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La guerre technologique entre la Chine et les USA

Comment la Chine veut gagner la course à la suprématie technologique

Richard Robert, journaliste et auteur
Le 23 mars 2022 |
6 min. de lecture
Nigel Inkster
Nigel Inkster
conseiller principal à l'Institut international d'études stratégiques (IISS) et ancien directeur des opérations et du renseignement pour les services secrets britanniques (MI6)
En bref
  • À la fin de la Révolution culturelle, lorsque la Chine a commencé à se reformer, une importante cohorte de jeunes gens instruits qui avaient été envoyés à la campagne pour être rééduqués sont revenus dans les villes et sont devenus entrepreneurs.
  • Le Parti Communiste Chinois a alors simplement laissé les entreprises prospérées avant d’en prendre possession, c’est ce qu’on appelle du “capitalisme de surveillance”.
  • En devenant une puissance technologique, la Chine s’est donnée comme objectifs de faire de ses normes technologiques, des normes mondiales afin de dominer le domaine de l’industrie.
  • Les Etats Unis se dressent donc face à la montée en puissance de la Chine créant une compétition existentielle entre capitalisme et communisme

La mon­tée en puis­sance de la Chine au cours de ces dix dernières années a été spec­tac­u­laire, notam­ment en ce qui con­cerne la tech­nolo­gie. Dans de nom­breux secteurs, il sem­blerait qu’elle vise la supré­matie mon­di­ale. Cela fait-il par­tie d’une stratégie de long terme ? Était-ce prévisible ?

Le Par­ti com­mu­niste chi­nois a été sur­pris plus d’une fois par les con­séquences de ses pro­pres poli­tiques. À la fin de la Révo­lu­tion cul­turelle, lorsque la Chine a com­mencé à se reformer, le gou­verne­ment n’avait pas pris en compte un phénomène qui allait se révéler décisif : une impor­tante cohorte de jeunes gens instru­its qui avaient été envoyés à la cam­pagne pour être réé­duqués sont revenus dans les villes. En rai­son de leurs « mau­vais­es » orig­ines sociales, ils ne pou­vaient pas obtenir d’emploi dans la fonc­tion publique. Beau­coup sont donc devenus des entre­pre­neurs. Per­son­ne ne l’avait prévu, mais avec le temps, l’esprit entre­pre­neur­ial a pris de l’ampleur.

Le développe­ment tech­nologique de la Chine fut en par­tie un proces­sus aléa­toire que les autorités ont essayé, sinon de con­trôler, du moins de gér­er. En ce qui con­cerne les tech­nolo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion, les dirigeants chi­nois se sont mon­trés très effi­caces avec une vue d’ensemble top-down qui a con­sisté à créer un envi­ron­nement de marché libre per­me­t­tant l’expérimentation. 

Il a ensuite suf­fi au Par­ti de regarder le match et d’observer les entre­pris­es les plus per­for­mantes se hiss­er au som­met avant d’en pren­dre pro­gres­sive­ment le con­trôle. Le com­porte­ment des géants chi­nois de la tech­nolo­gie s’apparente à ce que la soci­o­logue améri­caine Shoshana Zuboff appelle le « cap­i­tal­isme de sur­veil­lance » : anti­con­cur­rence, abus des don­nées des con­som­ma­teurs. Le Par­ti s’efforce désor­mais de régle­menter ces entre­pris­es en les oblig­eant à faire de la place aux nou­veaux entrants et à cess­er d’exploiter le sur­plus numérique de leurs clients.

Il existe par ailleurs une clause de sor­tie : l’État peut accéder à toutes ces don­nées quand il le souhaite. La Chine col­lecte égale­ment de grandes quan­tités de don­nées occi­den­tales, stock­ées dans des entre­pôts numériques dans tout le pays, et les entre­pris­es du secteur privé sont forte­ment incitées à les pass­er au crible pour trou­ver des infor­ma­tions qui pour­raient aider le Parti.

Les États occi­den­taux sont encore imprégnés de l’idée que seules cer­taines infor­ma­tions ont besoin d’être pro­tégées. Nous com­mençons seule­ment à nous ren­dre compte que, regroupées avec d’autres ensem­bles de don­nées et analysées à tra­vers le fil­tre de l’intelligence arti­fi­cielle, des don­nées qui, en soi, sem­bleraient inof­fen­sives, peu­vent être très révéla­tri­ces – d’une manière que nous ne souhaitons peut-être pas.

