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Black-Scholes : la formule qui a donné naissance à Wall Street

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Peter Tankov
professeur de finance quantitative à l'ENSAE (IP Paris)
En bref
  • Il y a tout juste 50 ans, Fischer Black et Myron Scholes ont décrit une méthode pour déterminer le juste prix d’une option d’achat.
  • La formule de Black-Scholes, basée sur le principe de réplication dynamique, a permis de contrôler les risques de trading et a ainsi favorisé le développement des marchés de produits dérivés.
  • De nos jours, la gestion des options repose toujours sur le principe de couverture dynamique de Black et Scholes, et leur formule, bien qu’elle ne soit plus utilisée directement, fournit un langage commun pour exprimer des idées plus complexes.
  • La communauté mathématique française a joué un rôle clé dans le développement des mathématiques financières
  • L’excellence de formation en mathématiques et les liens étroites avec l’industrie ont permis aux grandes écoles et aux universités françaises de créer les premières formations de ‘quants’ qui sont toujours une marque d’excellence dans le domaine.

Cette année mar­que le 50anniver­saire de la pub­li­ca­tion d’un arti­cle de référence : “The Pric­ing of Options and Cor­po­rate Lia­bil­i­ties” (« L’Évaluation des options et des oblig­a­tions d’entreprises ») par Fis­ch­er Black et Myron Scholes. Cet arti­cle décrit une méth­ode pour déter­min­er le prix d’une option d’achat, un con­trat financier qui donne à son déten­teur le droit (mais pas l’obligation) d’acheter un act­if financier, appelé l’actif sous-jacent, à un prix prédéter­miné, à une date future prédéter­minée. Mal­gré toute son impor­tance, la for­mule elle-même n’est pas la con­tri­bu­tion-clé de l’article, car cer­taines ver­sions de celle-ci étaient con­nues bien avant Black et Scholes, notam­ment à par­tir de la thèse de doc­tor­at de Louis Bache­li­er, pub­liée en 1900 et inti­t­ulée « Théorie de la Spécu­la­tion ». La con­tri­bu­tion prin­ci­pale réside dans la méth­ode util­isée par Black et Scholes pour prou­ver que la for­mule est vraie.

Pour com­pren­dre leur idée, pensez à une option d’achat. Son prix devrait claire­ment dépen­dre du prix de l’actif sous-jacent : lorsque le prix de l’actif est élevé, le prix de l’option asso­ciée devrait égale­ment être élevé, et de même, lorsque le prix de l’actif est bas, le prix de l’option devrait aus­si être bas. Au fur et à mesure que le temps passe et que le prix de l’actif fluctue, le prix de l’option fluctuera égale­ment. Il devrait alors être pos­si­ble, en achetant les act­ifs de manière dynamique, de con­stituer un porte­feuille dont la valeur fluctuera exacte­ment de la même manière que le prix de l’option. Par con­séquent, si un trad­er a ven­du l’option et détient ce porte­feuille dynamique, sa posi­tion ne sera pas affec­tée par les fluc­tu­a­tions du marché, ce qui le rend essen­tielle­ment sans risque.

Au fur et à mesure que la théorie de Black et Scholes s’est répan­due, les options ont pu être négo­ciées avec une plus grande sécu­rité, sans pren­dre trop de risques. 


C’est là que l’idée fon­da­men­tale de Black et Scholes entre en jeu : si la posi­tion est sans risque, le ren­de­ment de cette posi­tion devrait être égal au ren­de­ment de l’actif sans risque, tel qu’une oblig­a­tion d’état. Le con­cept sous-jacent à cette idée s’appelle « absence d’arbitrage ». Si le ren­de­ment de la posi­tion sans risque du trad­er était dif­férent du taux d’intérêt, le trad­er pour­rait gag­n­er de l’argent sans pren­dre de risque et devenir très riche très rapi­de­ment. En recon­nais­sant que le ren­de­ment du porte­feuille cou­vert est égal au taux d’intérêt, Black et Scholes ont ensuite dérivé une équa­tion pour le prix de l’option, dont la solu­tion est don­née par la for­mule de Black-Scholes.

L’importance de l’approche de Black et Scholes réside dans le fait que leur for­mule repose sur une stratégie de cou­ver­ture de l’option : un trad­er ven­dant une option au prix don­né par la for­mule B‑S peut immé­di­ate­ment met­tre en place une stratégie per­me­t­tant de min­imiser, voire d’éliminer com­plète­ment, le risque asso­cié à cette posi­tion. Avant Black et Scholes, de telles straté­gies de cou­ver­ture dynamique ne pou­vaient pas être cal­culées de manière sys­té­ma­tique, ce qui ralen­tis­sait le développe­ment des marchés dérivés.

