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Agilité stratégique : comment anticiper pour mieux décider dans un contexte de guerre hybride

Ludovic Chaker_VF
Ludovic Chaker
directeur d’administration centrale en « anticipation stratégique » à la direction générale de l'armement (DGA)
Jean LANGLOIS-BERTHELOT
Jean Langlois-Berthelot
docteur en mathématiques appliquées et chef de division au sein de l'armée de Terre
En bref
  • Des hauts fonctionnaires français se sont réunis en octobre 2025 pour discuter de l’amélioration des décisions stratégiques grâce aux sciences cognitives.
  • Cette intervention a suscité un intérêt au-delà du monde militaire, notamment pour les administrations civiles, afin de répondre aux impacts de la crise climatique, aux tensions géopolitiques et aux disruptions technologiques.
  • Depuis plusieurs années, la Direction générale de l'armement (DGA) a structuré une approche originale de l'anticipation par sa Red Team et par son programme Radar.
  • Un des programmes expérimentaux sur l’innovation et les risques complexes, menés par l'Agence de l'innovation de défense (AID), analyse l'anticipation dans les systèmes technico-humains.
  • La capacité d'anticipation est stratégique et devient un avantage compétitif majeur face à la puissance de feu et la supériorité numérique.

Face à l’ac­céléra­tion tech­nologique et à la mul­ti­pli­ca­tion des crises, l’É­tat français développe dis­crète­ment une nou­velle généra­tion d’outils stratégiques. Entre intel­li­gence arti­fi­cielle, neu­ro­sciences, biotech­nolo­gies, sci­ences com­porte­men­tales et antic­i­pa­tion, une révo­lu­tion silen­cieuse trans­forme la manière dont les hauts fonc­tion­naires et mil­i­taires français pré­par­ent l’avenir.

Le 14 octo­bre 2025, une cen­taine de hauts fonc­tion­naires français se réu­nis­saient à l’In­sti­tut nation­al du ser­vice pub­lic pour une ses­sion inhab­ituelle. Au pro­gramme : com­ment les sci­ences cog­ni­tives peu­vent trans­former la prise de déci­sion stratégique. Loin des amphithéâtres tra­di­tion­nels, cette ren­con­tre illus­tre un tour­nant dans la for­ma­tion des élites admin­is­tra­tives français­es. Car, dans un monde où l’Ukraine utilise des drones à bas prix con­tre des chars russ­es, où l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle génère de la dés­in­for­ma­tion en quelques sec­on­des et où les cyber­at­taques paral­y­sent des infra­struc­tures cri­tiques en quelques heures, la supéri­or­ité tech­nologique seule ne suf­fit plus.

L’en­jeu ? Anticiper non seule­ment les inno­va­tions tech­niques, mais surtout leurs effets sur la déci­sion humaine et la con­duite des opéra­tions. La tech­nolo­gie demeure un moyen et non une final­ité : ce qui importe véri­ta­ble­ment, c’est d’en appréhen­der l’in­flu­ence sur notre per­cep­tion tem­porelle, nos proces­sus déci­sion­nels en sit­u­a­tion de pres­sion et notre fac­ulté d’adap­ta­tion au chaos. 

Des « Red Teams » pour imaginer l’impensable

Depuis plusieurs années, la Direc­tion générale de l’arme­ment (DGA) a struc­turé une approche orig­i­nale de l’an­tic­i­pa­tion. D’un côté, sa Red Team — com­posée d’au­teurs de sci­ence-fic­tion, de sci­en­tifiques et d’of­ficiers — imag­ine les rup­tures futures et les scé­nar­ios de sur­prise stratégique. De l’autre, le pro­gramme Radar capte et analyse les sig­naux faibles : pub­li­ca­tions sci­en­tifiques émer­gentes, brevets dis­rup­tifs, inno­va­tions cog­ni­tives qui pour­raient boule­vers­er l’équili­bre stratégique.

Cette archi­tec­ture reflète une philoso­phie : ne plus se con­tenter de prévoir, mais créer les con­di­tions d’une véri­ta­ble agilité stratégique. Quand la Red Team explore des futurs pos­si­bles — une guerre spa­tiale, l’ef­fon­drement d’une infra­struc­ture numérique majeure, l’émer­gence d’une nou­velle forme de con­flit hybride — Radar véri­fie si les angles morts exis­tent déjà dans les lab­o­ra­toires ou sur les théâtres d’opérations.

Entre 2020 et 2023, l’A­gence de l’in­no­va­tion de défense (AID) a lancé plusieurs pro­grammes expéri­men­taux sur l’innovation et les risques com­plex­es dans des écoles d’ingénieurs du min­istère des Armées. L’un d’eux, mené avec l’É­cole poly­tech­nique (IP Paris), a même con­duit à l’en­voi d’un expert à l’Université de Stan­ford pour étudi­er l’an­tic­i­pa­tion dans les sys­tèmes tech­ni­co-humains ; ces envi­ron­nements où l’hu­main et la machine inter­agis­sent de manière si étroite qu’ils for­ment un sys­tème unique.