Quel type de suprématie la Chine cherche-t-elle à atteindre ?

En devenant une puis­sance tech­nologique, la Chine a com­mencé à réalis­er qu’elle pou­vait utilis­er ses capac­ités crois­santes pour façon­ner l’environnement inter­na­tion­al. Dans les domaines de la cyber­gou­ver­nance et de la cyber­sécu­rité, elle a com­pris que si elle par­ve­nait à faire de ses normes tech­nologiques des normes mon­di­ales, elle pour­rait ensuite utilis­er son écras­ante puis­sance indus­trielle et économique pour pren­dre une posi­tion dom­i­nante au niveau mon­di­al dans des domaines clés. C’est ce que les États-Unis ont fait au XXe siè­cle et ce que nous, les Bri­tan­niques, avons fait au XIXe siè­cle avec le télé­graphe. Lorsque vous câblez le monde, cela vous donne beau­coup d’influence et de pouvoir.

L’un des prin­ci­paux objec­tifs des Chi­nois est d’améliorer l’acceptation inter­na­tionale de leur sys­tème poli­tique et de leurs valeurs, ce qui per­me­t­tra de ras­sur­er un par­ti com­mu­niste qui vit dans une para­noïa con­stante. Il y a aus­si la dimen­sion mil­i­taire. La Chine a tra­vail­lé dur pour devenir un con­cur­rent crédi­ble des États-Unis et elle est en passe d’atteindre cet objec­tif. Elle a meme pris de l’avance dans cer­tains domaines de la tech­nolo­gie mil­i­taire, comme l’hypersonique. La Chine dis­pose égale­ment d’un avan­tage con­sid­érable en ter­mes de ren­seigne­ment, alors qu’elle déploie la ver­sion numérique de sa « route de la soie », qui est un sous-ensem­ble d’une stratégie mon­di­ale beau­coup plus vaste. 

Si la Russie dis­pose d’atouts con­sid­érables en matière de cyber­crim­i­nal­ité, per­son­ne ne va acheter un sys­tème d’exploitation ou un ordi­na­teur russe. Bien que la Russie ait active­ment réfléchi aux ques­tions de cyber­sécu­rité et de cyber­gou­ver­nance, c’est la Chine qui, grâce à ses posi­tions dom­i­nantes et à sa capac­ité à com­mer­cialis­er sa tech­nolo­gie, est la mieux placée pour faire la pluie et le beau temps dans ces domaines.

Comment l’Occident réagit-il ?

Les dirigeants chi­nois con­sid­èrent désor­mais comme acquis que les États-Unis sont déter­minés à empêch­er la mon­tée en puis­sance de la Chine. C’est une sit­u­a­tion dan­gereuse. Mark Twain a dit: « L’histoire ne se répète pas, mais par­fois elle rime. » De fait, il y a bien des simil­i­tudes avec le Japon impér­i­al des années 1930. En d’autres ter­mes, si la Chine est au pied du mur et qu’elle sent qu’elle n’a pas d’autre choix, elle peut se déchaîner.

L’intégration com­mer­ciale était autre­fois un fac­teur de paix. Mais cette ten­dance s’est inver­sée. Il y a eu une sur­con­cen­tra­tion dans la fab­ri­ca­tion de pro­duits stratégiques en Chine. Avant la crise du Covid-19, les grandes entre­pris­es étrangères com­mençaient déjà à diver­si­fi­er leurs chaînes d’approvisionnement. Ce mou­ve­ment prend de l’ampleur. L’âge d’or où la Chine était l’usine du monde touche à sa fin. 

Au début de l’an­née dernière, le min­istre chi­nois des Affaires étrangères, Wang Yi, a déclaré que la grande ques­tion était de savoir si les États-Unis étaient prêts à coex­is­ter avec un pays dont la cul­ture, les valeurs et le stade de développe­ment sont très dif­férents. Son dis­cours extérieur porte sur la coex­is­tence. Cepen­dant, le mes­sage interne est celui d’une com­péti­tion exis­ten­tielle entre le cap­i­tal­isme et le socialisme.

