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Repenser l’expertise du handicap à travers la cocréation

Estelle Peyrard
Estelle Peyrard
chercheuse associée à l'École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • La loi du 11 février 2005 a instauré des obligations en matière d’accessibilité et de lutte contre les discriminations en faveur des personnes en situation de handicap (PSH).
  • 20 ans plus tard, pour que l’accessibilité pour tous devienne une réalité, il est essentiel d’impliquer les personnes en situation de handicap dans la conception des solutions.
  • Cette approche de « cocréation » repose sur l’idée que l’expérience des utilisateurs peut enrichir et orienter la conception de solutions mieux adaptées.
  • Elle valorise les « savoirs expérientiels », définis comme des connaissances issues du vécu quotidien des individus, en tant que sources précieuses de savoir.
  • Ces savoirs permettent aux entreprises de développer des produits inclusifs, mieux adaptés à une diversité d’utilisateurs, et renforcent ainsi leurs avantages concurrentiels.

En 2025, la loi du 11 févri­er 2005 fêtera ses 20 ans. Cette loi fon­da­trice a recon­nu les droits des per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap (PSH) et pro­mu une société plus inclu­sive, en imposant des oblig­a­tions en matière d’accessibilité et de lutte con­tre les dis­crim­i­na­tions. Elle a mar­qué une avancée majeure en posant le principe de « l’accès à tout pour tous », dans l’espace pub­lic comme dans le monde du tra­vail. Cepen­dant, 20 ans après, la trans­for­ma­tion socié­tale atten­due est très par­tielle1 et le con­texte inter­na­tion­al fait même courir le risque de retours en arrière con­cer­nant le partage d’un objec­tif de société plus inclusive.

L’un des fonde­ments de la trans­for­ma­tion réclamée par les PSH et les asso­ci­a­tions qui les représen­tent est la par­tic­i­pa­tion. Pour que « l’accès à tout pour tous » soit une réal­ité, les per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap doivent être impliquées dans la con­cep­tion des solu­tions. Encore trop sou­vent, l’innovation inclu­sive est pen­sée par des experts, sans la par­tic­i­pa­tion des per­son­nes con­cernées. Pour­tant, la lit­téra­ture en sci­ences sociales et en ges­tion de l’innovation mon­tre l’importance de la par­tic­i­pa­tion des util­isa­teurs fin­aux dans les proces­sus de créa­tion2. Cette approche, appelée « cocréa­tion » ou « co-con­cep­tion », repose sur l’idée que l’expérience de l’utilisateur peut enrichir et ori­en­ter la con­cep­tion de solu­tions plus adap­tées. Dans le domaine du hand­i­cap, cette ques­tion est par­ti­c­ulière­ment cru­ciale : com­ment con­cevoir des solu­tions véri­ta­ble­ment effi­caces sans inté­gr­er les savoirs issus du vécu des per­son­nes concernées ?

L’expérience du handicap : une expertise à part entière

Tra­di­tion­nelle­ment, l’expertise est asso­ciée à un savoir formel et académique, trans­mis par exem­ple par des pro­fes­sion­nels de la san­té ou des chercheurs. Cepen­dant, des travaux en soci­olo­gie et en sci­ences de ges­tion ont mon­tré que l’expérience per­son­nelle pou­vait égale­ment être une source de con­nais­sance pré­cieuse34. C’est ce que l’on appelle les « savoirs expéri­en­tiels », défi­nis comme des con­nais­sances découlant directe­ment du vécu quo­ti­di­en des indi­vidus. Ces savoirs sont sou­vent invis­i­bil­isés, parce qu’ils sont jugés sub­jec­tifs ou parce qu’ils ne s’expriment pas de manière aus­si con­stru­ite que les savoirs formels.

La recon­nais­sance des savoirs expéri­en­tiels a pour­tant com­mencé à trans­former les pra­tiques dans le domaine de l’urbanisme5 ou de la san­té men­tale6. À l’image du référen­dum récent deman­dant aux Parisiens de décider ou non de la pié­ton­i­sa­tion de 500 rues, les citoyens sont de plus en plus sol­lic­ités pour don­ner leur avis sur les amé­nage­ments urbains. Dans le domaine de la san­té men­tale, l’essor de la « pair-aid­ance », c’est-à-dire de l’entraide entre per­son­nes souf­frant du même hand­i­cap psy­chique ou des mêmes addic­tions, a per­mis une recon­nais­sance des savoirs expéri­en­tiels, amenant un repo­si­tion­nement du patient dans la rela­tion de soin. C’est ce que décrit le jour­nal­iste de France Inter Nico­las Demor­and, qui a récem­ment ren­du publique sa bipo­lar­ité, quand il par­le de « co-con­struc­tion » pour qual­i­fi­er sa rela­tion de soin avec sa psy­chi­a­tre7. Néan­moins, la recon­nais­sance des savoirs expéri­en­tiels reste iné­gale, oscil­lant entre com­plé­men­tar­ité et oppo­si­tion avec les savoirs professionnels.

