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Satellites, trous noirs, exoplanètes : quand la science voyage au-delà de la Terre

Trous noirs : sont-ils stables ?

Arthur Touati, doctorant en mathématiques à l’École polytechnique (IP Paris)
Le 1 juin 2022 |
5 min. de lecture
Arthur Touati 1
Arthur Touati
doctorant en mathématiques à l’École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • Les trous noirs ont d’abord été des objets mathématiques, sous-produits inattendus de la théorie de la relativité générale publiée en 1915 par Albert Einstein.
  • Si la densité d’un corps dépasse un certain seuil, celui-ci déformera l’espace autour de lui et deviendra un trou noir. Par exemple, pour que la Terre soit un trou noir, il faudrait la faire rentrer dans une pistache.
  • Récemment, deux mathématiciens ont démontré que ces objets surprenants sont stables, première étape vers la compréhension de la conjecture de l’état final.
  • On peut espèrer, d’ici peu et grâce aux nouvelles technologies, observer la naissance ou du moins la jeunesse d’un trou noir afin de mieux les comprendre.

Ein­stein ne croy­ait pas aux trous noirs, mais les obser­va­tions (indi­rectes) des années 2010 lui don­nent tort : les trous noirs sont bel et bien réels. Véri­ta­bles super­stars de la sci­ence mod­erne, ils fasci­nent bien au-delà des com­mu­nautés académiques qui les étu­di­ent. Tour d’horizon d’un siè­cle de trous noirs, des pre­miers cal­culs de Schwarz­schild aux récents travaux de Szef­tel et Klainerman.

Des goinfres cosmiques

His­torique­ment, les trous noirs ont d’abord été des objets math­é­ma­tiques, sous- pro­duits inat­ten­dus de la théorie de la rel­a­tiv­ité générale. Cette dernière, pub­liée en 1915 par Albert Ein­stein, révo­lu­tion­na notre con­cep­tion de la grav­i­ta­tion et de l’espace qui nous entoure. Dans cette théorie, l’espace et le temps for­ment un con­tin­u­um qui pos­sède une géométrie pro­pre. En par­ti­c­uli­er, l’espace-temps peut se courber sous l’action de la matière, a l’image d’un drap sup­por­t­ant un objet lourd. Pour décrire cette cour­bu­re, Ein­stein énonce une équa­tion qui porte aujourd’hui son nom :

Quelques mois seule­ment après ces pub­li­ca­tions, le physi­cien alle­mand Karl Schwarz­schild, alors mobil­isé sur le front russe de la Grande guerre, décou­vre une solu­tion par­ti­c­ulière à ces équa­tions. Appelée la métrique de Schwarz­schild, elle décrit l’espace-temps au voisi­nage d’un corps à symétrie sphérique, comme une étoile ou une planète. Si la den­sité de ce corps dépasse un cer­tain seuil, il s’agit d’un trou noir. La den­sité d’un tel objet est tout bon­nement déli­rante : pour trans­former la Terre en trou noir, il faudrait la faire ren­tr­er dans une pis­tache ! Les trous noirs sont telle­ment dens­es que rien ne peut leur échap­per : une fois passé leur fron­tière, l’horizon des évène­ments, tout objet restera à jamais empris­on­né. Cela s’applique aus­si à la lumière ! Ain­si, les trous noirs n’émettent aucune lumière, d’où leur nom.

Comment les observer ?

Prob­lème : toutes nos obser­va­tions astronomiques se fondent sur l’étude de la lumière venue du cos­mos, récupérée par des téle­scopes ou par nos yeux. Pour observ­er des trous noirs, il faut donc ruser !

Une solu­tion rad­i­cale con­siste à ne plus s’intéresser aux ondes lumineuses et à détecter les ondes grav­i­ta­tion­nelles. Autre pré­dic­tion spec­tac­u­laire de la rel­a­tiv­ité générale, ces vagues de l’espace-temps sont la trace de phénomènes cat­a­clysmiques tels que la fusion de deux trous noirs. Elles se propa­gent à la vitesse de la lumière et nous pou­vons détecter leur pas­sage grâce aux inter­féromètres géants de la col­lab­o­ra­tion LIGO-VIRGO. Ces détecteurs d’envergure kilo­métrique ont per­mis en 2015 la pre­mière obser­va­tion indi­recte des trous noirs.

La pre­mière pho­togra­phie d’un trou noir, quant à elle, date de 2019. Dans ce cas, ce n’est pas le trou noir que l’on observe mais le disque com­posé de matière incan­des­cente prête à se faire dévor­er orbi­tant autour de l’astre géant.

Naissance incertaine

Bien avant qu’une obser­va­tion ne serait-ce qu’indirecte ne puisse être envis­agée, les math­é­ma­tiques con­sti­tu­aient le meilleur out­il pour s’attaquer aux mys­tères entourant les trous noirs. En haut de la liste fig­u­rait la ques­tion de la for­ma­tion des trous noirs. Quel mécan­isme peut accouch­er de tels monstres ?

