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Biodiversité : comprendre la nature pour mieux la préserver

ADN environnemental : des « codes-barres » pour tracer la biodiversité

Tania Louis, docteure en biologie et chroniqueuse chez Polytechnique Insights 
Le 10 janvier 2023 |
6 min. de lecture
Tania Louis
Tania Louis
docteure en biologie et chroniqueuse chez Polytechnique Insights 
En bref
  • L’ADN environnemental permet d’étudier la présence des êtres vivants dans l’environnement sans mettre en danger les espèces : c’est un outil de suivi des populations.
  • L’analyse de l’ADNe repose sur l’utilisation de codes-barres moléculaires permettant d’identifier une espèce ou une catégorie d’organismes.
  • L’ADNe permet l’étude de la biodiversité, le suivi ciblé de certaines espèces, l’estimation du nombre d’espèces et la reconstruction de régimes alimentaires.
  • Mais l’ADNe ne fournit pas autant d’informations qu’une observation directe, et peut être déplacé ou dégradé.
  • Il est crucial d’optimiser notre étude de l’ADNe de façon à améliorer notre compréhension de la biodiversité.

La bio­di­ver­sité est en pleine crise1 et il est à la fois impor­tant de suiv­re l’évolution des pop­u­la­tions sauvages et de les déranger le moins pos­si­ble. Deux injonc­tions a pri­ori con­tra­dic­toires qu’il devient pos­si­ble de con­cili­er grâce à une source d’informations de plus en plus util­isée : l’ADN envi­ron­nemen­tal (ou ADNe).

Pister les organismes grâce à leur ADN

Dès les années 80, des échan­til­lons col­lec­tés dans l’environnement ont per­mis d’étudier les micro-organ­ismes invis­i­bles qu’ils con­te­naient, via l’analyse de leurs génomes. Cette approche, dévelop­pée grâce aux pro­grès des tech­niques de séquençage et des out­ils infor­ma­tiques, a don­né nais­sance à la métagénomique, c’est-à-dire l’étude à large échelle des génomes (à laque­lle nous avons déjà con­sacré une chronique).

Mais s’il y a des micro-organ­ismes un peu partout, ils ne sont pas les seules sources d’ADN dans l’environnement ! Mucus, peau mortes, poils, car­cass­es, déjec­tions… Tous les êtres vivants, quelle que soit leur taille, lais­sent des traces de leur pas­sage. Et celles-ci peu­vent con­tenir de l’ADN per­me­t­tant de suiv­re leur présence, ce qui a été démon­tré pour la pre­mière fois en 2008 par une équipe du Lab­o­ra­toire d’écologie alpine, qui a iden­ti­fié l’ADN de Grenouilles tau­reau dans dif­férentes mares2.

L’ADNe est donc égale­ment un out­il de suivi des pop­u­la­tions de macro-organ­ismes, dont l’efficacité a été démon­trée dans de nom­breux milieux, des sédi­ments aux fonds marins… Jusqu’à l’air lui-même ! Deux études pub­liées début 202234 ont prou­vé qu’en aspi­rant de l’air dans des zoos et en analysant son con­tenu en ADN, il est pos­si­ble d’identifier des dizaines d’espèces d’animaux vivant dans ou à prox­im­ité de ces zoos. Cette approche promet­teuse ouvre de nou­velles pos­si­bil­ités mais a encore un cer­tain nom­bre de faib­less­es. Pour les com­pren­dre, il faut se pencher plus en détail sur son fonctionnement.

Fig­ure tirée de l’étude réal­isée au zoo d’Hamerton5, mon­trant les dif­férentes espèces iden­ti­fiées par étude de l’ADNe récupéré dans l’air. Les couleurs indiquent le type d’espèce (en jaune : celles util­isées pour nour­rir les rési­dents du zoo !), la taille des dis­ques sym­bol­ise le niveau de détec­tion de chaque espèce.

Faire parler l’ADN environnemental

Une fois récupéré dans l’environnement, l’ADN peut être analysé de trois façons. Une pre­mière con­siste à faire de la métagénomique glob­ale, en séquençant l’ensemble de l’ADN pour ten­ter d’identifier un max­i­mum des génomes présents. Cette approche est adap­tée à l’étude des micro-organ­ismes, qui sont directe­ment con­tenus dans l’échantillon et dont l’ADN est donc bien préservé et présent en grandes quan­tités. Elle est moins per­ti­nente pour les macro-organ­ismes, dont l’ADN est plus rare et plus abîmé dans l’environnement, se trou­vant générale­ment sous la forme de frag­ments de quelques dizaines à quelques mil­liers de nucléotides de long.

L’analyse de ce type d’ADNe repose sur l’utilisation de codes-bar­res molécu­laires (bar­codes), des séquences géné­tiques per­me­t­tant d’identifier une espèce ou une caté­gorie d’organismes. Celles-ci doivent être assez cour­tes pour être repérables dans de l’ADN naturelle­ment frag­men­té. Ces séquences « codes-bar­res » sont ampli­fiées spé­ci­fique­ment par PCR puis séquencées et analysées. Elles peu­vent être plus ou moins spé­ci­fiques, per­me­t­tant de suiv­re une espèce unique, un ensem­ble d’espèces proches ou de réper­to­ri­er plus large­ment la bio­di­ver­sité d’un envi­ron­nement. Selon l’amplitude choisie, on par­le de « bar­cod­ing » ou de « métabar­cod­ing », qui est une forme de métagénomique ciblée.

L’analyse repose ensuite sur la com­para­i­son des codes-bar­res obtenus avec ceux réper­toriés dans des bases de don­nées. Celles-ci sont plus ou moins bien ali­men­tées selon les domaines et c’est un des points faibles de l’étude de l’ADNe : plus les bases de don­nées seront rich­es, moins les analy­ses seront lim­itées. L’accumulation de nou­velles don­nées fait pro­gres­sive­ment évoluer la situation !

Forces et faiblesses de l’ADN environnemental

À l’heure actuelle, l’ADNe a qua­tre types prin­ci­paux  d’applications : l’étude de la bio­di­ver­sité (cat­a­lo­gage des espèces, suivi dans le temps, analyse des fonc­tions biologiques6 …) ; le suivi ciblé de cer­taines espèces (notam­ment des espèces men­acées, inva­sives ou bioindi­ca­tri­ces7) ; l’estimation de l’abondance rel­a­tive d’espèces dans un milieu don­né et la recon­struc­tion de régimes ali­men­taires en analysant l’ADN con­tenu dans des excré­ments8.

Dans cer­tains milieux, comme les sédi­ments et les envi­ron­nements très froids, l’ADNe est préservé pen­dant de longues péri­odes, ce qui per­met de remon­ter le temps. Des chercheurs ont ain­si étudié des uni­cel­lu­laires de la rade de Brest sur une péri­ode de 1 400 ans, faisant ressor­tir l’impact de la Sec­onde Guerre mon­di­ale et des change­ments récents de pra­tiques agri­coles9. Le record d’utilisation d’ADNe en paléoé­colo­gie a été repoussé début décem­bre grâce à des échan­til­lons de pergélisol du Groen­land, qui ont per­mis de recon­stituer un paléo-écosys­tème d’environ deux mil­lions d’années10 !

Dans cer­tains milieux, comme les sédi­ments et les envi­ron­nements très froids, l’ADNe est préservé pen­dant de longues péri­odes, ce qui per­met de remon­ter le temps.

L’ADNe présente égale­ment de nom­breux avan­tages pour l’étude des espèces actuelles. En effet, son prélève­ment est non invasif, ce qui évite de per­turber les milieux étudiés, et très sim­ple. Le tra­vail de ter­rain cor­re­spon­dant néces­site peu de matériel et de for­ma­tion, per­met d’accéder à des lieux inadap­tés aux obser­va­tions directes, peut être gref­fé facile­ment sur des expédi­tions déjà prévues par ailleurs et reste décou­plé du tra­vail d’analyse. Beau­coup moins coû­teux et con­traig­nant que les méth­odes d’observation clas­siques, il per­met de mul­ti­pli­er les prélève­ments et ouvre des pos­si­bil­ités de sur­veil­lance à large échelle spa­tiotem­porelle. Les méth­odes d’analyse se prê­tent elles aus­si à cet élar­gisse­ment, car mutu­alis­er le traite­ment de nom­breux échan­til­lons génère des économies d’échelle.

Aus­si promet­teuse soit-elle, l’utilisation de l’ADNe a cepen­dant des lim­ites. Pour com­mencer, et c’est fon­da­men­tal même si cela paraît évi­dent, détecter l’ADN d’un indi­vidu n’équivaut pas à détecter sa présence. Cela ne dit rien de son état de san­té, de sa taille ou de son stade de développe­ment, autant d’informations qui ne restent acces­si­bles que par des obser­va­tions directes. Cela n’informe pas for­cé­ment non plus sur sa local­i­sa­tion exacte, puisque l’ADN peut être trans­porté dans l’environnement ! Dans les cours d’eau, les espèces peu­vent ain­si laiss­er des traces sur plusieurs kilo­mètres en aval de leur posi­tion réelle.

Réca­pit­u­latif des étapes néces­saires à l’analyse de l’ADN envi­ron­nemen­tal (cadres verts) et des lim­ites asso­ciées (encar­ts rouges). Fig­ure d’après une créa­tion de Paul Castag­né et Garance Casti­no, pour Plan­et Vie11.

Par ailleurs, tous les organ­ismes ne libèrent pas de l’ADN de façon com­pa­ra­ble dans leur envi­ron­nement et, selon la fragilité de la struc­ture con­tenant l’ADN et les con­di­tions du milieu (notam­ment de pH et de tem­péra­ture), l’ADNe peut être dégradé plus ou moins rapi­de­ment. Absence d’ADN ne rime donc pas for­cé­ment avec absence d’une espèce. Àl’inverse, de l’ADN peut facile­ment venir con­t­a­min­er des échan­til­lons, qu’il vienne des expéri­men­ta­teurs et de leur matériel ou d’une autre source. Des restau­rants ou des marchés en zone côtière peu­vent par exem­ple con­duire à la détec­tion d’ADNe de pois­sons ne vivant pas sur place12.

Enfin, les tech­niques de traite­ments bio­molécu­laires et infor­ma­tiques génèrent leurs pro­pres biais. Au-delà du car­ac­tère incom­plet des bases de don­nées, l’amplification par PCR n’est pas aus­si effi­cace sur toutes les séquences d’ADN et, selon les codes-bar­res choi­sis et la façon de les détecter, des faux négat­ifs ou des faux posi­tifs peu­vent appa­raître, ce qui est dif­fi­cile à sur­veiller au cas par cas dans les analy­ses à grande échelle. Ajoutée aux biais d’échantillonnage, cette vari­abil­ité de l’amplification lim­ite la per­ti­nence de l’ADNe comme out­il de quan­tifi­ca­tion. Chaque étude de ce type néces­site des véri­fi­ca­tions métic­uleuses pour s’assurer que les résul­tats obtenus via ADNe sont com­pa­ra­bles à ceux obtenus en comp­tage manuel. Dernière cerise sur le gâteau des com­pli­ca­tions : le séquençage lui-même peut être source d’erreur.

La réso­lu­tion de ces prob­lèmes tech­niques est un enjeu cen­tral pour les équipes s’intéressant à l’ADNe. Plusieurs pro­jets de recherche visent ain­si à réduire les incer­ti­tudes d’analyse, notam­ment en stan­dard­is­ant les pro­to­coles, en ali­men­tant les bases de don­nées et en réper­to­ri­ant des codes-bar­res molécu­laires per­ti­nents13, ce qui présage des amélio­ra­tions à venir.

Pour repren­dre la for­mu­la­tion util­isée par Sam Chew Chin, doc­tor­ant étu­di­ant les pop­u­la­tions de pois­sons via l’ADNe, cet out­il peut être con­sid­éré comme un « nez géné­tique », une « nou­velle façon de sen­tir la biosphère ». Il ne per­met pas de tout détecter de façon par­faite, mais il ouvre des pos­si­bil­ités qui, com­binées aux autres approches, ne pour­ront qu’améliorer notre com­préhen­sion de la biodiversité.

1https://​report​.ipcc​.ch/​a​r​6​w​g​2​/​p​d​f​/​I​P​C​C​_​A​R​6​_​W​G​I​I​_​F​a​c​t​S​h​e​e​t​_​B​i​o​d​i​v​e​r​s​i​t​y.pdf
2https://​roy​al​so​ci​ety​pub​lish​ing​.org/​d​o​i​/​1​0​.​1​0​9​8​/​r​s​b​l​.​2​0​0​8​.0118
3https://​www​.sci​encedi​rect​.com/​s​c​i​e​n​c​e​/​a​r​t​i​c​l​e​/​p​i​i​/​S​0​9​6​0​9​8​2​2​2​1​0​16900
4https://www.cell.com/current-biology/fulltext/S0960-9822(21)01650‑X
5https://www.cell.com/current-biology/fulltext/S0960-9822(21)01650‑X
6Un exem­ple : https://​www​.ajspi​.com/​c​o​m​m​u​n​i​q​u​e​s​-​c​l​u​b​/​c​l​i​m​a​t​-​l​e​-​r​o​l​e​-​m​e​s​e​s​t​i​m​e​-​d​e​-​l​a​-​b​i​o​d​i​v​e​r​s​i​t​e​-​d​e​s​-​a​b​y​s​s​e​s​-​d​a​n​s​-​l​a​-​p​o​m​p​e​-​a​-​c​a​r​b​o​n​e​-​o​c​e​a​n​ique/
7Un exem­ple : https://​www6​.inrae​.fr/​s​y​n​aqua/
8Etude du régime ali­men­taire de l’apron du Rhône : https://​hal​.sci​ence/​h​a​l​-​0​2​4​62400
9https://www.cell.com/current-biology/fulltext/S0960-9822(21)00452–8
10https://www.nature.com/articles/s41586-022–05453‑y
11https://planet-vie.ens.fr/thematiques/ecologie/l‑adn-environnemental-un-nouvel-outil-pour-espionner-les-especes-sauvages
12https://​youtu​.be/​W​H​c​Y​9​d​6​o​q​4​A​?​t​=2630
13Exem­ples d’un pro­jet européen http://​dnaqua​.net/​a​bout/ et d’un pro­jet cana­di­en https://​itrackd​na​.ca/​i​n​d​e​x​.​p​h​p​/​b​u​t​s​-​o​b​j​e​c​t​i​f​s​/​?​l​a​ng=fr

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