Les savoirs expéri­en­tiels se dis­tinguent de la seule expéri­ence. Ils néces­si­tent d’avoir con­sci­en­tisé ou for­mal­isé l’expérience. Lehrer8 pro­pose une pro­gres­siv­ité dans cette for­mal­i­sa­tion : on est « fam­i­li­er de » (savoir par accoin­tance) avant de « savoir com­ment » (savoir pra­tique) puis de « savoir que » (savoir propo­si­tion­nel). D’autres chercheurs ont tra­vail­lé à décrire les types de savoirs expéri­en­tiels acquis par les per­son­nes, et partagés notam­ment dans le cadre du partage entre pairs9.

Dans le domaine de l’innovation, les entre­pris­es ont inté­gré les savoirs expéri­en­tiels des con­som­ma­teurs à par­tir des années 1980, notam­ment via les pra­tiques de co-con­cep­tion des pro­duits et ser­vices. Les recherch­es en sci­ences de ges­tion mon­trent que ces pra­tiques améliorent la sat­is­fac­tion client et offrent un avan­tage con­cur­ren­tiel10. La sélec­tion des « bons » con­som­ma­teurs pour la co-con­cep­tion a sus­cité un intérêt par­ti­c­uli­er, notam­ment autour des lead users [N.D.L.R. : des indi­vidus ou des organ­i­sa­tions qui anticipent à l’avance les besoins cru­ci­aux du grand pub­lic et dévelop­pent des solu­tions pour répon­dre à ces besoins]. Pour­tant, les savoirs qu’ils mobilisent restent peu car­ac­térisés, de même que chez les con­som­ma­teurs dits « ordinaires ».

Dans notre recherche11, nous sommes par­ties d’une obser­va­tion selon laque­lle l’expérience de la douleur et des envi­ron­nements non adap­tés que vivent les con­som­ma­teurs en sit­u­a­tion de hand­i­cap leur donne un point de vue unique, qui peut être utile pour le proces­sus de con­cep­tion de pro­duits, non seule­ment pour eux, mais aus­si dans une logique de con­cep­tion uni­verselle, c’est-à-dire pour tous les con­som­ma­teurs12. Par exem­ple, pour beau­coup de con­som­ma­teurs, l’expérience du corps est invis­i­ble dans les actes de con­som­ma­tion, on ne le sent pas car il ne crée pas de con­trainte. Pour les PSH, il reprend une place plus cen­trale qui amène à une expéri­ence d’usage dif­férente et plus con­sciente. Par­tant de ces con­stats, nous avons cher­ché à mieux car­ac­téris­er les savoirs expéri­en­tiels des con­som­ma­teurs en sit­u­a­tion de handicap.

Questionner toutes les dimensions des savoirs expérientiels

Depuis 2018, le Tech­Lab d’APF France hand­i­cap fait par­ticiper des con­som­ma­teurs en sit­u­a­tion de hand­i­cap à la con­cep­tion de pro­duits et ser­vices, pour des entre­pris­es de toutes tailles qui souhait­ent mieux répon­dre à leurs besoins. Nos recherch­es menées au Tech­Lab mon­trent que les savoirs expéri­en­tiels peu­vent être classés en qua­tre caté­gories : les savoirs cor­porels et sen­soriels, les savoirs cog­ni­tifs, les savoirs con­textuels et les savoirs émotionnels.

Cha­cune de ces caté­gories révèle com­ment les savoirs expéri­en­tiels enrichissent la com­préhen­sion des ressorts de la co-con­cep­tion avec des con­som­ma­teurs et met en lumière la nature spé­ci­fique des amélio­ra­tions que ceux-ci peu­vent apporter.

Tableau 1 : Typolo­gie des savoirs expéri­en­tiels des PSH mobil­isés en co-con­cep­tion (Peyrard et Chamaret, 2025)

Trois principes pour tir­er par­ti de ces savoirs :

Notre recherche nous a per­mis d’identifier trois car­ac­téris­tiques des savoirs expéri­en­tiels utiles pour leur mobilisation.

1. Recon­naître la mul­ti­di­men­sion­nal­ité des savoirs, qui rend les dif­férentes caté­gories de savoirs inter­dépen­dantes.
2. Con­sid­ér­er leur trans­féra­bil­ité : les savoirs expéri­en­tiels se trans­fèrent d’un pro­duit à l’autre et dépassent le hand­i­cap spé­ci­fique de la per­son­ne. Dès lors, nul besoin d’être util­isa­teur d’un pro­duit spé­ci­fique pour avoir un avis per­ti­nent à for­muler.
3. Aller au-delà des besoins pri­maires : Les PSH étant sou­vent con­fron­tées à des bar­rières qui entra­vent des besoins aus­si pri­maires que de pou­voir se déplac­er, on peut les encour­ager à explor­er le champ des pos­si­bles pour aller au-delà de l’accessibilité immédiate.

