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Forêts : les retombées des coupes rases sur l’environnement

Laurent Berges
Laurent Bergès
ingénieur-chercheur au Laboratoire Écosystèmes et Sociétés en Montagne (Unité de recherche LESSEM) à INRAE Centre de Grenoble
Jérôme Ogée
Jérôme Ogée
chercheur à l'INRAE spécialisé dans les interactions entre climat et végétation
Marion Gosselin
Marion Gosselin
ingénieure des Ponts, des Eaux et des Forêts, à l’unité de recherche « Ecosystèmes Forestiers » d’INRAE (Nogent-sur-Vernisson)
En bref
  • Une coupe rase désigne l’abattage de la totalité du peuplement forestier, avant de le replanter généralement.
  • Ce mode de sylviculture contribue à optimiser la récolte sur le plan technique, logistique et économique.
  • De nombreux citoyens dénoncent les conséquences à long terme de cette pratique sur l’environnement notamment sur le cycle de l’eau et la qualité du sol.
  • En plus des écosystèmes, les répercussions touchent les populations alentour : inondations, menaces d’incendie, diminution de la faune et de la flore…
  • Alors que des préconisations sont formulées par les scientifiques, aucune réglementation n’est en vigueur, il s’agit donc de former les professionnels aux bonnes pratiques.

Régulière­ment dénon­cées par des col­lec­tifs citoyens, dans le Mor­van ou les Lan­des, les coupes ras­es men­a­cent-elles vrai­ment les écosys­tèmes forestiers ? Fin 2022, 70 experts présen­taient les résul­tats d’une exper­tise col­lec­tive1 répon­dant à cette question.

Dif­fi­cile de pass­er à côté d’une coupe rase sans la voir : ce mode de sylvi­cul­ture con­siste à ras­er en une fois la total­ité du peu­ple­ment foresti­er, puis à générale­ment replanter. Durant les années 2010, elles ont con­cerné chaque année 0,4 % de la sur­face forestière du ter­ri­toire mét­ro­pol­i­tain, majori­taire­ment des pins mar­itimes, châ­taig­niers, épicéas ou peu­pli­ers. Mais des dis­par­ités régionales exis­tent : le chiffre grimpe par exem­ple à 2,1 % pour le mas­sif landais. « Cela cor­re­spond à une durée de moins de 50 ans entre deux coupes ras­es, pré­cise Jérôme Ogée. C’est équiv­a­lent à la rota­tion pré­con­isée pour le pin mar­itime, et sig­ni­fie donc que la coupe rase est la pra­tique très forte­ment majori­taire à l’échelle du mas­sif entier. »

Si des citoyens dénon­cent les retombées néfastes des coupes ras­es sur la bio­di­ver­sité ou les paysages, pour les forestiers elles per­me­t­tent « d’optimiser la récolte sur le plan tech­nique, logis­tique et économique » d’après l’expertise. « Les coupes ras­es sont syn­onymes d’une mécan­i­sa­tion accrue de la sylvi­cul­ture », tem­père cepen­dant Lau­rent Bergès. Machines de bucheron­nage et d’abattage, por­teurs ou débusqueurs sont util­isés pour récolter le bois ; puis vien­nent les out­ils de dessouchage, scar­i­fi­ca­tion ou encore les planteuses pour la régénéra­tion. « Pour des raisons de rentabil­ité économique et de péni­bil­ité du tra­vail, nous vivons actuelle­ment une révo­lu­tion sim­i­laire à la révo­lu­tion agri­cole des années 50 avec une mécan­i­sa­tion accrue de la sylvi­cul­ture, con­state Lau­rent Bergès. Et même si aujourd’hui les coupes ras­es sont encore peu pra­tiquées à l’échelle du ter­ri­toire, leurs effets ne sont pas nég­lige­ables. »

