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La science a-t-elle besoin de plus de femmes ?

Quand le genre détermine l’innovation

Annalisa Plaitano, médiatrice scientifique
Le 13 avril 2022 |
5 min. de lecture
Marianne Blanchard
Marianne Blanchard
maîtresse de conférence en sociologie à l'université Toulouse Jean Jaurès
En bref
  • Dans les sciences qui étudient les phénomènes humains — la biologie et la médecine, mais aussi la technologie à usage humain — la non-prise en considération du genre dans la recherche en fausse les résultats ou donne une vision partielle du sujet étudié.
  • Cette approche, appelée « innovation genrée », a été formalisée en 2009 par l’historienne des sciences Londa Schiebinger.
  • L’infarctus féminin, par exemple, a des symptômes différents de ceux des hommes. Or, aujourd’hui nous sommes sensibilisés à reconnaître les symptômes d’une crise cardiaque masculine, au point d’en retarder la diagnose et la prise en charge chez les femmes.
  • Les sciences ont besoin de tous les talents, les idées, les innovations possibles. Les femmes représentent la moitié de la population, un potentiel partiellement inexploité dont il ne faut sans doute pas se priver.

Dans ma jeunesse, lorsque je souf­frais des méth­odes à moitié éduquées, vagues et inex­actes que nous avions tous, je me dis­ais : « ô com­bi­en les femmes ont besoin de sci­ences exactes. » Mais depuis que j’ai con­nu des sci­en­tifiques qui n’étaient pas tou­jours fidèles à l’enseignement de la nature, qui se sont aimés plus que la sci­ence, je me dis « ô com­bi­en la sci­ence a besoin des femmes. » Maria Mitchell (1818–1889)1.

Est-ce que les sci­ences ont vrai­ment besoin des femmes, comme le soute­nait Maria Mitchell, pre­mière astronome femme pro­fes­sion­nelle des États-Unis ? Aujourd’hui bon nom­bre d’études sem­blent aller dans ce sens. L’argument prin­ci­pale étant que la présence de femmes dans la recherche est non seule­ment avan­tageuse pour les chercheuses elles-mêmes, mais égale­ment néces­saire à l’avancement des con­nais­sances et au développe­ment économique.

Voici un exem­ple : l’innovation fémi­nine induit une pro­duc­tion d’objets et de ser­vices plus adap­tés à tous les types de con­som­ma­teurs, per­me­t­tant ain­si d’augmenter le nom­bre de clients et d’acheteurs. En out­re, les entre­pris­es du numérique dénon­cent des dif­fi­cultés à trou­ver des pro­fes­sion­nels des TIC et l’Europe pour­rait bien­tôt avoir un grand nom­bre de postes vacants, ce qui la rendrait moins com­péti­tive dans ce secteur si impor­tant. Les chercheuses et les ingénieures sont donc essen­tielles pour la crois­sance économique de l’Europe, et leur aban­don pré­maturé des car­rières — trop fréquent — est une perte cer­taine de talents.

Le genre et l’innovation

Donc, en pre­mier lieu, c’est une ques­tion quan­ti­ta­tive. Mais la présence des femmes dans les STEM (Sci­ence, Tech­nol­o­gy, Engi­neer­ing et Math­e­mat­ics, en anglais) apporte surtout une diver­sité et une plu­ral­ité néces­saires à l’exploration de nou­velles idées et de pistes de recherche orig­i­nales. Le fait que l’analyse du sexe et du genre dans le cadre de la recherche mène à l’excellence a été for­mal­isé en 2009 par l’historienne des sci­ences Lon­da Schiebinger de l’Université de Stanford.

Cette approche, appelée « inno­va­tion gen­rée », per­met par exem­ple d’élargir le champ de recherche et des hypothès­es, de réfléchir sur les mod­èles expéri­men­taux ou sur les util­isa­teurs fin­aux d’un pro­duit. La non-prise en con­sid­éra­tion du genre dans la recherche en fausse les résul­tats ou donne une vision par­tielle du sujet étudié, notam­ment dans les sci­ences qui étu­di­ent les phénomènes humains, non seule­ment la biolo­gie et la médecine, mais aus­si la tech­nolo­gie à usage humain.

L’exemple le plus emblé­ma­tique est sans doute celui de l’infarctus féminin. Nous avons tous été sen­si­bil­isés à recon­naître les symp­tômes d’une crise car­diaque : douleurs à la poitrine, mal au bras gauche. Or, il s’avère que ces symp­tômes con­cer­nent la mal­adie chez l’homme, alors que chez la femme ils dif­fèrent au point de retarder la diag­nose et la prise en charge. Chez la femme il faut s’inquiéter en présence de douleurs à la mâchoire, nausée, vom­isse­ments, ver­tiges. De plus, la corono­gra­phie ne détecte pas la crise car­diaque chez la femme, parce qu’elle est provo­quée par les plus petits vais­seaux san­guins, non rel­ev­ables avec cette tech­nique diagnostique.

