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Les neurosciences peuvent-elles résoudre l’énigme de la conscience ?

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Laure Tabouy
docteure en neurosciences et doctorante en neuroéthique à l'Université d'Aix-Marseille
En bref
  • La conscience est un objet d’étude complexe, et les progrès technologiques récents ont donné l’espoir de parvenir à identifier sa signature physique.
  • La théorie de l’espace de travail global est une théorie populaire en neurosciences, qui décrit ce que fait la conscience de manière perceptible.
  • Les neurosciences restent une discipline académique assez jeune, et il n’existe pas de consensus théorique qui explique ce que la conscience est vraiment.
  • Les théories posent des problèmes éthiques, comme l’enfermement dans un matérialisme qui délaisse les autres dimensions possibles de la conscience.
  • Il ne faut notamment pas oublier une question éthique essentielle : les développements technologiques actuels sont-ils réellement au service de l’homme ?

Iden­ti­fi­er la sig­na­ture de la con­science est devenu le Graal des neu­ro­sciences. Mais peut-on réduire la con­science à ce qui s’observe en lab­o­ra­toire ? Et quelle éthique appli­quer à cette dis­ci­pline nou­velle, qui sus­cite le dou­ble espoir d’avancées médi­cales impor­tantes et de gains financiers con­séquents ? Nous en dis­cu­tons avec Lau­re Tabouy, neu­ro­sci­en­tifique et éthi­ci­enne, qui pour­suit un deux­ième doc­tor­at en éthique des neu­ro­sciences, du numérique, des neu­rotech­nolo­gies et de l’intelligence arti­fi­cielle au sein du Cen­tre Gilles Gas­ton Granger (CGGG UMR 7304) de l’Université Aix-Mar­seille, au cours duquel elle effectue une analyse cri­tique de la neu­roéthique qu’impose le développe­ment des neu­rotech­nolo­gies, et de la con­ver­gence des neu­ro­sciences et de l’IA.

Quel type d’objet d’étude est la conscience ?

Lau­re Tabouy. La con­science est un objet d’étude par­mi les plus com­plex­es, faisant par­tie des sujets philosophiques et neu­ro­sci­en­tifiques, car elle recou­vre dif­férentes dimen­sions imbriquées les unes dans les autres : con­science du monde extérieur et de soi, capac­ité à faire un retour sur ses pro­pres pen­sées ou actions et de les analyser, lieu d’émergence de la volon­té, fac­ulté de juge­ment moral. Depuis Socrate, elle est l’un des objets d’étude majeurs des philosophes, et est dev­enue celui des neu­ro­sciences depuis les années 1960. La con­ver­gence des nan­otech­nolo­gies, des biotech­nolo­gies, de l’informatique et des sci­ences cog­ni­tives, depuis les années 2000, a don­né l’espoir de par­venir à iden­ti­fi­er, grâce à des tech­nolo­gies tou­jours plus sophis­tiquées, la sig­na­ture physique de l’état de con­science, voire de la con­science réflex­ive. En par­al­lèle de ces expéri­men­ta­tions por­tant sur l’activité cérébrale, divers­es théories neu­ro­sci­en­tifiques dites « de la con­science » ont ain­si fleuri au cours des dernières décennies.

En France, la « théorie de l’espace de travail global », énoncée à la fin des années 1980 par l’américain Bernard Baars et développée par les Français Stanislas Dehaene, Lionel Naccache et Jean-Pierre Changeux, semble emporter l’adhésion massive des neuroscientifiques. Pourriez-vous nous expliquer en quoi elle consiste ?

Il s’agit d’une théorie dite fonc­tion­nelle, très intéres­sante sur le plan con­ceptuel, et qui n’est pas inco­hérente avec cer­taines obser­va­tions faites en lab­o­ra­toire. Elle ne décrit pas ce qu’est la con­science, mais ce qu’elle fait de façon per­cep­ti­ble. Selon elle, le fonc­tion­nement cérébral s’apparenterait à un théâtre : les pen­sées con­scientes occu­peraient le devant de la scène, aus­si appelées « espace de tra­vail glob­al », alors qu’en arrière-plan se dérouleraient en per­ma­nence des proces­sus automa­tiques, local­isés dans le cerveau et spé­cial­isés, qui trait­eraient les stim­uli sen­soriels. À un instant t, seuls les résul­tats de cer­tains de ces proces­sus seraient envoyés sous le feu des pro­jecteurs, et ce faisant, deviendraient acces­si­bles à l’ensemble des proces­sus neu­ronaux automa­tiques agis­sant dans les coulisses.