Une pratique aux nombreuses retombées

En pre­mier lieu, elles touchent l’environnement lui-même. Le cycle de l’eau est mod­i­fié. Dans le sol, la teneur en eau aug­mente de 18 à 66 % : plus aucun arbre n’y puise de l’eau ni n’empêche les pluies de l’atteindre ! Forte­ment tassé par le pas­sage des engins de plus en plus lourds, le sol est com­pacté – par­ti­c­ulière­ment s’il est argileux. Résul­tat : la capac­ité d’infiltration est réduite, l’eau ruis­selle et le débit en sor­tie des bassins ver­sants aug­mente de 30 à 100 %. Une grande quan­tité de sédi­ments (en aug­men­ta­tion de 700 %) est entraînée dans les cours d’eau, ain­si que des nitrates et cations du sol (cal­ci­um, potas­si­um, alu­mini­um), dégradant par­fois la qual­ité de l’eau. Les sols eux-mêmes devi­en­nent moins fer­tiles, moins rich­es en car­bone, moins aérés… La plu­part des effets sont observés pen­dant plusieurs années après la coupe, voire sont presque irréversibles comme pour l’érosion. « La coupe rase touche aus­si les par­celles alen­tour : par exem­ple, les arbres en lisière devi­en­nent très vul­nérables aux tem­pêtes, ren­seigne Jérôme Ogée. Quant à l’impact sur le micro­cli­mat, il est mesuré jusqu’à plusieurs cen­taines de mètres. »

Les pop­u­la­tions locales sont elles aus­si affec­tées. « Lors de pluies intens­es, la forêt sert de zone tam­pon en favorisant l’infiltration des eaux, explique Jérôme Ogée. Les coupes ras­es aug­mentent et accélèrent la sur­v­enue du pic de crue. » Un autre effet moins con­nu est étudié depuis peu par la com­mu­nauté sci­en­tifique. Les abor­ds des cours d’eau sont peu­plés d’arbres par­ti­c­uliers for­mant la rip­i­sylve [For­ma­tion végé­tale se dévelop­pant dans les zones fron­tières entre l’eau et la terre]. « Il sem­blerait que les rip­i­sylves, dont les essences feuil­lues sont moins inflam­ma­bles que les résineux, jouent un rôle de pare-feu naturel lors d’incendies, pointe Jérôme Ogée. Ces résul­tats restent à con­firmer par des travaux de recherche. » Rasées, les rip­i­sylves per­dent leur rôle de bar­rière aux incendies, menaçant directe­ment les infra­struc­tures et pop­u­la­tions alentour.

Enfin, l’écosystème foresti­er est lui aus­si per­tur­bé. Dans les deux pre­mières décen­nies suiv­ant une coupe rase ou pro­gres­sive, le nom­bre total d’espèces aug­mente de plus de 10 % par rap­port à une par­celle témoin. Il dimin­ue ensuite au-delà de 20 ans. « Ces par­celles con­stituent des habi­tats de sub­sti­tu­tion pour les espèces de milieux ouverts et agri­coles, sou­vent des oiseaux et des papil­lons, lorsqu’elles sont men­acées aux alen­tours par une agri­cul­ture inten­sive par exem­ple », explique Lau­rent Bergès. Une nou­velle flo­re se développe aus­si dans ce milieu plus ensoleil­lé ; un phénomène pour autant non-souhaitable. « Cela cache une diminu­tion de la présence d’espèces forestières spé­cial­istes, alerte Mar­i­on Gos­selin. Ces espèces pro­pres à la forêt se dévelop­pent notam­ment dans les vieux arbres : s’ils sont tous coupés, elles finis­sent par dis­paraître, car elles n’ont pas d’habitat de sub­sti­tu­tion. Cela boule­verse com­plète­ment l’écosystème. »

Dans leur syn­thèse, les experts pointent égale­ment des effets négat­ifs des coupes ras­es à court terme (moins de huit ans après la coupe) sur les oiseaux et les mouss­es, et un effet non-sig­ni­fi­catif sur les plantes vas­cu­laires, lichens, champignons, arach­nides et insectes. « Le tasse­ment du sol et sa pré­pa­ra­tion mécan­isée avant plan­ta­tion mod­i­fient forte­ment sa bio­di­ver­sité : les arbres crois­sent plus lente­ment, les com­mu­nautés floris­tiques sont altérées, la bio­masse micro­bi­enne dimin­ue et les com­mu­nautés de champignons sont changées », ajoute Lau­rent Bergès. Enfin, l’introduction d’espèces exo­tiques – lors de la plan­ta­tion ou par apport dans les pneus des engins par exem­ple – peut met­tre en péril les espèces autochtones.