Par­al­lèle­ment, des ini­tia­tives mil­i­taires plus con­fi­den­tielles ont exploré la « cog­ni­tion sous pres­sion ». Le groupe Cog­ni­tion et Mon­des Virtuels, créé en 2022 au sein du Cen­tre de doc­trine et d’en­seigne­ment du com­man­de­ment (CDEC), a étudié com­ment les mil­i­taires pren­nent leurs déci­sions dans des envi­ron­nements sat­urés d’in­for­ma­tions, par­fois con­tra­dic­toires. Leurs con­clu­sions : dans un con­flit mod­erne, la vic­toire appar­tient sou­vent à celui qui main­tient sa clarté cog­ni­tive quand l’ad­ver­saire som­bre dans la confusion.

Ces travaux, dont une par­tie reste clas­si­fiée, ont depuis irrigué des for­ma­tions de l’É­cole de Guerre et du Cen­tre de l’en­seigne­ment mil­i­taire supérieur Terre (CEMST). Des officiers sélec­tion­nés y appren­nent à nav­iguer dans ce que les rap­ports du CEMST de 2023–2024 appel­lent la « super­po­si­tion déci­sion­nelle ». Autrement dit, cette sit­u­a­tion où plusieurs options sem­blent simul­tané­ment pos­si­bles jusqu’à ce qu’une déci­sion force le sys­tème à bas­culer dans une direction.

Un continuum stratégique unique

L’in­ter­ven­tion d’octobre 2025 a sus­cité un intérêt inat­ten­du au-delà du monde mil­i­taire. Plusieurs min­istères — Économie, Cul­ture, Écolo­gie, Intérieur — ont sol­lic­ité des dis­cus­sions appro­fondies pour inté­gr­er ces approches dans leurs pro­pres proces­sus déci­sion­nels. Une recon­nais­sance implicite : face aux crises cli­ma­tiques, aux ten­sions géopoli­tiques et aux dis­rup­tions tech­nologiques, les admin­is­tra­tions civiles ont besoin des mêmes capac­ités d’an­tic­i­pa­tion que les armées.

Bercy réflé­chit ain­si à mieux anticiper les chocs économiques et financiers. Le min­istère de la Cul­ture s’in­ter­roge sur la préser­va­tion du pat­ri­moine face aux risques sys­témiques. Le min­istère de la tran­si­tion écologique souhaite met­tre en place une « Green Team » sur le mod­èle de la Red Team de la DGA. Quant à l’In­térieur, la ges­tion des crises et des urgences requiert une com­préhen­sion fine des dynamiques cog­ni­tives col­lec­tives : com­ment une pop­u­la­tion réag­it-elle face à une cat­a­stro­phe ? Quels biais cog­ni­tifs ampli­fient la panique ou, au con­traire, favorisent la résilience ? Ce qui émerge de ces ini­tia­tives, c’est un con­tin­u­um stratégique rarement aus­si inté­gré. De la prospec­tive de la DGA aux salles de com­man­de­ment tac­tiques, de l’in­no­va­tion duale aux mémoires de l’É­cole de Guerre, une même logique tra­verse l’é­cosys­tème français : anticiper, expéri­menter, former.

Chaque sig­nal tech­nologique mod­i­fie la per­cep­tion et la tem­po­ral­ité de l’opéra­teur ; chaque déci­sion humaine recon­fig­ure la dynamique du sys­tème. L’en­jeu n’est plus de mul­ti­pli­er les capac­ités tech­niques — satel­lites, drones, sys­tèmes d’armes — mais de main­tenir la cohérence d’ensem­ble : la sta­bil­ité des boucles de com­man­de­ment, la flu­id­ité des flux d’in­for­ma­tion, la clarté des inter­faces homme-machine.

Une révolution discrète, mais déterminante

Dans un con­texte inter­na­tion­al ten­du — de la guerre en Ukraine aux fric­tions en mer de Chine, de la course à l’IA au retour des logiques de blocs — cette capac­ité d’an­tic­i­pa­tion stratégique devient un avan­tage com­péti­tif majeur. Alors que cer­tains pays mis­ent exclu­sive­ment sur la puis­sance de feu ou la supéri­or­ité numérique, la France parie sur l’in­tel­li­gence de la décision.

Le tra­vail reste en évo­lu­tion. Une par­tie demeur­era volon­taire­ment con­fi­den­tielle, car l’an­tic­i­pa­tion ne fonc­tionne que si l’ad­ver­saire ne peut la prévoir. Mais la direc­tion est claire : entre prospec­tive et opéra­tion, entre lab­o­ra­toire et théâtre, l’é­cosys­tème stratégique français con­firme sa capac­ité à penser l’avenir autrement. Non pas en le prédis­ant, mais en s’y pré­parant avec créa­tiv­ité, réal­isme et lucid­ité. Dans la guerre cog­ni­tive qui se des­sine, cette lucid­ité pour­rait faire toute la différence.

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