Les ten­ants de cette théorie pos­tu­lent que l’espace de tra­vail glob­al est for­mé de neu­rones à axones longs, capa­bles de dif­fuser l’information à des aires cérébrales très dis­tantes. L’émergence de la con­science se man­i­festerait donc selon eux par l’activation de ces vastes réseaux cérébraux.

D’autres théories existent-elles ?

Il en existe une trentaine ! Bien sûr, toutes n’ont pas le même écho au sein de la com­mu­nauté sci­en­tifique – ni dans les médias et auprès des financeurs. L’une des grandes con­cur­rentes de la théorie de l’espace de tra­vail glob­al est la « théorie de l’information inté­grée », pro­posée par le neu­ro­sci­en­tifique et psy­chi­a­tre ital­ien Giulio Tononi en 2004. Plutôt que de par­tir de l’activité cérébrale pour isol­er la sig­na­ture de la con­science, elle pose un cadre théorique glob­al de ce qu’est la con­science, mod­èle math­é­ma­tique à l’appui. Cette théorie la définit comme une pro­priété émer­gente de toute struc­ture physique capa­ble d’intégrer de l’information, et elle entend appli­quer cette déf­i­ni­tion non seule­ment au cerveau, mais aus­si à tout sys­tème trai­tant de l’information. Le degré de con­science d’un sys­tème dépendrait ain­si de la quan­tité d’informations qu’il est capa­ble de traiter, et de sa capac­ité à les con­fron­ter les unes aux autres à dif­férents niveaux, régionaux et globaux.

Là encore, ce n’est pas con­tra­dic­toire avec ce que l’on peut observ­er au niveau local dans le cerveau. Mais cela amène les par­ti­sans de cette théorie à con­sid­ér­er comme « con­scients » des sys­tèmes arti­fi­ciels comme des ther­mostats ou des pho­to­di­odes – une exten­sion du con­cept de con­science qui, pour beau­coup de neu­ro­sci­en­tifiques, soulève de sérieuses objections. 

Cette théorie a fait autant par­ler d’elle par son car­ac­tère inédit, voire provo­ca­teur, que parce que 124 chercheurs l’ont qual­i­fié de pseu­do­science1 dans un preprint (N.D.L.R. : une ver­sion d’une pub­li­ca­tion sci­en­tifique qui précède son accep­ta­tion par le comité de lec­ture d’une revue sci­en­tifique) pub­lié sur la plate­forme PsyArX­iv. Ce doc­u­ment reste cela dit assez léger sur le plan sci­en­tifique et est lui-même très con­tro­ver­sé au sein de la com­mu­nauté neuroscientifique.

Il n’y a donc pas de consensus théorique au sein des neurosciences sur ce qu’est la conscience ?

Non. Une étude2 récente de col­lab­o­ra­tion con­tra­dic­toire a com­paré la théorie de l’espace de tra­vail glob­al et celle de l’information inté­grée selon un pro­to­cole établi par un con­sor­tium qui se présente comme neu­tre sur le plan théorique. Leurs résul­tats con­fir­ment cer­taines pré­dic­tions des deux théories, mais remet­tent égale­ment en ques­tion cer­tains de leurs principes-clés. Au fond, ce n’est pas très éton­nant. Les neu­ro­sciences restent une dis­ci­pline académique assez jeune. Elles doivent encore trou­ver leur con­ver­gence théorique interne, et cette con­ver­gence s’opér­era vraisem­blable­ment par la com­bi­nai­son de plusieurs théories.

Vous évoquiez une pluralité de dimensions imbriquées dans la conscience. Ces « théories de la conscience » englobent-elles toutes ces dimensions ?

