici 2030.

© Ifre­mer

L’une des par­tic­u­lar­ités des grands fonds marins est leur sit­u­a­tion poli­tique : seule une petite par­tie d’entre eux se situe dans les Zones économiques exclu­sives (ZEE). Ils relèvent dans ce cas des juri­dic­tions nationales, notam­ment pour l’exploitation des min­erais qu’ils abri­tent. « En France, le code minier encadre l’exploration et l’exploitation des ressources sur terre mais s’applique aus­si en mer, détaille Flo­ri­an Besson. Depuis sa dernière actu­al­i­sa­tion en 2021, il con­tient notam­ment des exi­gences envi­ron­nemen­tales plus strictes. » Mais la majeure par­tie des grands fonds marins est située hors des ZEE, dans les eaux inter­na­tionales. C’est alors l’Autorité inter­na­tionale des fonds marins (AIFM) qui légifère. Elle a été créée en 1994 suite à l’entrée en vigueur de la 3ème Con­ven­tion des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS). L’AIFM délivre les con­trats d’exploration et d’exploitation et en assure le con­trôle. Aujourd’hui, 31 con­trats d’exploration d’une durée de 15 ans ont déjà été accordés à 22 entités.

Manque de réglementation

Aucun cadre n’a encore été défi­ni pour l’exploitation minière dans les eaux inter­na­tionales. « L’enjeu actuel est de définir une régle­men­ta­tion : elle doit garan­tir de très hauts stan­dards envi­ron­nemen­taux et une répar­ti­tion équitable des béné­fices entre les pays sig­nataires de l’UNCLOS, les eaux inter­na­tionales étant définies comme ‘pat­ri­moine com­mun de l’humanité’, racon­te Flo­ri­an Besson. La plu­part des ressources minières sont situées dans les eaux inter­na­tionales, et cer­tains États comme l’île de Nau­ru, font pres­sion sur l’AIFM pour définir un code minier inter­na­tion­al d’ici juil­let 20232. » En par­al­lèle, un traité de pro­tec­tion de la haute mer est en cours de dis­cus­sion sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Les négo­ci­a­tions pati­nent depuis 2018, et ce traité pour­rait notam­ment per­me­t­tre la créa­tion d’aires marines pro­tégées en haute mer et pro­téger les écosys­tèmes vul­nérables sou­vent asso­ciés aux ressources minérales marines.

Ces négo­ci­a­tions révè­lent l’engouement des États pour les grands fonds marins. « L’intérêt pour les grands fonds n’est pas nou­veau : de nom­breuses mis­sions océanographiques ont eu lieu dans les années 1970 et 1980, per­me­t­tant de ren­forcer les con­nais­sances sur cer­taines ressources minières, ajoute Flo­ri­an Besson. Mais depuis quelques années, nous obser­vons un fort regain d’intérêt au niveau inter­na­tion­al : cer­tains métaux des grands fonds présen­tent un intérêt stratégique pour les nou­velles tech­nolo­gies et les éner­gies vertes. » En France, une stratégie nationale rel­a­tive à l’exploration et l’exploitation minière des grands fonds marins a été ini­tiée en 2015 et approu­vée lors du Comité inter­min­istériel de la mer en jan­vi­er 20213. Une pre­mière con­créti­sa­tion de cette stratégie est le plan nation­al d’investissements France 2030 présen­té fin 2021, qui prévoit un objec­tif « Grands fonds marins » doté de 300 mil­lions d’euros. Il est des­tiné à l’exploration pour mieux con­naitre ces envi­ron­nements4, dont la feuille de route vient d’être récem­ment adoptée.

Aucun con­trat d’exploitation n’a été délivré par l’AIFM dans les eaux inter­na­tionales, mais deux per­mis d’exploitation exis­tent dans les ZEE. Il s’agit des pro­jets Atlantis II Deep en mer Rouge et Sol­wara 1 de Nau­tilus Min­er­als en Papouasie-Nou­velle-Guinée. « Aucun d’entre eux n’a abouti et n’aboutira prob­a­ble­ment jamais, décrit Flo­ri­an Besson. Le pro­jet en mer Rouge est blo­qué depuis 2013 par un désac­cord con­tractuel entre deux entre­pris­es. En Papouasie Nou­velle-Guinée, la nou­velle entité ayant racheté Nau­tilus Min­er­als suite à sa liq­ui­da­tion en 2019 détient désor­mais le per­mis, mais ses activ­ités sont assez opaques. »

Fort potentiel

Out­re les retombées économiques poten­tielles, les grands fonds marins cristallisent de nom­breux enjeux. Un rap­port des Académies des sci­ences et des tech­nolo­gies5 estime qu’ils « offrent l’opportunité de com­bin­er recherche sci­en­tifique, pro­grès tech­nologique, val­ori­sa­tion économique, sécu­rité pour cer­tains métaux et par­tic­i­pa­tion à la mise en place col­lec­tive d’une ges­tion durable de ce nou­v­el espace. » Cela va même au-delà des ressources minérales : la France s’est, par exem­ple, récem­ment dotée d’une stratégie mil­i­taire de maîtrise des fonds marins6, pour notam­ment pro­téger les nom­breux câbles de com­mu­ni­ca­tion sous-marins qui les jonchent mais aus­si les ressources et la biodiversité.