Dans les années 1960, le physicien/mathématicien Roger Pen­rose tra­vaille sur cette ques­tion et démon­tre son théorème de for­ma­tion des sin­gu­lar­ités1. Ce dernier stip­ule que la sin­gu­lar­ité au cen­tre des trous noirs, cat­a­strophique du point de vue de la causal­ité, se forme néces­saire­ment si l’espace-temps sat­is­fait locale­ment des con­di­tions de cour­bu­re très forte. De telles con­di­tions peu­vent être réu­nies lors de l’effondrement grav­i­ta­tion­nel d’une étoile en fin de vie, provo­qué par l’épuisement de son car­bu­rant. Ces travaux valent à Pen­rose le prix Nobel de physique 2019, et per­mirent de com­pren­dre que la mort d’une étoile peut déclencher la nais­sance d’un trou noir.

Une conjecture devenue théorème

Les pro­grès tech­niques de l’astronomie mod­erne nous per­me­t­tent d’observer des astres tou­jours plus loin­tains, et ain­si son­der leur passé. On peut donc espér­er observ­er la nais­sance, ou tout du moins la jeunesse, des trous noirs. Mais une autre ques­tion de taille échappe à nos téle­scopes : le futur des trous noirs. En par­ti­c­uli­er, sont-ils stables ?

En physique, on préfère les objets sta­bles aux objets insta­bles. Imag­inez une boule placée au som­met d’une colline : si on la pousse légère­ment, elle dévale la pente ! Le som­met de la colline est donc une posi­tion insta­ble, qui ne résiste pas à de petites per­tur­ba­tions. A l’inverse, on peut se con­va­in­cre que le fond d’un trou est une posi­tion sta­ble. Le téle­scope spa­tial James Webb illus­tre à mer­veille ces con­cepts : il a pour des­ti­na­tion le point de Lagrange L2, posi­tion sta­ble sous per­tur­ba­tion angu­laire, mais insta­ble sous per­tur­ba­tion radiale…

James Webb telescope.

La ques­tion de la sta­bil­ité des trous noirs se for­mule alors ain­si : qu’arrive- t‑il à une solu­tion de Schwarz­schild représen­tant un trou noir si elle est légère­ment per­tur­bée ? Revient-elle à l’équilibre comme la boule au fond du trou ? Oui, selon deux longs arti­cles récents23 par les math­é­mati­ciens Jérémie Szef­tel et Sergiu Klain­er­man. Aboutisse­ment de dix années de recherche, leur démon­stra­tion repose sur une com­préhen­sion fine de la géométrie des trous noirs, ain­si que sur le développe­ment de nom­breuses tech­niques d’analyse des équa­tions aux dérivées partielles.

L’état final de notre univers

La réso­lu­tion de la con­jec­ture de sta­bil­ité des trous noirs par Szef­tel et Klain­er­man est un exploit math­é­ma­tique majeur, mais leurs travaux ne mar­quent pas la fin de l’histoire, bien au con­traire. Leur objec­tif ultime porte le doux nom de con­jec­ture de l’état final. En des ter­mes sim­ples, elle stip­ule que dans un futur extrême­ment loin­tain, l’univers ne sera con­sti­tué que de trous noirs s’éloignant les uns des autres. Dans ce scé­nario, si deux trous noirs sont trop proches, ils fusion­nent en libérant des ondes gravitationnelles.

Démon­tr­er math­é­ma­tique­ment cette con­jec­ture néces­site de résoudre de nom­breuses ques­tions inter­mé­di­aires, dont la con­jec­ture de sta­bil­ité des trous noirs. En effet, si tout le con­tenu de notre univers con­verge à terme vers des trous noirs, il faut que les trous noirs eux-mêmes « con­ver­gent vers eux-mêmes », c’est-à-dire qu’ils soient sta­bles ! Une autre « sous-con­jec­ture » est celle de la cen­sure cos­mique, intro­duite par Pen­rose en 1969, qui prédit que les sin­gu­lar­ités telles que celles que l’on trou­ve au cen­tre des trous noirs ne peu­vent être « nues », c’est-à-dire exis­ter sans un hori­zon des évène­ments autour d’elles qui pro­tège l’univers de leur car­ac­tère paradoxal.

La con­jec­ture de l’état final et la plu­part de ses « sous-con­jec­tures » sont  encore hors de portée aujourd’hui. Elles occu­per­ont sûre­ment les math­é­mati­ci­ennes et math­é­mati­ciens de la rel­a­tiv­ité générale pen­dant des dizaines, voire des cen­taines d’années. Mal­gré ses ten­ta­tives pour décrire la fin de l’univers, la recherche physi­co- math­é­ma­tique est réelle­ment sans fin.

Pour en savoir plus 

Voy­age au Coeur de l’Espace-Temps, Stéphane d’Ascoli et Arthur Touati (2021), First Edi­tions 

1Roger Pen­rose. Tech­niques of dif­fer­en­tial topol­o­gy in rel­a­tiv­i­ty. Con­fer­ence Board of the Math­e­mat­i­cal Sci­ences Region­al Con­fer­ence Series in Applied Math­e­mat­ics, No. 7. Soci­ety for Indus­tri­al and Applied Math­e­mat­ics, Philadel­phia, Pa., 1972
2Sergiu Klain­er­man and Jérémie Szef­tel. Glob­al non­lin­ear sta­bil­i­ty of Schwarz­schild space­time under polar­ized per­tur­ba­tions, vol­ume 210 of Annals of Math­e­mat­ics Stud­ies. Prince­ton Uni­ver­si­ty Press, Prince­ton, NJ, 2020
3Sergiu Klain­er­man and Jérémie Szef­tel. Kerr sta­bil­i­ty for small angu­lar momen­tum. 2021

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