Passé et avenir de la formule Black-Scholes

Au fur et à mesure que la théorie de Black et Scholes s’est répan­due, les options ont pu être négo­ciées avec une plus grande sécu­rité, sans pren­dre trop de risques. Cela a con­duit à l’expansion du trad­ing d’options et à la créa­tion de marchés d’options, dont le Chica­go Board of Options Exchange (1973), le Marché des Options Négo­cia­bles de Paris (1987) et d’autres.

La for­mule Black-Scholes a con­nu une jeunesse tumultueuse. Le pre­mier aver­tisse­ment est venu avec la crise finan­cière de 1987. Une des prin­ci­pales hypothès­es der­rière la for­mule est que le prix de l’actif suit une « marche aléa­toire en temps con­tinu ». Cela implique que la prob­a­bil­ité d’une forte vari­a­tion sur une courte péri­ode de temps, comme une seule journée, est très faible. Néan­moins, le lun­di 19 octo­bre 1987, désor­mais célèbre sous le nom de « Lun­di noir », le Dow Jones Indus­tri­al Aver­age (le prin­ci­pal indice de l’économie améri­caine de l’époque) a chuté de 22,6 %. Les vendeurs d’options de vente – ces dernières étant conçues pour offrir une pro­tec­tion con­tre de telles baiss­es – ont subi de lour­des pertes. Il est devenu évi­dent que si la for­mule Black-Scholes fonc­tion­nait bien dans des con­di­tions de marché nor­males, elle ne tenait pas compte des événe­ments extrêmes comme le Lun­di noir.

La réponse des marchés financiers a été d’ajuster les paramètres de la for­mule : les options offrant une pro­tec­tion con­tre les krachs bour­siers étaient désor­mais éval­uées avec un paramètre de volatil­ité plus élevé que les options cap­turant de petites vari­a­tions quo­ti­di­ennes du marché. Cet effet est devenu con­nu sous le nom de « smile de volatil­ité » en rai­son de la forme en sourire que le graphique de volatil­ité revêt sur les écrans des traders. Depuis lors, des exten­sions de plus en plus com­plex­es de la for­mule Black-Scholes ont été dévelop­pées : volatil­ité locale, volatil­ité sto­chas­tique, volatil­ité rugueuse, etc.

Le par­a­digme Black-Scholes a été remis en ques­tion par plusieurs auteurs qui sou­ti­en­nent que des mod­èles rad­i­cale­ment dif­férents sont néces­saires pour une meilleure ges­tion des risques, comme ceux basés sur les frac­tales intro­duites par Benoît Man­del­brot. Cepen­dant, ces mod­èles n’ont jamais pris racine dans l’industrie finan­cière car ils ne per­me­t­tent pas une cou­ver­ture effi­cace. La ges­tion des risques sur les marchés des options repose tou­jours sur le principe de cou­ver­ture dynamique dévelop­pé par Black et Scholes, et leur for­mule, bien qu’elle soit rarement util­isée directe­ment, four­nit aux traders un lan­gage com­mun pour exprimer des idées plus complexes.

Mathématiques et finance

La for­mule Black-Scholes découle d’une équa­tion, rap­pelant « l’équation de la chaleur » en physique, qui décrit la prop­a­ga­tion de la chaleur dans un corps solide. Il n’est donc pas sur­prenant que les pre­miers « quants » soient issus du domaine de la physique. Cepen­dant, les math­é­mati­ciens ont rapi­de­ment réal­isé qu’ils, et non les physi­ciens, dis­po­saient des out­ils par­faits pour dévelop­per la théorie de l’évaluation des options. Avec la pub­li­ca­tion de deux arti­cles his­toriques par Har­ri­son et Kreps en 1979, puis par Har­ri­son et Pliska en 1982, il est devenu évi­dent que la théorie du cal­cul sto­chas­tique était par­faite­ment adap­tée pour décrire les notions d’arbitrage, de cou­ver­ture dynamique et, en fin de compte, d’évaluation des options. Le cal­cul sto­chas­tique a été inven­té par le math­é­mati­cien japon­ais Kiyoshi Ito, puis dévelop­pé par l’école française de prob­a­bil­ités à Paris et à Stras­bourg. Il n’est donc pas éton­nant que de nom­breux math­é­mati­ciens aient trou­vé dans les nou­velles for­mules finan­cières un ter­rain d’application par­fait avec des ques­tions de recherche stim­u­lantes, des étu­di­ants curieux et des parte­naires indus­triels encour­ageants. Ain­si, un parte­nar­i­at pro­duc­tif et durable s’est for­mé entre une par­tie de la com­mu­nauté math­é­ma­tique et le secteur financier. Non seule­ment les math­é­mati­ciens ont aidé les traders à éval­uer les options, mais le secteur financier a été une source impor­tante d’idées qui ont con­duit à l’émer­gence de nou­velles branch­es de la probabilité.

Un parte­nar­i­at pro­duc­tif et durable s’est for­mé entre une par­tie de la com­mu­nauté math­é­ma­tique et le secteur financier. 