Dans ce cadre, la recherche a un rôle impor­tant à jouer. Les con­nais­sances des retombées d’une poten­tielle exploita­tion des grands fonds marins sont très par­tielles : en France, il n’existe qu’une seule éval­u­a­tion sci­en­tifique des impacts envi­ron­nemen­taux7. La com­mu­nauté sci­en­tifique se penche de plus en plus sur ce sujet, notam­ment pour assur­er le suivi envi­ron­nemen­tal lors des tests des pro­to­types d’exploitation. L’analyse du nom­bre de pub­li­ca­tions sci­en­tifiques dédiées aux sci­ences océanographiques8 révèle égale­ment une dynamique impor­tante. Le nom­bre de pub­li­ca­tions sci­en­tifiques s’accélère, notam­ment grâce aux apports de la Chine, du Japon et de la République de Corée. Jules Verne ne croy­ait pas si bien anticiper l’avenir avec son Nautilus …

1https://​wwz​.ifre​mer​.fr/​E​s​p​a​c​e​-​P​r​e​s​s​e​/​C​o​m​m​u​n​i​q​u​e​s​-​d​e​-​p​r​e​s​s​e​/​I​m​a​g​e​s​-​i​n​e​d​i​t​e​s​-​a​u​-​p​l​u​s​-​p​r​e​s​-​d​u​-​v​o​l​c​a​n​-​s​o​u​s​-​m​a​r​i​n​-​d​e​-​M​a​yotte
2L’Accord de 1994 relatif à l’implémentation de l’UNCLOS (dans son annexe de la par­tie XI, sec­tion 1 (15)) prévoit que l’ensemble des régu­la­tions néces­saires soient com­plétées dans les deux ans suiv­ant une requête. L’État de Nau­ru a invo­qué cette règle des deux ans en juin 2021, forçant le Con­seil de l’AIFM à adopter un règle­ment d’exploitation d’ici juil­let 2023. Si le Con­seil n’achève pas l’élaboration du règle­ment dans le délai pre­scrit, l’examen du dossier de demande de per­mis d’exploitation sera fait sur la base des régle­men­ta­tions déjà adop­tées, soit un règle­ment inachevé.
3Doc­u­ment de syn­thèse du rap­port remis au Secré­taire général de la mer par Jean-Louis Lev­et : Stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins, Bilan et ori­en­ta­tions pour une nou­velle dynamique, jan­vi­er 2021.
4https://​www​.gou​verne​ment​.fr/​a​c​t​u​a​l​i​t​e​/​f​r​a​n​c​e​-​2​0​3​0​-​p​r​e​m​i​e​r​-​c​o​m​i​t​e​-​d​e​-​p​i​l​o​t​a​g​e​-​g​r​a​n​d​s​-​f​o​n​d​s​-​m​arins
5Rap­port com­mun de l’Académie des Sci­ences et l’Académie des Tech­nolo­gies coor­don­né par Ghis­lain de Marsi­ly et Bernard Tardieu, Stratégie d’utilisation des ressources du sous-sol pour la tran­si­tion énergé­tique française, mai 2018
6https://​www​.defense​.gouv​.fr/​a​c​t​u​a​l​i​t​e​s​/​a​r​m​e​e​s​-​s​e​-​d​o​t​e​n​t​-​d​u​n​e​-​s​t​r​a​t​e​g​i​e​-​m​i​n​i​s​t​e​r​i​e​l​l​e​-​m​a​i​t​r​i​s​e​-​f​o​n​d​s​-​m​arins
7J.Dyment,F.Lallier,N.LeBris,O.Rouxel,P.-M.Sarradin,S.Lamare,C.Coumert,M. Morineaux, J. Tourolle (coord.), 2014. Les impacts envi­ron­nemen­taux de l’exploitation des ressources minérales marines pro­fondes. Exper­tise sci­en­tifique col­lec­tive, Syn­thèse du rap­port, CNRS – Ifre­mer, 110 p.
8COI-UNESCO. 2020. Rap­port mon­di­al sur les sci­ences océaniques 2020 – Car­togra­phie des capac­ités au ser­vice de la dura­bil­ité des océans, Résumé exé­cu­tif. K. Isensee (dir. publ.), Paris, Édi­tions UNESCO. (Série sur les poli­tiques de la COI, 2020–1)

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter