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π Science et technologies

« Edge innovation » : une approche créative pour révéler l’inattendu ?

Didier Bazalgette
Didier Bazalgette
officier supérieur au sein de l’armée de Terre et chargé d'enseignement en économie à Sciences Po Paris
Jean LANGLOIS-BERTHELOT
Jean Langlois-Berthelot
spécialiste de l’innovation et des risques complexes
Christophe Gaie
Christophe Gaie
chef de division ingénierie et innovation numérique au sein des services du Premier ministre
En bref
  • L'innovation par les bords explore des recherches atypiques, souvent négligées, qui peuvent mener à des découvertes majeures comme les rayons X ou la théorie de la relativité.
  • Cette approche encourage l'interdisciplinarité, favorisant des synergies innovantes entre différents domaines de recherche.
  • Le redéploiement des ressources vers des projets exploratoires peut diversifier les approches scientifiques et réduire le risque d'impasses.
  • Valoriser les échecs productifs dans ces recherches est crucial, car ils peuvent ouvrir de nouvelles pistes inattendues.
  • L'engagement citoyen enrichit l'innovation par les bords en apportant des perspectives nouvelles et en facilitant l'acceptation sociale des découvertes.

L’innovation par les bor­ds (ou « edge inno­va­tion » en anglais) illus­tre com­ment des investisse­ments dans des recherch­es orig­i­nales ou atyp­iques peu­vent déver­rouiller des voies de recherche et des résul­tats inat­ten­dus, ouvrant ain­si de nou­velles per­spec­tives pour le développe­ment tech­nologique et scientifique.

Enjeux de l’innovation par les bords ou « edge innovation »

L’in­no­va­tion par les bor­ds se réfère à la stratégie d’in­ve­stir dans des pro­jets de recherche hors des sen­tiers bat­tus et des pri­or­ités immé­di­ates de la sci­ence et de la tech­nolo­gie. Con­traire­ment aux recherch­es tra­di­tion­nelles cen­trées sur des objec­tifs claire­ment défi­nis et des appli­ca­tions directes, ces pro­jets explorent des ques­tions périphériques, sou­vent spécu­la­tives, mais qui peu­vent men­er à des décou­vertes révolutionnaires.

L’im­por­tance de cette approche réside dans sa capac­ité à décloi­son­ner la recherche sci­en­tifique et à ouvrir de nou­velles per­spec­tives. En se con­cen­trant sur des domaines plus inso­lites, les chercheurs peu­vent iden­ti­fi­er des con­nex­ions inédites et des solu­tions inno­vantes à des prob­lèmes complexes.

L’his­toire de la sci­ence est riche en exem­ples de décou­vertes majeures résul­tant de recherch­es en apparence mar­ginales. L’un des exem­ples les plus célèbres est celui des rayons X, décou­verts par Wil­helm Con­rad Rönt­gen en 1895 alors qu’il étu­di­ait les pro­priétés des rayons cathodiques1. Cette décou­verte for­tu­ite a révo­lu­tion­né la médecine et la physique, démon­trant l’énorme poten­tiel des recherch­es exploratoires.

De même, la théorie de la rel­a­tiv­ité d’Al­bert Ein­stein a émergé de réflex­ions sur des prob­lèmes de mécanique et d’élec­tro­mag­nétisme qui n’é­taient pas au cen­tre des préoc­cu­pa­tions sci­en­tifiques de son époque. Ces exem­ples illus­trent com­ment l’in­no­va­tion par les bor­ds peut men­er à des avancées sci­en­tifiques et tech­nologiques majeures.

Les champs de recherche non-conventionnels : un terrain fertile pour l’innovation

Un exem­ple emblé­ma­tique de l’in­no­va­tion par les bor­ds est la recherche de sig­naux extrater­restres, notam­ment à tra­vers des ini­tia­tives comme le pro­gramme SETI (Search for Extrater­res­tri­al Intel­li­gence) de Berke­ley et de la NASA2. Bien que la prob­a­bil­ité de détecter des sig­naux extrater­restres soit incer­taine, les tech­nolo­gies et les méth­odes dévelop­pées pour ce type de recherche ont des appli­ca­tions poten­tielles dans d’autres domaines sci­en­tifiques et technologiques.

Les algo­rithmes de traite­ment de don­nées et les tech­niques de détec­tion de sig­naux util­isés par le pro­gramme SETI ont été adap­tés pour analyser de grands ensem­bles de don­nées dans les sci­ences de la vie, la cli­ma­tolo­gie et même la finance. Cette trans­ver­sal­ité des out­ils et des méth­odes illus­tre par­faite­ment le con­cept d’in­no­va­tion par les bords.

Inve­stir dans des recherch­es non-con­ven­tion­nelles peut égale­ment avoir des réper­cus­sions sig­ni­fica­tives sur le développe­ment de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle (IA). Les avancées en IA béné­fi­cient sou­vent de décou­vertes faites dans des domaines apparem­ment sans lien. Par exem­ple, les recherch­es en neu­ro­science ont pro­fondé­ment influ­encé les mod­èles de réseaux de neu­rones util­isés en IA.

Quelles stratégies pour faciliter les innovations par les bords ?

Pour max­imiser les béné­fices de l’in­no­va­tion par les bor­ds, il est déter­mi­nant d’une part, de s’appuyer sur des directeurs de recherche enclins à soutenir cette approche et d’autre part, à met­tre en place des straté­gies spé­ci­fiques visant à opti­miser les ressources existantes.

Proposition 1 : encourager la recherche interdisciplinaire

La col­lab­o­ra­tion entre dif­férentes dis­ci­plines est essen­tielle pour favoris­er l’in­no­va­tion par les bor­ds. En réu­nis­sant des experts de divers domaines, il est pos­si­ble de créer des syn­er­gies qui per­me­t­tent de décou­vrir des solu­tions inno­vantes à des prob­lèmes com­plex­es3. L’intelligence col­lec­tive se nour­rit de la diver­sité des points de vue de telle sorte que « 1 ⊕ 1 = 3 » puisque l’intelligence de deux per­son­nes dépasse la somme de leurs intel­li­gences séparées.

Les insti­tu­tions de recherche et les uni­ver­sités devraient pro­mou­voir des pro­jets inter­dis­ci­plinaires et offrir des plate­formes pour faciliter ces col­lab­o­ra­tions. La mise à l’honneur de méthodolo­gies éprou­vées à l’interdisciplinarité peut jouer un rôle de catal­y­seur dans la démarche, car elle per­met d’en amélior­er l’efficience et donc les résul­tats4.

Une atten­tion par­ti­c­ulière doit être portée aux autres com­posantes de la recherche pour les associ­er à la démarche et pour s’assurer de l’adhésion de la com­mu­nauté. « La recherche inter­dis­ci­plinaire ne se fait pas aux dépens de la recherche fon­da­men­tale, mais vient l’appuyer pour en révéler tout son poten­tiel. »

Proposition 2 : redéployer les ressources existantes

Plutôt que jus­ti­fi­er avec une fréquence exces­sive les bud­gets, il est pos­si­ble de ratio­nalis­er et de redé­ploy­er les ressources exis­tantes vers des pro­jets plus exploratoires. Par exem­ple, en réaf­fec­tant une par­tie des fonds alloués à des pro­jets tra­di­tion­nels à des recherch­es non-con­ven­tion­nelles, il est pos­si­ble de diver­si­fi­er les porte­feuilles de recherche et d’encourager l’innovation.

Ce redé­ploiement peut se con­cré­tis­er par la présen­ta­tion des résul­tats et de la per­for­mance atteinte. En effet, celles-ci se révè­lent sou­vent plus effi­caces sur le long terme56, en par­ti­c­uli­er lorsqu’elles per­me­t­tent de répon­dre à un nou­veau domaine comme l’utilisation de l’intelligence arti­fi­cielle pour l’agriculture, la tran­si­tion écologique, la médecine…

Pour sélec­tion­ner les pro­jets à financer, il est donc pré­con­isé de met­tre en place une grille d’é­val­u­a­tion rigoureuse, priv­ilé­giant les ini­tia­tives présen­tant un fort poten­tiel d’in­no­va­tion dis­rup­tive, un aligne­ment étroit avec les objec­tifs stratégiques de l’or­gan­i­sa­tion et une matu­rité tech­nologique suff­isante pour assur­er leur faisabilité.

Ce redé­ploiement stratégique, en favorisant les pro­jets de recherche exploratoire, offre un for­mi­da­ble levi­er pour stim­uler l’in­no­va­tion. Il per­me­t­tra de dévelop­per de nou­velles con­nais­sances, de repouss­er les fron­tières de notre domaine et d’ac­quérir un avan­tage con­cur­ren­tiel durable. Bien que cette approche com­porte des incer­ti­tudes inhérentes à la recherche, les béné­fices poten­tiels en ter­mes de décou­vertes majeures et de nou­velles appli­ca­tions sont considérables.

Proposition 3 : valoriser les échecs productifs

L’in­no­va­tion par les bor­ds implique sou­vent une part de risque, et il est cru­cial de val­oris­er les échecs pro­duc­tifs. Les échecs dans ces domaines peu­vent fournir des infor­ma­tions pré­cieuses et ouvrir de nou­velles pistes de recherche. Créer une cul­ture qui val­orise l’ex­péri­men­ta­tion et accepte l’échec comme par­tie inté­grante du proces­sus sci­en­tifique est essen­tiel pour encour­ager l’innovation.

Proposition 4 : s’appuyer sur l’engagement citoyen

L’innovation par les bor­ds peut égale­ment appa­raître spon­tané­ment en cas de crise majeure. On pense naturelle­ment à la pandémie du Covid-197, aux événe­ments mil­i­taires majeurs ou au change­ment cli­ma­tique. Lorsque les intérêts com­muns de l’humanité sont en jeu, des citoyens de tous les hori­zons se rassem­blent pour apporter leurs savoirs, leurs com­pé­tences et leurs exper­tis­es au ser­vice de l’intérêt général.

L’innovation par les bor­ds implique sou­vent une part de risque, et il est cru­cial de val­oris­er les échecs productifs.

Pour favoris­er cet engage­ment citoyen, il est alors pos­si­ble de s’appuyer sur plusieurs mécan­ismes. Par exem­ple, les plate­formes de co-créa­tion offrent un espace de dia­logue où citoyens, chercheurs et entre­pris­es peu­vent col­la­bor­er pour définir les enjeux de recherche, co-con­stru­ire des pro­jets et partager les résul­tats. Une autre pos­si­bil­ité con­siste à organ­is­er des con­cours d’idées ouverts à tous. Ceci per­met de recueil­lir des propo­si­tions inno­vantes et de détecter des tal­ents émer­gents. Enfin, l’ouverture des don­nées con­stitue un axe de facil­i­ta­tion majeur pour faire émerg­er ces col­lab­o­ra­tions89.

L’engagement des citoyens offre d’importantes per­spec­tives pour l’innovation par les bor­ds. Cet engage­ment fait émerg­er de nou­velles ques­tions de recherche en met­tant en rela­tion l’ensemble de la société civile dont les chercheurs sont une par­tie prenante active. Il favorise le croise­ment des idées et leur com­bi­nai­son pour répon­dre à des attentes fortes de la pop­u­la­tion et accélère l’adoption des idées et des inno­va­tions, facil­i­tant la dif­fu­sion des connaissances.

En résumé

L’​innovation​ par​ les​ bords​ offre​ une​ perspective​ essentielle​ pour​ élargir​ le​ champ​ de​ la​ recherche​ scientifique​ et​ tech­nologique.​ Cette​ approche,​ qui​ consiste​ à​ explorer​ des​ domaines​ non​-con­ven­tion­nel­s​ ou​ périphériques,​ démontre​ sa​ valeur​ en​ ouvrant​ des​ voies​ de​ découverte​ souvent​ négligées​ par​ les​ méthodes​ tra­di­tion­nelles.​ Les​ exemples​ historiques​ montrent​ que​ des​ percées​ majeures,​ comme​ la​ découverte​ des​ rayons​ X​ ou​ la​ théorie​ de​ la​ rel­a­tiv­ité,​ ont​ émergé​ de​ recherches​ en​ apparence​ mar­ginales,​ soulignant​ l’importance​ de​ soutenir​ ces​ ini­tia­tives.

Dans​ un​ contexte​ de​ recherche​ de​ plus​ en​ plus​ compétitif​ et​ spé­cial­isé,​ l’​innovation​ par​ les​ bords​ se​ révèle​ nécessaire​ pour​ stimuler​ des​ avancées​ dis­rup­tives.​ En​ favorisant​ la​ collaboration​ inter­dis­ci­plinaire,​ en​ redéployant​ les​ ressources​ vers​ des​ projets​ exploratoires,​ et​ en​ valorisant​ les​ échecs​ pro­duc­tifs,​ cette​ méthode​ permet​ de​ diversifier​ les​ approches​ et​ de​ réduire​ le​ risque​ d’impasses​ sci­en­tifiques.​ De​ plus,​ l’implication​ citoyenne​ peut​ enrichir​ cette​ dynamique,​ en​ apportant​ des​ perspectives​ nouvelles​ et​ en​ favorisant​ l’​acceptation​ sociale​ des​ inno­va­tions.

En​ con­clu­sion,​ l’​innovation​ par​ les​ bords​ n’est​ pas​ seulement​ une​ option,​ mais​ une​ nécessité​ pour​ les​ institutions​ de​ recherche​ qui​ souhaitent​ rester​ à​ la​ pointe​ de​ la​ découverte​ scientifique​ et​ tech­nologique.​ Elle​ constitue​ un​ complément​ indispensable​ aux​ approches​ tra­di­tion­nelles,​ permettant​ d’​explorer​ des​ territoires​ inexplorés​ et​ d’anticiper​ les​ défis​ futurs.

1Nüsslin, Fridtjof. “Wil­helm Con­rad Rönt­gen: The sci­en­tist and his dis­cov­ery.” Phys­i­ca Med­ica 79 (Novem­ber 1, 2020): 65–68. https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​1​6​/​j​.​e​j​m​p​.​2​0​2​0​.​1​0.010.
2Mor­ri­son, Philip, John Billing­ham, and John Wolfe. “The Search for Extrater­res­tri­al Intel­li­gence (SETI).” NASA Tech­ni­cal Reports Serv­er (NTRS), Jan­u­ary 1, 1977. https://​ntrs​.nasa​.gov/​c​i​t​a​t​i​o​n​s​/​1​9​7​8​0​0​10828.
3Tobi, H., Kam­p­en, J.K. Research design: the method­ol­o­gy for inter­dis­ci­pli­nary research frame­work. Qual Quant 52, 1209–1225 (2018). https://doi.org/10.1007/s11135-017‑0513‑8
4Van Noor­den, R. Inter­dis­ci­pli­nary research by the num­bers. Nature 525, 306–307 (2015). https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​3​8​/​5​2​5306a
5Sun, Y., Livan, G., Ma, A. et al. Inter­dis­ci­pli­nary researchers attain bet­ter long-term fund­ing per­for­mance. Com­mun Phys 4, 263 (2021). https://doi.org/10.1038/s42005-021–00769‑z
6Rons, Nadine. “Inter­dis­ci­pli­nary Research Col­lab­o­ra­tions: Eval­u­a­tion of a Fund­ing Pro­gram.” Coll­net Jour­nal of Sci­en­to­met­rics and Infor­ma­tion Man­age­ment 5, no. 1 (June 1, 2011): 17–32. https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​8​0​/​0​9​7​3​7​7​6​6​.​2​0​1​1​.​1​0​7​00900.
7Sharachchan­dra Lélé, Richard B. Nor­gaard, Prac­tic­ing Inter­dis­ci­pli­nar­i­ty, Bio­Science, Vol­ume 55, Issue 11, Novem­ber 2005, Pages 967–975, https://doi.org/10.1641/0006–3568(2005)055[0967:PI]2.0.CO;2
8Gaie, Mueck “Pub­lic ser­vices data ana­lyt­ics using arti­fi­cial intel­li­gence solu­tions derived from telecom­mu­ni­ca­tions sys­tems.” Inter­na­tion­al Jour­nal of Busi­ness Intel­li­gence and Sys­tems Engi­neer­ing 1, no. 4 (Jan­u­ary 1, 2021): 283. https://​doi​.org/​1​0​.​1​5​0​4​/​i​j​b​i​s​e​.​2​0​2​1​.​1​22747.
9Evans, A. M., & Cam­pos, A. (2013). OPEN GOVERNMENT INITIATIVES: CHALLENGES OF CITIZEN PARTICIPATION. Jour­nal of Pol­i­cy Analy­sis and Man­age­ment, 32(1), 172–185. http://​www​.jstor​.org/​s​t​a​b​l​e​/​4​2​0​01520

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