Y a‑t-il une place pour les Européens dans cette com­péti­tion mon­di­ale ? L’UE et le Roy­aume-Uni man­quent d’expertise et ont du mal à com­pren­dre la Chine. Ils ont d’excellents spé­cial­istes dans les uni­ver­sités, mais leurs con­nais­sances ne se traduisent pas par une prise de con­science poli­tique. En out­re, les intérêts poli­tiques et com­mer­ci­aux ont ten­dance à diverg­er, tant au niveau nation­al qu’au sein de l’UE entre les expor­ta­teurs nets et les impor­ta­teurs nets.

La préférence de la Chine serait d’avoir en face d’elle une Europe unie et prévis­i­ble. Mais en réal­ité, il s’agit d’un kaléi­do­scope de 27 États ayant cha­cun des objec­tifs très dif­férents. La ten­ta­tion de divis­er pour mieux régn­er est très forte.

La technologie renforce-t-elle ces tendances ? 

Je sug­gère tou­jours à mes amis chi­nois de lire ce que dit Karl Pop­per sur la pau­vreté de l’historicisme. Ils ne liront pas Pop­per parce qu’il se mon­tre très dur à l’égard du com­mu­nisme. Mais son idée fon­da­men­tale est qu’on ne peut pas prédire l’avenir, parce qu’on ne peut pas prédire com­ment la tech­nolo­gie va évoluer.

La tech­nolo­gie peut con­tribuer à libér­er le poten­tiel de nom­breux pays, pas seule­ment la Chine et les États-Unis. Ain­si, les drones turcs, peu sophis­tiqués, ont pu mod­i­fi­er l’équilibre mil­i­taire dans le Haut-Karabakh. L’Europe peut façon­ner son pro­pre des­tin si elle maîtrise les fon­da­men­taux. Nous devons créer un envi­ron­nement favor­able à la tech­nolo­gie européenne, puis dévelop­per des appli­ca­tions des tech­nolo­gies exis­tantes qui apporteraient une valeur ajoutée et don­neraient aux Européens un cer­tain poids.

Dans l’informatique quan­tique, l’Europe compte quelques cham­pi­ons. Com­ment main­tenir ces entre­pris­es à flot suff­isam­ment longtemps ? Aux États-Unis, ces jeunes pouss­es seraient rachetées par l’une des grandes entre­pris­es tech­nologiques ; en Chine, elles béné­ficieraient de généreuses sub­ven­tions publiques. L’Europe peut-elle trou­ver un moyen de sub­ven­tion­ner ces jeunes pouss­es jusqu’à ce qu’elles puis­sent tir­er des revenus de leurs recherches ?

La 5G est aujourd’hui au point mort, elle ne sert guère qu’à accélér­er le temps de télécharge­ment des vidéos. On en restera là tant que nous ne dévelop­per­ons pas les appli­ca­tions qui per­me­t­tront d’en tir­er par­ti. Si vous n’investissez pas dans les véhicules autonomes ou dans la robo­t­ique, si vous n’autorisez pas des appli­ca­tions aven­tureuses pour l’intelligence arti­fi­cielle, la 5G ne réalis­era pas son potentiel.

L’Europe devrait égale­ment com­mencer à s’éloigner du principe de pré­cau­tion, et plus large­ment à se don­ner les moyens de rat­trap­er les lead­ers tech­nologiques dans des domaines comme l’IA, la biotech­nolo­gie et la robo­t­ique. La con­fi­den­tial­ité des don­nées est égale­ment un prob­lème : il faut trou­ver un moyen terme entre respect de la vie privée et innovation.

Les tech­nolo­gies émer­gentes peu­vent servir les intérêts de l’humanité si elles sont util­isées cor­recte­ment. Peut-être que dans chaque comité gou­verne­men­tal con­sacré à ces sujets, il devrait y avoir deux ou trois crim­inels de car­rière, afin de pou­voir anticiper la façon dont un acteur malveil­lant pour­rait abuser de ces tech­nolo­gies, et ain­si prévenir les abus. Dans tous les cas, nous avons besoin de com­pé­tences diverses. 

À ce titre, les ques­tions tech­nologiques devraient être au cœur de l’agenda poli­tique. L’année dernière, le Polit­buro chi­nois a con­sacré deux jours à la tech­nolo­gie blockchain. C’est ain­si qu’il faut procéder si l’on veut com­pren­dre l’avenir et se don­ner une chance de le façonner.

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