Der­rière ces obser­va­tions glob­ales se cachent des dis­par­ités géo­graphiques. L’érosion est ampli­fiée sur les ter­rains en pente, et le tasse­ment est plus impor­tant sur les sols argileux. Mais en par­ti­c­uli­er, réalis­er une coupe rase à prox­im­ité d’un cours d’eau provoque des effets négat­ifs encore plus impor­tants. « Cela mod­i­fie le micro­cli­mat, dont celui du cours d’eau, et con­tribue à libér­er énor­mé­ment de nitrates dans les cours d’eau les mois suiv­ants », explique Jérôme Ogée. Le col­lec­tif d’experts recom­mande d’éviter stricte­ment les coupes ras­es à moins de 30 mètres des cours d’eau.

Le change­ment cli­ma­tique remet en cause les pra­tiques de sylvi­cul­ture, qui ne sont plus adap­tées aujourd’hui

Autres recom­man­da­tions : adopter cer­taines modal­ités d’exploitation pour atténuer les retombées néga­tives des coupes ras­es, ne pas dessouch­er, laiss­er les restes de branch­es au sol, réalis­er un tra­vail du sol très local­isé autour des plants, respecter des voies de cir­cu­la­tion pour lim­iter le tasse­ment du sol, main­tenir au moins 10–15 % d’arbres habi­tats pour héberg­er des espèces forestières spé­cial­istes et replanter des essences natives diver­si­fiées sont des pra­tiques pré­con­isées. Mar­i­on Gos­selin ajoute : « De façon générale, il est béné­fique de main­tenir aus­si des réserves inté­grales et de régénér­er les forêts par coupes pro­gres­sives ou par petites trouées plutôt que par coupe rase. » La mise en pra­tique bute cepen­dant sur des freins opéra­tionnels ou économiques. « Il est néces­saire de trou­ver un équili­bre entre ces recom­man­da­tions et leur mise en œuvre : il est bien plus com­pliqué de réalis­er un tra­vail du sol très local que sur la par­celle entière », tem­père Lau­rent Bergès. Jérôme Ogée com­plète : « Ces pré­con­i­sa­tions ne font pas l’objet de régle­men­ta­tions, et il faut désor­mais for­mer les pro­fes­sion­nels du secteur à ces bonnes pra­tiques. »

Le respect de ces recom­man­da­tions reste d’autant plus impor­tant dans le con­texte d’un cli­mat qui change. « Il est prob­a­ble que le change­ment cli­ma­tique entraîne déjà plus de dépérisse­ments des forêts en rai­son des épisodes de sécher­esse, ren­seigne Lau­rent Bergès. Des bilans récents ont mon­tré que la capac­ité de stock­age du CO₂ par les écosys­tèmes forestiers a été divisée par deux en dix ans. » Jérôme Ogée ajoute : « Des essais en France ont mon­tré que les canicules et la sécher­esse provo­quent des échecs de plan­ta­tion suite à une coupe rase. » Sur ces ter­rains nus, les ampli­tudes de tem­péra­tures jour­nal­ières sont plus élevées, les échanges radi­at­ifs aug­mentent et le sol s’assèche en sur­face. À l’inverse, la présence d’un cou­vert arboré tem­père les extrêmes cli­ma­tiques, lim­i­tant leurs effets néfastes pour la survie des jeunes arbres. « Le change­ment cli­ma­tique remet en cause les pra­tiques de sylvi­cul­ture, qui ne sont plus adap­tées aujourd’hui, con­clut Lau­rent Bergès. Il est néces­saire de réfléchir à de nou­veaux itinéraires sylvi­coles, en ten­ant compte à chaque fois du con­texte dans lequel se trou­ve la par­celle. »

Anaïs Marechal
1Le résumé : http://​www​.gip​-eco​for​.org/​e​x​p​e​r​t​i​s​e​-​c​r​r​e​f​-​c​o​u​p​e​s​-​r​a​s​e​s​-​e​t​-​r​e​n​o​u​v​e​l​l​e​m​e​n​t​-​d​e​s​-​p​e​u​p​l​e​m​e​n​t​s​-​f​o​r​e​s​t​iers/ le rap­port de syn­thèse : http://​www​.gip​-eco​for​.org/​c​r​r​e​f​-​s​y​n​t​h​e​s​e​-​d​e​-​l​e​x​p​e​r​tise/ et le rap­port d’ex­per­tise : http://​www​.gip​-eco​for​.org/​c​r​r​e​f​-​s​y​n​t​h​e​s​e​-​d​e​-​l​e​x​p​e​r​tise/

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