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Set of different legumes in glass jars on, concrete white table. A source of protein for vegetarians. The concept of healthy eating and food storage.
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Mettre la vie en pause… ou mourir temporairement

Tania Louis
Tania Louis
docteure en biologie et chroniqueuse chez Polytechnique Insights 
En bref
  • La mort est un processus à la définition complexe, marqué par différents éléments caractéristiques.
  • Le monde du vivant est rempli d’exemples qui en bousculent notre représentation binaire.
  • Les graines, notamment, peuvent se maintenir dans un état d’inactivité, appelé dormance, jusqu’à ce que de bonnes conditions extérieures déclenchent leur germination.
  • La dormance ou la cryptobiose (une forme de mort temporaire) peuvent devenir de véritables capsules temporelles, qui confèrent aux organismes une longévité remarquable.
  • Ces différentes formes de vies ralenties ouvrent un débat sur notre définition de la mort et du monde qui nous entoure.

Arrêt du cœur, absence d’activité cérébrale, refroidisse­ment du corps et, finale­ment, dis­pari­tion de l’activité molécu­laire au sein de chaque cel­lule. Même s’ils ne sont pas simul­tanés, la mort humaine est mar­quée par dif­férents élé­ments car­ac­téris­tiques. Toute­fois, déter­min­er le car­ac­tère mort ou vivant d’un organ­isme n’est pas tou­jours évi­dent. Il y a des sit­u­a­tions clin­iques com­plex­es, des ani­maux qui pra­tiquent la thanatose, ou sim­u­la­tion de la mort, pour dis­suad­er leurs pré­da­teurs… Et de nom­breux organ­ismes peu­vent pass­er par des états qui inter­ro­gent notre vision binaire de la vie et de la mort.

Dans les plac­ards de votre cui­sine se trou­vent peut-être du riz, des lentilles, des noix, des pommes de terre, des oignons, des pommes… Toutes ces struc­tures sont d’origine végé­tale. Autrement dit, elles ont été vivantes. Mais lesquelles le sont tou­jours ? Dans cer­tains cas, la réponse est évi­dente : une tige qui s’échappe d’un filet de pommes de terre ou un germe qui perce la peau d’un oignon sont des indices peu sub­tils. Il y a bien de la vie dans vos plac­ards. Mais ce n’est pas tou­jours aus­si net : com­ment dif­férenci­er une lentille morte d’une lentille vivante ?

Cet arti­cle fait par­tie de notre mag­a­zine Le 3,14 sur la mort.
Décou­vrez-le ici.

Les graines sont des struc­tures repro­duc­tri­ces, con­tenant un embry­on et des réserves nutri­tives à l’abri d’un tégu­ment pro­tecteur. Elles sont capa­bles de se main­tenir dans un état d’inactivité appar­ente jusqu’à ce que les con­di­tions extérieures (tem­péra­ture, lumi­nosité, humid­ité…) déclenchent la ger­mi­na­tion. Dans l’intervalle, elles ne man­i­fes­tent pas de signe de vie, mais ne sont pas mortes pour autant. Elles se trou­vent en réal­ité dans un état de vie extrême­ment ralen­tie qu’on appelle la dor­mance. Et cet état est réversible : si vous placez des lentilles sur du coton mouil­lé, elles vont vraisem­blable­ment finir par ger­mer. Inutile en revanche de ten­ter la même chose avec du riz blanc. Ces graines-là ont été décor­tiquées et seul le tis­su nutri­tif qu’elles con­te­naient est arrivé jusqu’à votre cuisine.

Ralentir la vie au point de l’arrêter

La dor­mance est un phénomène très répan­du dans le monde vivant. Chez cer­tains organ­ismes, elle est sys­té­ma­tique et pro­gram­mée géné­tique­ment, alors que d’autres ne la déclenchent que lorsque leurs con­di­tions de vie devi­en­nent trop défa­vor­ables. On par­le égale­ment de dia­pause ou de qui­es­cence pour désign­er cer­taines formes de ralen­tisse­ment de la vie. Comme les plantes à graines, dif­férents mam­mifères peu­vent par exem­ple met­tre leur repro­duc­tion en pause, les femelles con­ser­vant des embryons sans les implanter tout de suite dans leur utérus. Ce proces­sus, appelé dia­pause embry­on­naire1, per­met d’adapter les cycles de vie aux ressources disponibles – vari­ant selon les saisons – et d’assurer à la descen­dance les meilleures con­di­tions d’accueil possibles.