Les neu­ro­sciences en vogue adoptent sou­vent une approche réduc­tion­niste, c’est-à-dire qu’elles envis­agent leur objet d’étude (la con­science) comme la résul­tante de sous-sys­tèmes (des proces­sus cérébraux ou la struc­ture organ­i­sa­tion­nelle de l’information, pour les deux théories citées). Le réduc­tion­nisme n’est pas un prob­lème en soi : il per­met de définir un cadre qui rend l’expérience pos­si­ble. On com­prend bien cela étant que cela pose déjà entre nous et la réal­ité un prisme auquel peu­vent échap­per cer­taines dimen­sions de la conscience.

Mais les théories neu­ro­sci­en­tifiques les plus médi­a­tiques – par­mi lesquelles la théorie de l’espace de tra­vail glob­al, au plus haut point, et la théorie de l’information inté­grée, dans une cer­taine mesure – s’appuient égale­ment sur un matéri­al­isme rad­i­cal : elles par­tent du principe que la con­science se réduit à des proces­sus physiques. C’est un pré­sup­posé philosophique fort, qui peut – et doit – être inter­rogé. Il n’est pas lui-même le résul­tat d’un con­sen­sus sci­en­tifique et la philoso­phie, dont il est tiré, est riche en mod­èles alter­nat­ifs pour expli­quer ce qu’est la con­science : idéal­isme, cer­taines formes de plu­ral­isme, dual­isme notam­ment cartésien, spir­i­tu­al­isme… Rien ne per­met en fait raisonnable­ment de tranch­er de manière défini­tive en faveur d’une con­cep­tion matéri­al­iste de la conscience. 

Comment expliquez-vous cette option fondamentale pour un matérialisme radical ?

Elle me sem­ble découler des con­di­tions de nais­sance des neu­ro­sciences elles-mêmes. C’est l’apparition de tech­nolo­gies d’observation de l’activité cérébrale extrême­ment per­for­mantes qui a motivé leur émer­gence. L’incroyable effi­cac­ité de ces dis­posi­tifs nous a en quelque sorte aveuglés : nous avons con­fon­du ce que nous étions ou seri­ons à l’avenir capa­bles de voir – et qui de fait est extra­or­di­naire­ment riche – avec la réal­ité tout entière. La recherche de finance­ments joue aus­si un rôle dans cette pos­ture : il est plus vendeur de dire que l’on va met­tre la main sur la con­science que d’annoncer que l’on espère pro­gress­er dans l’observation d’une par­tie des phénomènes physiques liés à l’activité con­sciente du cerveau…

Au fond, en quoi cette option matérialiste pose-t-elle un problème éthique ?

Elle devient prob­lé­ma­tique quand on la con­sid­ère comme l’unique con­di­tion d’accès à la vérité de ce qu’est la con­science. Dans ce cas, il s’agit d’une pos­ture idéologique qui fausse pro­fondé­ment les débats éthiques, en créant un cli­mat de réflex­ion biaisé. S’appuyant sur ce pos­tu­lat matéri­al­iste, cer­tains com­men­cent par exem­ple à évo­quer un pos­si­ble télécharge­ment de la con­science à l’avenir. Cette idéolo­gie tran­shu­man­iste relève de la   techno­sci­en­tifique, et elle ori­ente déjà la recherche, les choix poli­tiques et financiers dans une direc­tion éthique­ment très con­testable. Des entre­pris­es de neu­rotech­nolo­gie adoptent claire­ment ce par­ti pris en annonçant qu’elles peu­vent « lire votre cerveau » ou « déchiffr­er vos ondes cérébrales pour exploiter vos capac­ités insoupçonnées ». 

La per­spec­tive d’une maîtrise de l’homme sur sa pro­pre con­science exerce par ailleurs une telle fas­ci­na­tion qu’elle invis­i­bilise d’autres ques­tions pour­tant brûlantes. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller dans la mod­i­fi­ca­tion arti­fi­cielle du cerveau humain ? Com­ment éval­uer l’impact des dis­posi­tifs neu­rotech­nologiques sur l’évolution de l’homme, et est-ce ce vers quoi nous souhaitons col­lec­tive­ment aller ? Et celle qui ani­me ma thèse : com­ment sor­tir la neu­roéthique du cade­nas­sage tech­noso­lu­tion­niste poli­tique et économique qu’impose le développe­ment des neu­rotech­nolo­gies, et de la con­ver­gence neu­ro­sciences – IA ?