Mal­heureuse­ment, cette rela­tion durable a con­duit cer­tains traders à croire que les math­é­ma­tiques leur per­me­t­taient de fix­er par­faite­ment le prix et de cou­vrir n’importe quel type d’option, aus­si sophis­tiquée soit-elle. Lorsque la crise finan­cière mon­di­ale a frap­pé, cer­tains ont pen­sé que les math­é­mati­ciens en étaient respon­s­ables et que les mod­èles math­é­ma­tiques étaient les « armes de destruc­tion mas­sive » qui avaient pré­cip­ité la crise. En réal­ité, la crise n’a pas été causée par une recherche math­é­ma­tique exces­sive, mais par son insuff­i­sance. La for­mule util­isée par les ban­ques pour éval­uer les oblig­a­tions de crédit adossées à des act­ifs, un dérivé financier en grande par­tie respon­s­able de la crise, était trop sim­ple pour cette tâche et ne tenait pas compte de nom­breux risques asso­ciés à ces pro­duits complexes.

La crise a entraîné des change­ments pro­fonds, non seule­ment dans l’industrie finan­cière, mais aus­si dans les math­é­ma­tiques finan­cières. Au lieu de dévelop­per des mod­èles com­plex­es pour l’évaluation des options, la recherche s’est ori­en­tée vers des approches plus robustes et vers la ges­tion de nou­veaux types de risques, tels que le risque de défail­lance sys­témique du sys­tème financier.

La connexion française

À la fin des années 1980, Paris est dev­enue un cen­tre financier impor­tant avec de nom­breuses ban­ques et un marché des options en plein essor. C’était égale­ment le foy­er de cer­tains des plus grands experts mon­di­aux en prob­a­bil­ité, cal­cul sto­chas­tique et con­trôle sto­chas­tique. D’autre part, le sys­tème d’enseignement supérieur français, avec ses grandes écoles, met­tait forte­ment l’accent sur une for­ma­tion com­plète en math­é­ma­tiques, et de nom­breux étu­di­ants étaient désireux d’apprendre de nou­velles appli­ca­tions de cette dis­ci­pline scientifique.

Paris à la fin des années 1980 était donc un ter­reau fer­tile pour faire pro­gress­er les math­é­ma­tiques finan­cières, créer des pro­grammes d’enseignement en finance quan­ti­ta­tive et établir des parte­nar­i­ats entre les uni­ver­sités et les insti­tu­tions finan­cières. Ce nou­veau domaine a sus­cité l’intérêt des prin­ci­paux prob­a­bilistes français, par­mi lesquels Nicole El Karoui, Hélyette Geman, Nico­las Bouleau, Damien Lam­ber­ton et Bernard Lapeyre.

En 1990, une fil­ière en math­é­ma­tiques finan­cières a été créée dans le prin­ci­pal pro­gramme de mas­ter en prob­a­bil­ités à Jussieu (aujourd’hui Sor­bonne Uni­ver­sité). Ce pro­gramme a attiré prin­ci­pale­ment des étu­di­ants des grandes écoles d’ingénieurs comme l’École poly­tech­nique et l’École des Ponts, qui ont été for­més à la théorie Black-Scholes avec une touche française bien dis­tincte de cal­cul sto­chas­tique. À peu près à la même époque, un cours de math­é­ma­tiques finan­cières a été intro­duit à l’École des Ponts, ce qui a con­duit à la pub­li­ca­tion en 1992 de « Cal­cul sto­chas­tique appliqué à la finance » de D. Lam­ber­ton et B. Lapeyre, pre­mier livre sur ce sujet en France et un des pre­miers au monde. En 1997, Nicole El Karoui est dev­enue pro­fesseure à l’École poly­tech­nique et a créé le cours « Méth­odes sto­chas­tiques en finance » dans la majeure math­é­ma­tiques appliquées.

Au cours des 10 années précé­dant la crise des sub­primes, le nom­bre d’étudiants dans ces pro­grammes et d’autres a explosé, au point qu’en 2006, Le Monde a rap­porté qu’« un quant sur trois dans le monde est français ». À la suite de la crise finan­cière, le nom­bre d’é­tu­di­ants inscrits a dimin­ué dans une cer­taine mesure, en rai­son d’une diminu­tion tem­po­raire des embauch­es par les ban­ques. De plus, l’accent des pro­grammes d’enseignement s’est déplacé de l’évaluation des options à la ges­tion des risques et à la régle­men­ta­tion. Actuelle­ment, le flux de quants français con­tin­ue à un rythme plus mod­éré. Néan­moins, le pro­gramme de l’École poly­tech­nique et le pro­gramme his­torique de mas­ter en prob­a­bil­ités et finance, désor­mais géré con­join­te­ment par Poly­tech­nique et Sor­bonne Uni­ver­sité, sont tou­jours une mar­que d’excellence dans le domaine.

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