Chez cer­tains organ­ismes, le métab­o­lisme ne se con­tente pas de ralen­tir : il s’arrête. On dit qu’ils sont en cryp­to­biose, c’est-à-dire lit­térale­ment en « vie cachée ». Ils ne sont pas morts, puisque cet état est réversible, mais ils ne sont plus man­i­feste­ment vivants. La cryp­to­biose peut ain­si être con­sid­érée comme de la vie à l’état latent, une forme de mort tem­po­raire, ou comme un troisième état, dif­férent à la fois de la vie et de la mort2. De fait, la phys­i­olo­gie des organ­ismes en cryp­to­biose est pro­fondé­ment modifiée.

Il existe plusieurs formes de cryp­to­bios­es, liées à dif­férentes con­di­tions extrêmes. La plus étudiée est l’anhydrobiose. Elle est car­ac­térisée par la perte de la qua­si-total­ité de l’eau d’un organ­isme, pour­tant essen­tielle au main­tien de son intégrité, de l’échelle du corps entier à celle des molécules3. Rem­place­ment local de l’eau, tran­si­tion vers un état vit­ri­fié ou pro­tec­tion spé­ci­fique de cer­tains com­posés, dif­férentes adap­ta­tions molécu­laires per­me­t­tent de tolér­er ce change­ment dras­tique4. Si bien que, lorsqu’ils sont réhy­dratés, les organ­ismes anhy­dro­bi­o­tiques peu­vent revenir à la vie, on par­le d’ailleurs de revivis­cence. La com­préhen­sion des mécan­ismes impliqués dans ce phénomène peut être une source d’innovation pour tous les procédés de con­ser­va­tion de struc­tures biologiques par séchage ou con­géla­tion, aus­si bien en médecine qu’en agro-alimentaire.

L’inventivité des micro-organismes

La cryp­to­biose existe sur toutes les branch­es de l’arbre du vivant. Des ani­maux en sont capa­bles, notam­ment les rotifères, des néma­todes et les fameux tardi­grades5. Mais des plantes sont égale­ment con­cernées, comme les mouss­es et cer­taines fougères. La liste s’étend aux lichens, aux champignons et à de nom­breux uni­cel­lu­laires, eucary­otes et pro­cary­otes. Beau­coup de micro-organ­ismes peu­vent, par ailleurs, for­mer des struc­tures de résis­tance, plus ou moins déshy­dratées, à l’activité métabolique ralen­tie, voire arrêtée.

Cer­tains champignons et myx­omy­cètes, comme le blob Physarum poly­cephalum, tra­versent les péri­odes dif­fi­ciles sous la forme de sclérotes desséchés. Les bac­téries peu­vent se divis­er de façon asymétrique pour pro­duire des endospores extrême­ment résis­tantes, y com­pris à la chaleur et aux antibi­o­tiques. De nom­breux pro­tistes, inclass­ables uni­cel­lu­laires eucary­otes qui ne sont ni des ani­maux, ni des végé­taux, ni des champignons, for­ment quant à eux des kystes. Résis­tantes au froid et à la dessi­ca­tion, ces struc­tures per­me­t­tent à de nom­breuses espèces par­a­sites de se dis­sémin­er. Ce qui n’est pas sans rap­pel­er, les par­tic­ules virales qui sont inertes dans le milieu extérieur jusqu’à ce qu’elles ren­con­trent une cel­lule à infecter.

Qu’il s’agisse de dor­mance ou de réelle cryp­to­biose avec arrêt du métab­o­lisme (ce qui n’est pas évi­dent à déter­min­er en pra­tique6), ces états éton­nants peu­vent devenir de véri­ta­bles cap­sules tem­porelles, notam­ment quand ils sont placés dans des con­di­tions de con­ser­va­tion favor­ables. Des kystes ont ain­si été ramenés à la vie après avoir passé une cen­taine d’années dans les sédi­ments d’un fjord sué­dois7 ou du fond de la mer Bal­tique8. Des mouss­es ont été ran­imées après un mil­lé­naire dans le pergélisol antarc­tique9. Côté arc­tique, des néma­todes sor­tis d’un pergélisol daté de 30 000 à 40 000 ans ont repris vie en lab­o­ra­toire10, ain­si que des rotifères parthénogéné­tiques enfouis depuis env­i­ron 24 000 ans11. Les plus anciens virus encore infec­tieux, tirés de sols gelés sibériens, sont des virus géants infec­tant des amibes et flir­tent quant à eux avec les 50 000 ans…

Interroger nos définitions

L’existence de dif­férentes formes de vie ralen­tie ou à l’arrêt sus­cite des débats par­mi les spé­cial­istes : où s’arrête la dor­mance et où com­mence la cryp­to­biose ? La sec­onde n’est-elle pas qu’une forme extrême de la pre­mière ? Quelles struc­tures entrent dans quelles caté­gories ? Le monde qui nous entoure est en réal­ité un con­tin­u­um, dans lequel il peut paraître vain d’essayer de dis­tinguer des caté­gories nettes. Et cela con­cerne aus­si les notions de vie et de mort. Qu’on priv­ilégie une déf­i­ni­tion basée sur les fonc­tions, les struc­tures, la physi­co-chimie ou la philoso­phie, les cas extrêmes sont pré­cieux pour nour­rir nos réflexions.