Il est cru­cial que l’éthique puisse se faire enten­dre, ce qui n’est pas réelle­ment le cas aujourd’hui.

Une Recommandation3 du Conseil sur l’innovation responsable dans le domaine des neurotechnologies a pourtant été émise par l’OCDE en 2019, déclinée en France en une charte4 cosignée par de nombreux organismes de recherche. L’UNESCO prépare également une recommandation qui devrait voir le jour en novembre 2025. Il semble que l’éthique des neurosciences s’organise… 

L’éthique des neu­ro­sciences est récente : on peut estimer qu’elle est née en tant que branche de l’éthique à part entière en 2002 seule­ment, lors de la con­férence de San Fran­cis­co sur la « neu­roéthique ». Les textes que vous évo­quez ont été rédigés dans le con­texte d’une effer­ves­cence géopoli­tique asso­ciée au lance­ment de gigan­tesques pro­jets de recherche sur le cerveau, comme le Human Brain Project5 entre­pris à l’initiative de la Com­mis­sion européenne ou la Brain Ini­tia­tive6 lancée par l’administration Oba­ma. Il s’agit moins du fruit d’une vraie réflex­ion éthique, inter­ro­geant les fonde­ments et les con­séquences des développe­ments tech­nologiques en cours, que d’une ten­ta­tive d’accompagnement des dits développe­ments, pour l’essentiel inféodée à une logique de marché.

Que faudrait-il pour qu’une vraie réflexion éthique puisse voir le jour ?

Des voix dis­so­nantes exis­tent, par­mi les philosophes, les éthi­ciens, les neu­ro­sci­en­tifiques eux-mêmes, mais elles sont aujourd’hui étouf­fées… Une vraie réflex­ion éthique doit s’appuyer sur une véri­ta­ble con­tro­verse philosophique, anthro­pologique, et cul­turelle. Il faut garder à l’esprit que les théories matéri­al­istes occi­den­tales sont loin d’être uni­verselles. Au-delà des courants philosophiques déjà cités, la qua­si-total­ité des spir­i­tu­al­ités et reli­gions ont une vision non matéri­al­iste de la con­science. Cela doit nous inviter à un décen­trement théorique. L’éthique doit aus­si rester indépen­dante des intérêts financiers liés aux développe­ments tech­nologiques qu’elle inter­roge. Et enfin, il est néces­saire qu’elle garde en ligne de mire l’unique ques­tion, au fond, qui est la sienne : ces développe­ments tech­nologiques sont-ils réelle­ment au ser­vice de l’homme, dans toutes leurs dimensions ? 

Propos recueillis par Anne Orliac
1https://​osf​.io/​p​r​e​p​r​i​n​t​s​/​p​s​y​a​r​x​i​v​/​z​s​r​78_v1
2Cog­i­tate Con­sor­tium., Fer­rante, O., Gors­ka-Klimows­ka, U. et al. Adver­sar­i­al test­ing of glob­al neu­ronal work­space and inte­grat­ed infor­ma­tion the­o­ries of con­scious­ness. Nature 642, 133–142 (2025). https://doi.org/10.1038/s41586-025–08888‑1
3https://​legalin​stru​ments​.oecd​.org/​f​r​/​i​n​s​t​r​u​m​e​n​t​s​/​O​E​C​D​-​L​E​G​A​L​-0457
4https://​www​.enseigne​mentsup​-recherche​.gouv​.fr/​f​r​/​c​h​a​r​t​e​-​d​e​-​d​e​v​e​l​o​p​p​e​m​e​n​t​-​r​e​s​p​o​n​s​a​b​l​e​-​d​e​s​-​n​e​u​r​o​t​e​c​h​n​o​l​o​g​i​e​s​-​87964
5https://​www​.human​brain​pro​ject​.eu/en/
6https://​brain​ini​tia​tive​.nih​.gov/

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