D’autres exem­ples illus­trent ce phénomène : pen­sons aux tests de sécu­rité des voitures qui utilisent des man­nequins d’essai de choc en forme d’homme. Les dis­posi­tifs de pro­tec­tion testés sur des corps mas­culins ont provo­qué plus de séquelles, même mortelles, auprès des femmes et encore plus des femmes enceintes. Aujourd’hui il existe des man­nequins en forme de femme et aus­si en forme de fœtus ! Pen­sons aus­si à l’ostéoporose chez les hommes, qui était rarement diag­nos­tiquée parce qu’associée aux femmes ménopausées. L’introduction du fac­teur du genre dans l’étude de ces mal­adies a per­mis une meilleure prise en compte de la san­té de la population.

Même en dehors du domaine de la san­té, on peut retrou­ver des résul­tats biaisés dans les domaines de la syn­thèse vocale, de l’intelligence arti­fi­cielle et des algo­rithmes, ou encore dans l’utilisation des moyens de trans­port et dans l’approche aux change­ments climatiques.

Plus de femmes = PIB plus élevé ?

En 2013, l’étude « Women active in the ICT sec­tor » de la Com­mis­sion européenne estime que si le pour­cent­age de femmes dans les fil­ières des tech­nolo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion (TIC) était com­pa­ra­ble à celui des hommes, le PIB européen aug­menterait d’environ 9 mil­liards d’euros par an2. Par­mi eux, cer­tains de ces chiffres mon­trent même que les entre­pris­es qui emploient plus de femmes aux postes de direc­tion sont plus renta­bles de 35 % et assurent aux action­naires 34 % de béné­fices en plus3.

Diversifier les idées, diversifier les interprétations

Mar­i­anne Blan­chard est maîtresse de con­férences en soci­olo­gie à l’INSPE Midi-Pyrénées — Uni­ver­sité Toulouse 2. Elle tra­vaille sur les ques­tions des femmes dans la sci­ence. «Com­mençons par les jus­ti­fi­ca­tions qui ont été his­torique­ment don­nées. La ques­tion a d’abord été soulevée pour assur­er un vivi­er suff­isant de can­di­dats à des pro­fes­sions qui se sont forte­ment dévelop­pées à par­tir des années 1960. Ensuite il a été ques­tion d’équité : hommes et femmes devraient avoir des chances d’accès équiv­a­lentes à toutes les pro­fes­sions. »

Aujourd’hui beau­coup de travaux ont mon­tré com­ment une sci­ence unique­ment mas­cu­line pou­vait, con­traire­ment à l’idéal affiché d’objectivité et de neu­tral­ité, être biaisée. « Des biais qui se man­i­fes­tent aus­si bien dans les pro­to­coles, que dans la mise en réc­it, comme la vision de l’ovule pas­sif atten­dant d’être fécondé par des sper­ma­to­zoïdes con­quérants. Diver­si­fi­er le recrute­ment des sci­en­tifiques, c’est aus­si diver­si­fi­er les approches et donc les résul­tats. »

Néan­moins, par­fois on entend le con­tre-argu­ment suiv­ant : le fait qu’il y a des métiers à pré­va­lence fémi­nine ne dérange per­son­ne. Mar­i­anne Blan­chard explique, « évidem­ment per­son­ne ne se soucie vrai­ment du manque d’hommes assis­tantes mater­nelles ou aides à domi­cile (ou récipro­que­ment de femmes con­duc­tri­ces de poids lourds), car ce sont des pro­fes­sions con­sid­érées comme peu pres­tigieuses. Inverse­ment, les pro­fes­sions sci­en­tifiques sont, du moins his­torique­ment, con­sid­érées impor­tantes dans nos sociétés. Mais surtout les études sci­en­tifiques — notam­ment dans les grandes écoles — restent la voie prin­ci­pale d’accès aux posi­tions de pou­voir, surtout en France. Donc cela ren­voie aux enjeux de hiérar­chie dis­ci­plinaire : on s’intéresse moins aux secteurs moins pres­tigieux sco­laire­ment et sociale­ment. »

Même si cer­tains secteurs à pou­voir sont occupés par une majorité des femmes — 66 % des mag­is­trats en France sont de femmes, par exem­ple — ces métiers restent rares. Et pour ce qui con­cerne les dis­ci­plines sci­en­tifiques où il y aurait une majorité fémi­nine, les pro­por­tions ne sont pas sou­vent dans les mêmes ordres de grandeur. Quand on regarde le CNRS, dans aucun des insti­tuts il n’y a plus de 50 % de femmes alors que dans l’institut des sci­ences math­é­ma­tiques et sim­i­laires, il y a plus de 80 % d’hommes.

Pour aller plus loin

1https://​www​.mari​amitchell​.org/​s​c​i​e​n​c​e​-​n​e​e​d​s​-​w​o​m​e​n​-​17382
2https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/9153e169-bd6e-4cf4-8638–79e2e982b0a3/language-en
3https://​illu​mi​nate​.com/​w​p​-​c​o​n​t​e​n​t​/​u​p​l​o​a​d​s​/​2​0​1​0​/​0​1​/​H​i​g​h​-​P​e​r​f​o​r​m​a​n​c​e​-​E​n​t​r​e​p​r​e​n​e​u​r​s​-​2​0​1​2.pdf

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