Peut-on dire que les ani­maux micro­scopiques qui ont survécu plusieurs dizaines de mil­liers d’années dans des sols gelés y ont « vécu » ? Ont-ils une durée de vie extrême­ment longue, ont-ils été tem­po­raire­ment morts, ou ont-ils con­nu un état qui ne relève ni de la vie ni de la mort ? Ces ques­tions sem­blent tirées d’œuvres de sci­ence-fic­tion, impli­quant de longs voy­ages inter­stel­laires, mais elles sont posées par des organ­ismes qui vivent aujourd’hui sur notre planète. Et il n’y a, pour l’instant, pas de con­sen­sus sur les répons­es à leur apporter.

1Char­lotte Cristin. La dia­pause embry­on­naire et sa régu­la­tion chez les mam­mifères, étude bib­li­ographique de 1850 à nos jours. Sci­ences du Vivant [q‑bio]. 2022.  
2James S. Clegg. Cryp­to­bio­sis — a pecu­liar state of bio­log­i­cal orga­ni­za­tion. Com­par­a­tive Bio­chem­istry and Phys­i­ol­o­gy Part B: Bio­chem­istry and Mol­e­c­u­lar Biol­o­gy, Vol­ume 128, Issue 4, 2001, Pages 613–624, ISSN 1096–4959.
3Grzyb, T.; Skłodows­ka. A. Intro­duc­tion to Bac­te­r­i­al Anhy­dro­bio­sis: A Gen­er­al Per­spec­tive and the Mech­a­nisms of Des­ic­ca­tion-Asso­ci­at­ed Dam­ageMicroor­gan­isms 2022, 10, 432.  
4Hib­sh­man Jonathan D., Clegg James S., Gold­stein Bob. Mech­a­nisms of Des­ic­ca­tion Tol­er­ance: Themes and Vari­a­tions in Brine Shrimp, Round­worms, and Tardi­grades. Fron­tiers in Phys­i­ol­o­gy, Vol­ume 11, 2020.
5Nad­ja Møb­jerg, Ricar­do Car­doso Neves. New insights into sur­vival strate­gies of tardi­grades, Com­par­a­tive Bio­chem­istry and Phys­i­ol­o­gy Part A: Mol­e­c­u­lar & Inte­gra­tive Phys­i­ol­o­gy, Vol­ume 254, 2021, 110890, ISSN 1095–6433.
6Bosch, J., Var­liero, G., Hallsworth, J.E., Dal­las, T.D., Hop­kins, D., Frey, B., Kong, W., Lebre, P., Makha­lanyane, T.P. and Cow­an. D.A. (2021), Micro­bial anhy­dro­bio­sis. Env­i­ron Micro­bi­ol, 23: 6377–6390.   
7Nina Lund­holm, Sofia Ribeiro, Thor­b­jørn J. Ander­sen, Trine Koch, Anna God­he, Flem­ming Ekelund & Mar­i­anne Elle­gaard (2011) Buried alive – ger­mi­na­tion of up to a cen­tu­ry-old marine pro­tist rest­ing stages, Phy­colo­gia, 50:6, 629–640, DOI: 10.2216/11–16.1
8Anke Kremp, Jana Hin­ners, Riina Klais, Ari-Pekka Lep­pä­nen & Antti Kallio (2018) Pat­terns of ver­ti­cal cyst dis­tri­b­u­tion and sur­vival in 100-year-old sed­i­ment archives of three spring dinofla­gel­late species from the North­ern Baltic Sea, Euro­pean Jour­nal of Phy­col­o­gy, 53:2, 135–145, DOI: 10.1080/09670262.2017.1386330
9Esme Roads, Royce E. Long­ton, Peter Con­vey. Mil­len­ni­al timescale regen­er­a­tion in a moss from Antarc­ti­ca, Cur­rent Biol­o­gy, Vol­ume 24, Issue 6, PR222-R223, 2014.
10Shatilovich, A.V., Tch­esunov, A.V., Nereti­na, T.V. et al. Viable Nema­todes from Late Pleis­tocene Per­mafrost of the Koly­ma Riv­er Low­landDokl Biol Sci 480, 100–102 (2018).
11Lyubov Shmako­va, Stas Malavin, Natali­ia Iakovenko et al. A liv­ing bdel­loid rotifer from 24,000-year-old Arc­tic per­mafrost, Cur­rent Biol­o­gy, Vol­ume 31, Issue 11, 2021. [12] M, San­ti­ni S, et al. An Update on Eukary­ot­ic Virus­es Revived from Ancient Per­mafrostVirus­es. 2023; 15(2):564.

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