Vers une innovation plus inclusive et des pratiques de co-conception plus efficaces

La recon­nais­sance des savoirs expéri­en­tiels des con­som­ma­teurs comme forme légitime d’ex­per­tise trans­forme fon­da­men­tale­ment les proces­sus d’in­no­va­tion, par­ti­c­ulière­ment lorsqu’il s’ag­it d’in­té­gr­er les per­spec­tives de pop­u­la­tions tra­di­tion­nelle­ment mar­gin­al­isées. Les organ­i­sa­tions qui adoptent ces approches par­tic­i­pa­tives ne répon­dent pas unique­ment à un impératif éthique : elles dévelop­pent des pro­duits intrin­sèque­ment plus adap­tés à une diver­sité d’u­til­isa­teurs, ren­forçant ain­si leur avan­tage con­cur­ren­tiel. Deux décen­nies après la pro­mul­ga­tion de la loi de 2005, l’in­té­gra­tion des savoirs expéri­en­tiels des PSH dans l’ensem­ble des proces­sus de con­cep­tion pour­rait représen­ter un levi­er essen­tiel pour une société plus inclu­sive. Cette démarche s’im­pose désor­mais comme une néces­sité stratégique pour les entre­pris­es dont les pro­duits et ser­vices devront démon­tr­er leur acces­si­bil­ité à compter du 28 juin 2025, date d’en­trée en vigueur du Euro­pean Acces­si­bil­i­ty Act13.

1Voir par exem­ple le con­stat dressé par le Sénat : https://​www​.public​se​n​at​.fr/​a​c​t​u​a​l​i​t​e​s​/​s​o​c​i​e​t​e​/​a​c​c​e​s​s​i​b​i​l​i​t​e​-​a​c​c​o​m​p​a​g​n​e​m​e​n​t​-​e​m​p​l​o​i​-​2​0​-​a​n​s​-​a​p​r​e​s​-​l​a​-​l​o​i​-​h​a​n​d​i​c​a​p​-​l​e​-​s​e​n​a​t​-​d​r​e​s​s​e​-​u​n​-​b​i​l​a​n​-​e​n​-​d​e​m​i​-​t​einte
2von Hip­pel E. (1986).  Lead users: A source of nov­el prod­uct con­cepts, Man­age­ment Sci­ence, vol. 32, n° 7, p. 791‑805. https://​doi​.org/​1​0​.​1​2​8​7​/​m​n​s​c​.​3​2​.​7.791
3Bork­man T. (1976). Expe­ri­en­tial knowl­edge: A new con­cept for the analy­sis of self-help groups, Social Ser­vice Review, vol. 50, n° 3, p. 445‑456. https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​8​6​/​6​43401
4Caron-Flinter­man J. F., Broerse J. E. W., Bun­ders J. F. G. (2005). The expe­ri­en­tial knowl­edge of patients: A new resource for bio­med­ical research?, Social Sci­ence & Med­i­cine, vol. 60, n° 11, p. 2575‑2584. https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​1​6​/​j​.​s​o​c​s​c​i​m​e​d​.​2​0​0​4​.​1​1.023
5Nez H., Sin­tomer Y. (2013). Qual­i­fi­er les savoirs citoyens dans l’urbanisme par­tic­i­patif : Un enjeu sci­en­tifique et poli­tique , Savoirs citoyens et démoc­ra­tie urbaine, A. Deboulet et H. Nez (éds.), Press­es uni­ver­si­taires de Rennes, p. 29‑37. https://​doi​.org/​1​0​.​4​0​0​0​/​b​o​o​k​s​.​p​u​r​.​71238
6Godrie B. (2016). Vivre n’est pas (tou­jours) savoir – Richesse et com­plex­ité du savoir expéri­en­tiel, vol. 24, n° 3, p. 35–38
7Nico­las Demor­and, 2025, Intérieur Nuit, les Arènes
8Lehrer, K. (1990). The­o­ry of Knowl­edge, West­view Press
9Par exem­ple Gar­di­en, È. (2017). Qu’apportent les savoirs expéri­en­tiels à la recherche en sci­ence­hu­maines et sociales ?, Vie sociale, vol. 20, n° 4, p. 31–44
10of com­pa­ny sup­port and cus­tomer sat­is­fac­tion with the co-cre­ation per­for­mance”, Tourism Man­age­ment, vol. 33, n° 6, p. 1483‑1492. https://​doi​.org/​1​0​.​1​016/j. tourman.2012.02.002
11Peyrard, E., & Chamaret, C. (2025). De l’expérience à l’expertise: Savoirs expéri­en­tiels des con­som­ma­teurs en sit­u­a­tion de hand­i­cap pour la co-con­cep­tion. Revue française de ges­tion, 320(1), 93–114
12Peyrard E., Chamaret C. (2020). « Con­cevoir pour tous, mais avec qui ? Trois cas de co-con­cep­tion avec des per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap », Gér­er et Com­pren­dre. Annales des Mines, vol. 141, n° 3, 57‑70
13https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/policies/justice-and-fundamental-rights/disability/union-equality-strategy-rights-persons-disabilities-2021–2030/european-accessibility-act_en

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